La barde
J'ignorais où se cachait Ren pendant la journée, mais Tanit le trouva aisément. Il était dans un jardin immense et florissant sous une superbe coupole, un jardin de minuit, assis sous un arbre, en train de parcourir un livre couvert de glyphes qui dansaient devant ses yeux, flottant au-dessus des pages. Il se leva en nous voyant arriver et rangea son ouvrage dans sa tunique, puis s'inclina poliment, le regard attentif.
J'eus envie de lui donner une discrète bourrade. Ren se méfiait de tout. C'était vrai. Pourtant, Tanit était notre alliée : de cela, j'en étais persuadée.
— Suilhad, Aran-ná-maethorannath. Je me nomme Tanit Luthalín, se présenta-t-elle avec un salut gracieux.
Ren lui répondit sur le même ton. Je compris tout ce qu'ils se disaient, sauf l'épiclèse qu'elle lui avait donnée : « Aran-na-maethorannath ». Je me concentrai pour la retenir et en demander le sens à Pas Douée tout à l'heure.
— Baran et moi avons préparé du coimas pour vous. J'imagine que cela fait bien longtemps que vous n'en avez pas mangé, proposa-t-elle en lui tendant le plat recouvert de feuilles.
Ren la remercia aimablement.
— En réalité, je n'en ai jamais mangé de ma vie, dit-il avec un petit sourire désolé. Mais je serais ravi d'y goûter.
Comme il gardait le plat dans les mains, Tanit fit un signe à l'un de ces serviteurs rabougris – les sluaghs – non loin.
— Amène ce gâteau dans les appartements de nos invités, ordonna-t-elle.
Mais j'intervins avant que le gobelinoïde ne l'emporte.
— Il vaut mieux que je le garde avec nous, objectai-je, songeant à Pas Douée qui ne résisterait sûrement pas à manger le gâteau, que je voulais donner à Ren.
Tanit me gratifia d'un sourire charmant, puis elle bavarda de la pluie et du beau temps avec Ren.
— Il paraît que vous avez beaucoup croisé dans la Voie, avant d'arriver ici, dit-elle. Notre quotidien est le même tous les jours : je serais ravie d'écouter le récit de vos aventures.
— Nos journées étaient sûrement moins animées que les vôtres, s'excusa modestement Ren.
— Mais vous êtes un ancien sidhe d'Æriban. Je suis sûre que vous avez beaucoup de choses à raconter ! Vous devriez nous conter vos exploits.
— Malheureusement, vous savez que les aios n'ont pas le droit de raconter leurs « exploits », comme vous les qualifiez aimablement. D'autres doivent le faire à leur place, et je crains qu'il ne reste plus aucun témoin de l'époque de la Reine Tintannya.
— C'est vrai. Mais vous devriez venir dans mes appartements, bientôt. Je vous y invite à manger et à écouter de la musique. Vous aussi, Baran, évidemment.
Rassurée, je laissais échapper une grande expiration. Pendant un quart de seconde, j'avais cru qu'elle faisait une invite à Ren, juste devant moi.
Non, elle est différente de Mana, songeai-je en regardant ses yeux francs d'une honnête couleur bleue et son joli sourire. Il était évident que, loin de chercher à séduire Ren, elle était en train de déployer de grands efforts d'amabilité et de politesse pour essayer d'intégrer ce dernier, particulièrement réfractaire.
Mais la mention de la musique éveilla la curiosité du susnommé.
— Vous connaissez un barde ? demanda-t-il, intéressé.
— Je suis barde moi-même, de formation, lui répondit Tanit.
Ren s'était complètement tourné vers elle, intéressé.
— Appartenez-vous à une troupe ?
Tanit secoua la tête.
— Non. Je suis une barde de cour.
— C'est merveilleux ! commenta Ren poliment.
À l'entendre, cela ressemblait plus à de l'ironie poussée au trente-sixième degré qu'à un réel compliment. Me souvenant de ce qu'on racontait du père de Ren, à qui on avait souvent comparé son caractère sarcastique et volontiers cynique, je me raidis. Je ne voulais pas que ma nouvelle amie se sente insultée.
— Oh, je ne suis pas une musicienne très douée, se défendit modestement Tanit. Et vous ? Savez-vous jouer d'un instrument ?
Ren secoua poliment la tête.
— Non, malheureusement, mentit-il avec un grand sourire.
Venant de le prendre en flagrant délit de mensonge, je le regardai, les sourcils froncés.
— Ren... Et cet instrument dont Mana m'a parlé ? Le clair...
Du coin de son œil affûté, le susnommé tourna un regard minéral sur moi. Réalisant à quel point il était furieux que j'évoque ce petit talent, dont il ne m'avait d'ailleurs jamais parlé lui-même, je me tus.
— Si cela vous agrée, fit habilement Tanit pour changer de sujet, je vous apprendrais à jouer de la harpe. Après tout, il n'y a pas grand-chose à faire, ici ! Il vous faudra vite trouver une occupation.
— J'en ai déjà une, dit Ren en montrant son livre. Votre reine peut se vanter d'avoir une superbe bibliothèque ! C'est la première fois que je tombe sur autant de livres en ældarin depuis plusieurs milliers d'années, vous savez.
Tanit se mit à rire.
— J'aurais pensé que quelqu'un avec votre réputation aurait des occupations moins innocentes !
Ren la regarda, l'air de rien.
— Réputation ? Quelle réputation ? Je croyais que nul d'entre vous ici n'avait vécu à l'époque de la reine Tintannya.
N'en croyant pas mes oreilles, je scrutai Ren, dans les yeux duquel j'avais vu briller cette lueur familière et calculatrice. Sous ses dehors aimables, il se servait en fait de cette conversation bénigne pour tester Tanit. Pourquoi, je n'en avais aucune idée, si ce n'est qu'il était encore sous la coupe de la paranoïa machiavélique de Mana.
Tanit elle-même en fut déstabilisée. Je ressentis sa déception au constat évident que Ren se méfiait d'elle, et qu'il mettait en doute la moindre de ses paroles amicales.
— Je voulais dire que votre nom est connu, et cité dans bien des chansons glorieuses du répertoire des filidhean...
— Vraiment ? coupa Ren d'un ton métallique. Pourquoi, alors, m'a-t-on laissé me présenter en faisant semblant d'ignorer qui j'étais, ce premier soir ? Est-ce que c'est parce qu'on se méfie de moi ? Pourquoi ?
Tanit ne put rien répondre à cet habile retournement de la part de Ren. Ce dernier venait de la forcer à avouer qu'on se méfiait de lui, ou qu'on lui mentait.
— On ne vous a pas menti, seigneur Silivren, tenta-t-elle avec beaucoup de courage. Mais il est vrai qu'on se méfie de vous, ce qui est normal.
— Pourquoi ? insista-t-il. Je suis un ædhel comme vous. Ne doit-on pas se serrer les coudes, entre survivants de la Grande Extinction ?
Nerveuse, Tanit passa la main dans ses superbes cheveux rouges.
— Parce que vous êtes un...
Elle se tut.
— Un quoi ? continua Ren, implacable.
— Un... Un trow, lâcha Tanit dans un souffle, vaincue.
Les yeux de Ren rétrécirent.
— Un trow. Ça y est, vous l'avez lâché. Ma fille ne m'a pas menti. Vous autres, vous l'avez bien traitée de trow.
— Écoutez, fit rapidement Tanit, personnellement, je n'ai rien contre vous tous : j'ai même fait partie de ceux qui ont trouvé le comportement de ce mâle particulièrement révoltant, lorsqu'il a dit cela à dame Ardamirë.
— Et ça l'est, fit Ren sévèrement. Traiter une jeune fille innocente de trow ! Vous n'avez donc pas honte ?
Ren avait pris la main, et révélé les bizarres a priori que les membres de cette cour avaient envers lui. Un trow ! J'ignorais ce que c'était, mais cela ne me semblait pas plus terrible que pangusienne, demi-banane ou face de bio-citron, une insulte que j'avais parfois entendu proférer à mon égard. J'espérais qu'il allait en rester là : tout cela n'était pas de la faute de Tanit. Au contraire, c'était la seule qui était venue vers nous.
Mais c'était mal connaître Ren, prompt à déclarer amitié ou guerre sans ambages. Alors que Tanit s'empêtrait en explications de plus en plus confuses, il la coupa abruptement.
— Par dessous tout, je déteste qu'on me mente, déclara-t-il d'une voix polaire. Et je crois que vous me mentez. Avant de venir sur ce vaisseau, j'ai fait savoir à votre roi que je ne déguisais pas mes objectifs, et que je n'en avais pas de particulier à votre égard. J'ai aussi annoncé que, le jour où je me positionnerai comme votre ennemi, vous le sauriez tout de suite. Je ne fais aucun mystère de ma pensée : je sais que vous avez insulté mes filles et leur mère, et ne tolérez notre présence que pour d'obscures raisons qui m'échappent encore, mais que je ne tarderai pas à découvrir. Vous pouvez passer ce message à votre roi. Vous êtes prévenus !
Après cette déclaration de guerre, la pauvre Tanit n'eut pas d'autre choix que de saluer rapidement et de vider les lieux. Estomaquée, je me retournai vers mon compagnon, qui referma son bouquin d'un air sombre, en le faisant claquer d'un coup sec. Les sourcils froncés, il fixait de ses yeux rougeoyants un point invisible dans l'espace, derrière moi. Pendant un quart de seconde, son expression me fit très peur. C'était celle qu'il arborait avant d'attaquer.
— Pourquoi as-tu réagi comme ça ? m'enquis-je simplement, osant à peine lui parler.
Ren ne me répondit pas. Mais je pus l'entendre grogner, un soupir sourd et continu qui bruissait au fond de sa gorge.
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