La rébellion de Pas Douée
Pour forcer Ren à rester, je pris mes quartiers dans le vaisseau d’Arawn, sachant que mon compagnon ne m’abandonnerait pas, et qu’il patienterait jusqu’à ce que je me sois lassée de l’exploration du vaisseau d’Arawn, de sa cour et des portails dimensionnels.
L’une des grandes qualités de Ren, en tant qu’ami et compagnon, est l’importance qu’il accordait à son libre arbitre et à celui des autres. Jamais il n’essayait de me forcer à faire les choses à sa manière, ou à aller là où il voulait. Il respectait mes choix et mes décisions sans m’imposer les siennes, mais sans les abandonner non plus. Il faut beaucoup de force morale pour pouvoir vivre ainsi, un grand sens de sa propre individualité et de celle des autres. C’est, selon moi, l’extension naturelle du sentiment de respect que peut porter un être à un autre individu. Ren se respectait, et du coup, il respectait ceux qui vivaient autour de lui.
Par conséquent, il se mit en retrait pendant les longues semaines que je passais avec mes nouveaux amis, Círdan, Tanit et même Arawn. Savoir ce dernier géniteur et éducateur de ce jeune ældien si prometteur m’inspira confiance, et je révisai mes jugements sur lui.
— Quand pourrai-je voir dame Angraema ? ne cessait de me demander le pauvre Círdan, qui n’était toujours pas convié auprès de la jeune fille qu’il avait sauvée.
— Bientôt, Círdan, bientôt, lui assurai-je.
Je décidai d’aller m’enquérir de la situation de Pas Douée sur l’Elbereth. Cette dernière avait transféré sa chambre dans le vaisseau de son père, tant elle était persuadée qu’il prendrait bientôt en main son apprentissage.
Je la trouvai en sous-vêtements sur son lit, portant un t-shirt de facture humaine et une simple culotte trouée au niveau des fesses, laissant voir une queue noire et fine, terminée par un pinceau de poils de la même matière que ses cheveux, strié de mèches blanches. Incrédule, je me figeai à sa porte, le souffle coupé par cette vision. Pas Douée, qui écoutait de la musique à l’aide d’un utilitaire – celui de Ren – ne m’avait pas entendue arriver. Sa queue s’agitait au-dessus d’elle en petites vagues contentes, suivant vraisemblablement le rythme de la musique.
Elle tourna ses yeux dorés vers moi lorsque je m’approchai. Mais, au lieu de sourire, elle me considéra d’un air maussade, sa queue frappant le lit en une cadence que je ne connaissais que trop bien.
— Pas Douée, murmurai-je en la voyant soupirer puis enlever l’utilitaire de ses oreilles pointues. Qu’est-ce que c’est que cette queue ?
— T’as pas bientôt fini de me donner ce nom ridicule ? maugréa-t-elle à mon intention. Mère m’a nommée, tu ne le sais pas ? Je m’appelle Angraema, ce qui signifie « danseuse cosmique » en dorśari.
— Excuse-moi, Angraema, dis-je, étonnée. Je pensais sincèrement que tu voulais que je t’appelle Pas Douée.
— Non. C’est un nom qui convient à une enfant, et je ne suis plus une enfant. Je ne suis plus ta petite poupée !
Je regardai sa queue d’un air dubitatif. Si Angraema était adulte, pourquoi possédait-elle encore ce reliquat ?
— Pas… Je veux dire Angraema… C’est quoi, cette queue ?
Bougonne, Pas Douée se renfrogna. Elle attrapa son oreiller – recouvert d’une taie à motif de donuts roses, que je lui avais acheté lors d’une escale sur une colonie humaine lorsqu’elle était toute petite – et le serra contre sa poitrine.
— Peu de temps après notre départ du cair de Père, Mère est arrivée dans notre chambre avec une paire de ciseaux et elle a profité de notre sommeil pour attraper Arda et lui couper la queue, puis Eren. Elles hurlaient comme des daurilim à l’abattoir et saignaient tout autant, alors j’ai pris peur et je me suis enfuie. Je suis restée cachée dans le cair pendant des jours entiers, à chaparder la nuit dans la cuisine, à me planquer pendant la journée et à résister aux tentatives doucereuses de Mère pour que je me montre… Finalement, elle a abdiqué et a juré sous son arbre-lige qu’elle ne me couperait pas la queue sans ma permission. Je ne la lui ai jamais donnée, et voilà comment c’est maintenant… Elle est devenue énorme et je n’ose plus la couper moi-même.
Je hochai la tête, comprenant bien des choses. Ainsi, lorsque Mana m’avait expliqué que les femelles n’avaient pas de queue, elle m’avait menti. Ren lui-même devait l’ignorer ! La queue représentant une honte suprême pour les ældiens. Reliquat de leur condition de chat-singe arboricole, elle était entourée de nombreux tabous, surtout chez les femelles censées être plus civilisées que les mâles (avec leurs chaleurs qui les faisaient pisser partout). En réalité, les mères mutilaient les petites ældiennes alors qu’elles étaient encore jeunes, hors du regard des mâles… C’était probablement un secret initiatique bien gardé, qui expliquait aussi pourquoi Pas Douée refusait de s’accoupler.
— Si un mâle bien de sa personne comme Lhaliwín Círdan voyait ça, confirma Pas Douée en suivant ma pensée, il hurlerait de dégoût. Cet abruti me voit comme une princesse à sauver et à adorer, mais je suis tout sauf ça ! Il ne voudra jamais d’une compagne aux fesses poilues comme un faux-singe. Il est trop noble, tu comprends ! Ma seule chance, m’a dit maman, c’est de trouver un mâle khari. Elle dit qu’ils acceptent plus de choses et qu’ils sont meilleurs au lit. Mais y en a pas ici. Faut aller à Kharë pour ça.
Je haussai un sourcil.
— Kharë ?
Pas Douée hocha la tête.
— C’est une cité dorśari qui se trouve dans une portion secrète de l’Autremer. C’est là qu’on va. Il y a une colonie ædhel là-bas. C’est maman qui a décidé ça… En concertation avec Père et Elbereth, fit-elle en passant une mèche de ses épais cheveux noirs derrière son oreille pointue.
Je déglutis. Voilà donc quel était le plan. « On passera par l’Abîme »… Ren avait l’intention de se rendre dans une enclave hérétique !
— Est-ce que ton père est dans les parages ? lui demandai-je avec un sourire forcé.
Je n’avais pas vu Ren en entrant sur le vaisseau.
— Il s’entraîne dans la salle des armes, me répondit Pas Douée. J’ai demandé à venir avec lui, mais il a refusé… Lui aussi me voit comme une gamine maladroite !
J’avais le choix. Aller m’engueuler avec Ren – une fois de plus – ou rester réconforter Pas Douée, et découvrir pourquoi elle était de si mauvaise humeur. Ce n’était pas la première fois que son père lui interdisait la salle de réalité virtuelle lorsqu’il l’occupait : Pas Douée y était habituée. Il y avait autre chose.
— Angraema, Círdan demande de tes nouvelles… Il aimerait bien te voir, tentai-je.
— Moi, j’ai aucune envie de le voir, répliqua Pas Douée. Ok, il a été rapide avec ses flèches… Mais il a surtout eu de la chance !
Je souris, me rappelant ce que Pas Douée m’avait dit un jour, en citant l’une des nombreuses sentences qu’elle avait entendues de son père : « Ce qu’on appelle chance, c’est tout simplement l’avantage qu’un vrai stratège prend en exécutant la suite d’actions propice à la situation. »
Mais Pas Douée connaissait les perles de sagesse militaire de son père mieux que moi. Elle n’avait sans doute pas besoin que je lui rappelle celle-là.
— Dis-lui que je ne veux plus le voir, fit Pas Douée en roulant sur le dos. Et d’ailleurs, j’ai plus envie de te voir non plus ! Tu n’es plus mon amie.
Choquée, je reculai sur le bord du lit.
— Quoi ? Mais pourquoi, Angraema ?
Cette dernière vissa un regard incandescent sur le mien. Comme elle avait l’air terrible lorsqu’elle était fâchée !
— Tu m’as caché la vérité sur les humains… Tu ne m’avais pas dit qu’ils nous haïssaient ! Tu m’as laissée ignorante d’une réalité importante pour ma survie. J’ai failli me faire tuer à cause de ça… Alors que j’aurais pu les massacrer hyper facilement, et éviter l’humiliation devant Círdan !
Je fus abasourdie par cette attaque. Je savais les ældiens sensibles, surtout les jeunes, dont le coeur est mou et les sentiments à fleur de peau. Mais jamais je n’aurais pensé Pas Douée capable de se montrer aussi cruelle.
— Tu n’avais pas envie de les tuer, Pas Douée, fis-je d’une voix blanche. Tu n’es pas comme ça !
La scène de la mise à mort des « renards » me revint en mémoire. Pas Douée pouvait-elle devenir ce genre d’ældienne ?
— Angraema ! s’écria-t-elle, furieuse. Je suis une ædhelleth, et une dorśari, par-dessus le marché ! Tu as réussi à dresser mon père, mais moi, je suis insoumise. Plus aucun humain ne me menacera !
Je sortis de sa chambre dans un état fébrile, pas vraiment le meilleur pour aller affronter Ren. Mais il fallait que j’aie cette discussion avec lui. Kharë ! Était-il fou ?
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