De l'héroïsme des bardes
Tanit avait pris les rênes de la cuisine. Au lieu de manger des plats basiques reconstitués de toute pièce par le syntoniseur à partir du carbone que nous avions stocké dans le vaisseau, nous avions droit désormais à de la nourriture fabriquée à partir de produits dont la croissance s’était déroulée de façon « naturelle » : des céréales (dont ce fameux blé), des légumes et de la viande, achetés à Louis Wu et ses acolytes. À partir de ces denrées, Tanit nous cuisinait des plats ældiens typiques. Le coimas bien sûr, mais aussi diverses chairs d’organismes complexes délicatement braisées et recouvertes de végétaux colorés ; des petites boules rouges sucrées (des baies, m’apprit Dea), ou des pétales à la couleur pâle et délicate (appelées roses, dont nous possédions un champ entier dans la soute terraformée). Beaucoup de plats étaient à base de fruits de Lomë, et d’un autre, rond, rouge, dur et sucré qu’on appelait cerdyf. Tout le monde se régalait. Jusqu’ici, la cuisine du syntoniseur ældien m’avait parue merveilleuse, comparée à celle que nous avions sur nos vaisseaux, mais Ren, qui connaissait peu de plats, avait configuré moins d’une dizaine de recettes différentes et nous avions fini par nous lasser. Tanit nous apportait un peu de diversité.
Ce soir-là, Mana dînait avec nous. Cela faisait plusieurs fois que nous l’invitions mais jusqu’ici, elle n’avait jamais accepté. Elle mangea de tout sans faire de commentaire, devant probablement considérer qu’un tel faste lui était dû.
Sa fille Angraema, qui comme ses sœurs adorait manger, fut intarissable sur la qualité de la cuisine.
— C’est délicieux ! C’est ce qu’on doit manger tous les jours à Tyrn-an-nnagh. Je crois que je n’ai jamais rien goûté d’aussi bon que ce coelacanthe aux amandes et aux pétales de roses. Vraiment Tanit, je ne comprends pas pourquoi tu n’as jamais fondé de famille ! Tes enfants seraient les plus heureux du monde.
La susnommée sourit d’un air effacé, ignorant le regard vipérin que lança Mana à son impudente de fille.
— Je suis jeune encore, et j’ai fait de longues études, pour devenir barde, répondit-elle.
— On dit que les bardes ont une vie aventureuse et chaotique, tout le temps sur les routes pour recueillir des histoires et à changer de partenaire dans chaque cour où ils passent, intervint Erenwë avec un demi-sourire provocateur. Est-ce vrai ?
Sa sœur Ardamirë la poussa du coude.
— Tu devrais devenir barde, alors ! la taquina-t-elle.
Cette fois, ce fut au tour d’Angraema de jeter un regard courroucé à sa sœur.
— C’est moche, ce que vous dites ! l’entendis-je chuchoter.
Eren lui répondit par un sourire dentu. Les deux jumelles avaient toujours été terribles, mais depuis leur passage par la cour d’Arawn, c’était pire.
— Vous avez raison, jeune elleth, la vie d’un barde est aventureuse, mais elle est le plus souvent solitaire, répondit Tanit en ignorant le sous-entendu insultant. Il est dur de trouver l’amour lorsqu’on change de domicile régulièrement, et que l’on ne possède pas de foyer… Les bardes mâles, en effet, sont connus pour avoir de nombreuses partenaires, mais c’est parce qu’ils sont sollicités par les reines des cours où ils passent, avides de nouveautés. Le cas des femelles est différent.
Mana intervint, tendant son verre à Ren pour qu’il la resserve en gwidth.
— Oui, bon, pas la peine de nous faire croire que la vie d’une barde est comparable, en terme de solitude stoïque et d’aventure épique, à celle d’un sidhe. Nous savons bien que ce n’est pas le cas ! Les bardes passent leur temps à faire la fête. Tiens, il y avait une barde à la cour de ma mère lorsque j’étais jeune, une certaine Alatorínn-chant-de-ruisseau. C’était l’elleth la plus prédatrice que je n’ai jamais connue de ma vie ! On disait qu’elle avait eu plus de huit mille amants. À la fin, cela ne devait pas être bien drôle, pour les pauvres mâles appelés dans son lit...
Arda et Eren pouffèrent. Círdan rougit comme un cerdyf.
— Mais nous sommes présents sur les champs de bataille, se défendit Tanit, son regard déterminé planté dans celui de Mana. C’est nous qui sonnons la charge de l’ost de notre seigneur, et, à la fin, c’est encore nous qui comptons les morts et ravivons leur mémoire alors que résonnent les cris des corbeaux et le chant cruel du clairséach. Qui, hormis les aios et les bardes, expérimente cela ?
Mana émit un petit gloussement hautain.
— Les esclaves, peut-être ? En tout cas, les bardes ne sont jamais en première ligne, et jamais sur les champs de bataille où il se passe vraiment quelque chose, renchérit-elle. Qui était là, lorsque Silivren a pacifié tout le nord de Faërung en se battant seul contre une coalition des clans orcanides, aidé seulement de trois malheureux ruargs, d’un wyrm boiteux et d’un haflelin obèse ? Nul barde ne s’est déplacé pour cet évènement qui a changé la face d’Ultar, pendant les deux siècles que cette guerre a duré ! Aucun de ces fiers artistes n’est venu grattouiller sa harpe dans la neige, rougie du sang de mon frère et des mille orcanides qu’il avait abattus ! Qui était là encore, lorsqu’il a affronté les Sans-Yeux ? Moi, j’étais à ses côtés, et j’ai bien vu qu’aucun barde ne se trouvait avec nous, puisque nous avons été abandonnés à notre sort et laissés pourrir là pendant dix mille ans !
Mana expédia son verre de gwidth, et le reposa bruyamment sur la table.
— Les bardes ne s’intéressent à une histoire ou à une personne que lorsqu’on leur verse des espèces sonnantes et trébuchantes, ou quand cela peut servir leurs intérêts fumeux, continua-t-elle. Visiblement, mon pauvre frère est devenu un sujet à la mode, dix mille ans après sa mort. Tant mieux pour lui… Mais vous ne ferez croire à personne ici que les gens de votre caste sont des héros qui méritent la moitié des honneurs !
Ren posa une main à la fois rassurante et autoritaire sur l’épaule de sa sœur, et Tanit eut l’intelligence de ne pas répondre. La crise avait été évitée.
Mana se retira rapidement : à l’entendre, elle avait des choses urgentes à faire sur son cair. Personne ne chercha à la retenir, d’autant plus qu’il était peu prudent de laisser un vaisseau sans pilote dans la Trame.
Círdan, qui, visiblement, avait tourné cette question dans sa tête pendant tout le repas, cherchant le moment propice pour la poser, se tourna vers Angraema :
— Et vous, dame Angraema, est-ce que vous cuisinez ?
Les trois sœurs se regardèrent et explosèrent de rire, dissimulant avec difficulté leur hilarité derrière leur main.
Le jeune ældien les regarda sans rien dire, un peu interdit.
— Ça suffit, grogna Ren à ses filles. On ne se moque pas des invités !
Arda et Eren tendirent le dos. Angraema se tourna vers Círdan :
— Je ne sais pas cuisiner, lui répondit-elle sur un ton défiant. Je ne sais même pas me servir du syntoniseur. Je déteste les tâches ménagères ! De toute façon, je n’ai pas l’intention d’avoir une petite vie tranquille et luxueuse : je veux être sidhe comme mon père et vivre des aventures.
Ren adressa un regard en coin vers sa fille.
— Si tu veux devenir sidhe, tu as tout intérêt à savoir chasser et cuisiner, mais aussi recoudre tes vêtements, te construire un abri et l’entretenir de façon à pouvoir y vivre seule pendant des années, lui dit-il. Si je n’avais pas appris tout ça dès mon plus jeune âge, je serais mort de faim et de froid pendant mes classes. Laisse-moi te dire au passage que mes premières années sur Æriban ont consisté uniquement à faire le ménage de l’académie, du matin jusqu’au soir, en me prenant une bonne volée de bois vert si j’avais oublié de frotter une rampe d’escalier ou un dessus de porte.
Angraema baissa le nez dans son assiette, les sourcils froncés. Elle n’appréciait pas d’être humiliée devant Círdan.
— Et quand as-tu arrêté de faire le ménage ? demanda Angraema sur un ton agressif, loin de se laisser impressionner.
Son père braqua son regard dans le sien.
— Le jour où j’ai tué mon premier adversaire en combat singulier, lui répondit-il. Ce jour-là, je suis devenu un sidhe.
— Il suffit donc de tuer pour être reconnue comme une sidhe ? s’enquit-elle en soutenant le regard de Ren.
— Il suffit de tuer un adversaire dangereux et armé, oui, et que cette réalisation soit reconnue par un sidhe. Si elle ne l’est pas, ça n’a aucune valeur.
— Est-ce que tu..., commença-t-elle en regardant son père.
Une secousse brutale mit fin à la question d’Angraema. Tout ce qui était sur la table, nourritures et assiettes comprises, valsa par terre, et les innombrables lumignons verts, bleus, violets et roses qui éclairaient notre salle à manger clignotèrent, avant de s’éteindre complètement.
Ren sauta par dessus la table et disparut dans le couloir, alors que son vaisseau, plongé dans le noir, commençait à émettre une lancinante lueur rouge de mauvais augure et que la voix métallique d’Elbereth – ou de Dea – résonnait le long des immenses arches.
Nous sommes attaqués. Veuillez prendre refuge dans la soute.
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