La bénédiction de la Noire Mère

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Jamais je n’avais attendu avec autant d’impatience le réveil de Ren. Il était hautement nécessaire qu’il soit en forme, aussi ne tentai-je pas de le réveiller prématurément. Je le laissai émerger de sa rêverie de manière naturelle, me contentant de regarder sa silhouette allongée, ses yeux d’opale grands ouverts sur le plafond (Ren ne faisait plus semblant de dormir les yeux fermés depuis longtemps), en me rongeant les ongles.

— Ren, gémis-je lorsqu’il se tourna enfin vers moi, il faut que tu fasses quelque chose !

Au début détendu et souriant, le visage de Ren se crispa.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il en se redressant. Les petits vont bien ? On est attaqués ? Les orcanides, encore ?

— C’est Mana, me hâtai-je de lui répondre. Elle a transformé Tínin en araignée géante !

— Quoi ?

Pendant que je lui racontais – de manière un peu décousue – ma découverte de la veille, Ren passa sa combinaison et noua ses cheveux, qui étaient devenus fort longs, prêt pour l’action.

— Mets ton armure, plutôt ! Pour affronter la créature, suppliai-je.

— Attends, avant de déclarer la guerre. Tu as peut-être mal vu – ou mal compris – ce qui se passe.

— Ah ça, je t’assure que non ! Je sais reconnaître une araignée quand j’en vois une ! J’abhorre ces créatures !

Ren me jeta un rapide regard. Puis il ouvrit le sas qui menait au cair de Mana, et se dirigea d’un pas tranquille mais déterminé vers la soute.

Je marchai derrière lui, peu rassurée, et attrapai un bout de sa combinaison lorsqu’il ouvrit la porte, avec le mot de passe que je lui avais donné : l’horrible et guttural n’orbb.

— Ce mot de passe en dit déjà beaucoup ! lui fis-je remarquer.

Ren ne réagit pas : son regard était braqué droit sur le fond de la soute, qui se dévoilait à nos yeux au fur et à mesure que la dalle se soulevait. Une bonne chose.

Mais de Tínin l’araignée, il n’y avait plus trace. Il s’était volatilisé, ainsi que l’horrible cocon de toile dans lequel il nichait.

Ren fit le tour de la soute.

— Il n’y a rien, ici, fit-il en se tournant vers moi au centre de la pièce, écartant les bras pour souligner son impuissance.

— Attention, Ren ! lui criai-je, toujours à la porte. Je t'assure qu'il y avait quelque chose !

Il secoua la tête et laissa retomber ses bras. Puis il marcha vers moi.

— Aucune trace, statua-t-il en venant se planter devant moi, les bras croisés. Pas la moindre odeur, tâche de sang ou de toile. Si cette créature y avait été...

— Tínin, dont le haut du corps a été découpé et monté sur une araignée, corrigeai-je. Pas n’importe quelle créature.

— Si tu le dis...

Justement, Mana arriva, alertée par notre présence comme l’est une piégeuse ventrue au milieu de sa toile. Elle se planta devant nous, et nous regarda tour à tour, un petit sourire conquérant sur ses lèvres violettes.

— Une visite de mon petit frère sur mon cair ! Que me vaut un tel honneur ?

Ren la dévisagea.

— Qu’est-ce qu’il y avait, dans cette soute, Mana ? demanda-t-il sur un ton suspicieux.

— Dans quelle soute ?

— Cette soute, insista Ren. Neldë.

— Mais rien du tout. Voyez-vous-mêmes, fit Mana en nous présentant la soute en question, le sourire large et carnassier.

— Tu nous as parlé d’une arme secrète, lui rappelai-je. Dans la soute neldë.

Mana darda sur moi un œil acéré.

— Une arme secrète ? Tu veux sans doute parler de mon chargement d’uranium. Je l’ai changé de place, trouvant les conditions trop instables… Pas de quoi arracher deux pattes à une araignée ! ricana-t-elle, toutes dents dehors.

Je me tournai vers Ren. Il échangea un regard avec moi, puis pencha la tête sur le côté, zieutant le cou de Mana.

— C’est quoi cette blessure, sur ta gorge ? fit-il en pointant un doigt inquisiteur dessus.

— Ça ? Rien du tout. Un reliquat de la bataille de la dernière fois.

— C’est une morsure, observa Ren. L’un de ces orcanides t’as mordue ? Tu en as affronté un au corps à corps ?

— Le wyrm. C’est lui, sans faire exprès, emporté par le feu de la bataille.

— C’est assez petit comme marque, pour un wyrm. Et il n’y a que deux plaies… Cela ressemble à une morsure d’ædhel. D’après la couleur, je dirais que cette morsure était empoisonnée.

Mana lâcha un long soupir.

— Tu as fini, oui ? On dirait un amant jaloux. Si tu t’intéresses tant à mon anatomie et à ceux qui me mordent, tu n’as qu’à venir me tenir compagnie ce soir, Ren. Je te laisserai poser ta marque sur moi, tiens : je sais que tu adores ça, proposa-t-elle, le regard malicieux et oblique.

Il n’en fallait pas plus à Ren pour abandonner la conversation et battre en retraite. Mana était maligne.

— Je pense qu’elle ment, me lâcha-t-il sur le trajet du retour.

— Ah ça, c’est sûr et certain. Bravo, Sherlock ! ne pus-je m’empêcher d’ironiser, faisant référence au protagoniste de l’un des livres de Ren.

Mais ce dernier se tourna vers moi sans rire.

— Je ne crois pas à ton histoire d’araignée. C’était peut être un dwol d’illusion ou un geas, pour dissimuler autre chose… Tínin. Je pense qu’elle le retient quelque part, comme tu l’as dit. Mais de là à l’avoir changé en araignée…

— Parles-en à tes filles, proposai-je soudain. Selon leur réaction, tu te feras une idée.

C’était un plan brillant que j’avais eu là. Car la réaction des filles – surtout Arda et Eren, plus proches de leur mère que ne l’était Angraema – fut suffisamment éloquente pour nous confirmer qu’il y avait un problème.

— Alors ? demanda Ren pour la deuxième fois à ses filles, alignées devant lui. Qui d’entre vous a entendu parler d’un dwol permettant de changer un ædhel en arachnide ?

— C’est pas un dwol, finit par avouer Eren en maugréant. C’est une prière à la sældarë. Maman appelle ça la bénédiction de la Noire Mère.

Je serrai les bras plus étroitement contre moi. Je n'avais pas été conviée à cet interrogatoire en règle, mais je n’en perdais pas une miette.

— La bénédiction de la Noire Mère ? répéta Ren, qui avait pris note de mon inconfort à cette mention. Comme la cérémonie d’union khari ?

— La bénédiction, ou la malédiction, continua Arda. Ça dépend de quel côté on se place !

D'après ce que j'avais compris des cours dispensés par Círdan sur les légendes ældiennes, tout ce que leurs dieux cruels appellaient « bénédiction » consistait en réalité en une horrible destin, adoubé par la caractéristique principale de la divinité.

— Et ça consiste en quoi ? insista Ren.

— À invoquer la Reine Araignée sur ce plan et à lui offrir une victime, qu’elle changera en ældanide, un être mi-arachnide, mi-ædhel.

La voix indignée d'Angraema fusa, révoltée.

— Mais c’est horrible !

Visiblement, sa mère ne lui en avait jamais parlé.

Arda se tourna vers sa soeur.

— C’est sûrement encore une des histoires de maman, dit-elle. Je ne sais même pas si c’est vrai… D’abord, est-ce que les sældar existent ?

— Ils existent, fit Ren sombrement. Je peux te l’assurer !

— Maman nous racontait ça quand on était petites, pour nous faire peur, tu ne t’en souviens pas ? ajouta Eren. Elle nous menaçait de nous changer en aeldanide, si on n’obéissait pas. Elle nous disait que la transformation était très douloureuse et ferait de nous un être abject, jusqu’à la fin des temps. Elle disait aussi que c’était irréversible.

Du coin de l’œil, je vis que Ren avait configuré son sigil. Ses deux sigils.

— Bon, dit-il en passant son doigt sur le fil d’une de ses lames. Au moins, ça a le mérite d’être clair. Restez sur l’Elbereth. Je vais chercher Tínin.

Sa fille et nouvelle disciple n’insista pas pour avoir le droit de le seconder, et je n’en avais moi même aucune envie.

— Tu vas le tuer ? murmurai-je à mon compagnon.

Du coin de ses paupières effilées, Ren coula un regard vers moi.

— Vaut mieux ça que le laisser souffrir, non ? Eren vient de dire que c’était irréversible.

— Certes, mais…

Ren passa devant moi sans rien dire. Déterminé à accomplir son devoir de « protecteur de la tribu » envers et contre tout, il quitta le pont, descendant vers la soute.

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