Données cryptées : L’hérésie du panthéon ældien
De toutes les sectes hérétiques qui existent de par la Voie, les plus vicieuses sont sans conteste celles qui honorent des dieux ældiens. Depuis des centaines de milliers d’années, en effet, la mémoire des conquérants d’Ultar fut conservée par les traditions souvent atroces que ces créatures dévoyées laissèrent derrière eux : importance du sang comme vecteur de communication avec les autres plans, célébration du sacrifice et de l’abandon du corps, éloge de la douleur, de la fureur et de la soumission absolue à des puissances extra-dimensionnelles et proprement infernales. Et nulle part que sur Terra, la colonie chérie entre-toutes, cette mémoire ne fut la plus vivace.
Tous les historiens et spécialistes des religions antiques connaissent le culte de la Ténèbre et des jouissances liées au rejet de toutes les lois, qu’elles soient humaines ou non, et, paradoxalement, du feu alchimique, qui nécrose, vitrifie et transcende. La tradition nous le dépeint comme un trapézoèdre aux formes impossibles, un cauchemar mathématique qui flotte dans la Cicatrice laissée par l’Abîme entre Saturne et Pluton et s’ouvre pour les candidats à la dissolution ultime. C’est probablement le courant le plus hérétique qui nous fut transmis par les ældiens, de toute évidence à l’origine de toutes ces ignobles églises de l’Abîme qui pullulent dans les colonies isolées de la Bordure aujourd’hui. On connaît également celui de Heikn, un sældar au départ, dont le culte cruel a gagné les bataillons les plus rudes des légions de la République et tous ceux qui se targuent de verser le sang, du plus honorable soldat au plus vil assassin. Celui de la Vierge des Batailles, sa fille au triple visage et aux yeux aveugles, que l’on invoque pour voir le dé du destin changer de main. Celui de l’hermaphrodite qui présente le doux faciès de Narda-la-belle d’un côté et celui du terrifiant Shemehaz de l’autre, putain céleste, patron.ne des prostitués et des danseuses, qui les encourage à se vautrer dans le stupre et que des hérétiques considèrent comme l’avatar de Libra, notre belle Justice. Ou encore les Voies incompréhensibles, souvent cruelles, de l’Amadán, qui préside au jeu, à la combine et aux paris, que les guildes mafieuses vénèrent sous le nom de Yoker, dieu des malfrats, des perdants et des exclus de tous bords. Que dire enfin de l’infâme Noire Mère aux milles rejetons, hybride répugnante et parasite de ces abominations qui hantent le Grand Vide et se saisissent des vaisseaux s’aventurant trop loin du centre de la Voie ? Celle-là, aucun humain n’est assez fou pour l’honorer. Même les adeptes purulents de Courga et de son pestilent baiser fuient cette Mère des Araignées et les ignobles créatures qu’elle a engendré.
En dépit du caractère déjà cauchemardesque de ce panthéon révoltant, nul culte n’est plus craint que celui du Noir-et-Blanc, mystérieuse incarnation de la finitude chez un peuple qui la renie. Ses suiveurs, les Aonaroi, passent pour être une secte de sorciers-assassins – souvent des femmes, d’ailleurs, comme c’est le cas dans beaucoup de cultes d’origine ældienne – qui se disent capables de faire s’abattre la Mort personnifiée sous les traits de l’Étranger, l’Aonaran, qu’ils invoquent en battant d’une tige composée d’os de doigts d’enfants un tambour tendu de la peau d’une jeune fille morte vierge. Certaines colonies, par le passé, eurent la réputation d’être totalement sous la coupe de cette secte. C’est le cas de l’île-monde d’Aavos, connu pour ses chasseurs de perles d’illythid, un paradis spatial que les nautes évitent soigneusement les jours des Crépusculaires, les fêtes dédiées à Arawn, quand la population, menée par sa secte de tueurs, parcourt les rues de la capitale et bat la campagne, échevelée, le corps nu et couvert de cendre, lame-triple en main, pour trouver des victimes à égorger à la terrible déité. C’est là l’origine, selon eux, de cette célèbre académie d’assassins professionnels que même nos forces républicaines n’hésitent pas à engager. Ils sont, paraît-il, les meilleurs dans leur domaine. Leurs rites initiatiques sont secrets et redoutés, mais la rumeur les dit descendre de cette secte extraterrestre.
Une fois dans sa vie de prêtre-assassin, le disciple d’Arawn avait la prérogative d’invoquer son dieu. Mais alors, c’est un terrible pari qu’il faisait avec le destin. En battant le tambour en peau humaine, il pouvait faire matérialiser l’Étranger sur ce plan, et lui demander une faveur que nulle autre que le Maître de la Vie et de la Mort ne pouvait accorder. Il devait souvent payer pour cela le plus élevé des prix. Une fois sur deux, il lui fallait accepter, une fois le vœu résolu, de suivre son dieu dans le plan dimensionnel de l’inframonde. Contrairement à Neshëlad, le Maître de la Ténèbre, à Shemehaz ou Neachneainë, Arawn ne requérait ni son enveloppe charnelle, sa fureur ou sa soumission. En revanche, il emportait son âme. Ce qu’il en faisait, personne ne le raconte.
Celestius M’Badi, L’Abîme et la Tempérance
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