Objet de dimension inconnue
Kharë se présenta à nous un beau matin, à la suite d’une surprise si mémorable que le surgissement de cette immense enclave sur notre radar ne provoqua pas l’émoi tant escompté. La veille, pour mon anniversaire – le 27 du onzième mois solarien – Ren était apparu devant moi sous les traits d’un humain. Un humain aux longs cheveux couleur de paille de blé battue par les rayons de la lune, comme le décrivit Isolda – parfois plus poète que Tanit, avec ses métaphores paysannes. Un jeune homme à la peau de sable noir, aux félins yeux topaze et à peine plus grand que Dea, que, en dépit de cette apparence inédite, je reconnus immédiatement pour ce qu’il était. Son visage, bien qu’humain, était celui de mon compagnon. Il était beau comme une étoile éclairant une géo-formation sur laquelle on tombe après des années à croiser dans le noir de l’espace. C’était, de loin, la configuration la plus réussie que je n’avais jamais vue réalisée, du moins dans les limites de ma courte expérience de ce domaine.
Depuis ce jour-là, Ren avait conservé son apparence humaine tout le temps, hormis lorsqu’il se trouvait dans la salle où il entrainait sa fille. Contrairement à ce que j’avais cru initialement, je me trouvais ravie de cette configuration : j’étais désormais à la hauteur de Ren et pouvais l’embrasser, me lover dans ses bras, avoir accès à lui, en somme, quand moi, je le décidais, et plus seulement le soir dans notre lit, lorsqu’il était allongé à mes côtés. J’avais l’impression de retomber amoureuse. C’est avec Ren-l’humain que je retrouvais le désir, un mois et demi après mon accouchement et l’épisode traumatique qui l’avait suivi.
Cette transformation de Ren avait stupéfié tout le monde, et quelque peu fâché Tanit, qui ne se montrait que peu parmi nous désormais. Mais elle amusait Elbereth, Dea et Isolda, qui s’adressait désormais au père des enfants qu’elle gardait avec beaucoup plus de liberté.
Ren l’humain et moi étions en plein rapprochement physique lorsqu’un « objet de dimension inconnue » surgit sur le radar que j’avais embarqué de l’astronef. Sous son apparence humaine, mon commandant ne pouvait pas se synchroniser avec Elbereth, et c’était donc moi, avec mes moyens propres, qui m’occupais entièrement du pilotage. Ren, qui était venu me tenir compagnie, n’avait rien vu du tout.
« Ça sonne, me prévint-il sans faire le moindre geste pour se détacher de moi.
— Je sais, lui répondis-je en caressant sa nuque, j’ai entendu.
— Il faudrait peut-être regarder, proposa-t-il.
— Plus tard. »
Ren lâcha mes lèvres, et il me sourit, de ce sourire si lumineux qu’il avait, qui me faisait tant craquer et que je pouvais voir désormais plusieurs dizaines de fois par jour sans avoir à lui demander de s’allonger ou de s’asseoir.
« Je ne vais pas pouvoir rester longtemps comme ça, me prévint-il en s’approchant du moniteur que j’avais installé. Il y a bien un jour où je vais devoir me synchroniser à nouveau avec le vaisseau.
— Non, le suppliai-je en venant me serrer contre son dos. Reste comme ça. Je m’occupe du pilotage. Et pour la castagne, on enverra ta fille. Il faut bien que tu prennes ta retraite, Ren ! »
Il se mit à rire, cherchant mollement à échapper à mon emprise. Je le serrai fort, avant de descendre ma main sur son bas-ventre. D’un coup d’œil rapide, je m’assurai que la porte était bien fermée.
« Maintenant, je peux te toucher quand j’en ai envie », murmurai-je dans son cou, juchée sur la pointe des pieds.
Ren se retourna. Je lui mordillai l’oreille – qui avait plus ou moins gardé une jolie forme pointue – et commençai à le caresser avec une familiarité grandissante.
Ren se mit à soupirer de plus en plus perceptiblement : je lui trouvais une autre personnalité, moins dans le contrôle et la retenue, lorsqu’il prenait une apparence humaine. Il se lâchait plus, devant sans doute moins s’inquiéter de me faire mal. J’en étais à lui murmurer à l’oreille le programme que j’espérais pour nous deux dans les cinq prochaines minutes lorsque le sas s’ouvrit, dévoilant les silhouettes de nos deux commissaires de bord.
« Ne bougez pas, se moqua Elbereth de son ton pince-sans-rire, je ne fais que passer. Visiblement, un gros objet inconnu est apparu au radar, mais cela n’a pas l’air bien inquiétant, vu votre absence de réaction, à l’un comme à l’autre. »
Ren me lâcha immédiatement. Je me précipitai sur le radar et zippai ma combinaison, alors qu’il faisait de même, calmement, le dos tourné aux deux navigatrices.
« Ren, viens voir ! » l’appelai-je en voyant les dimensions que m’annonçait la machine.
Ren s’approcha. Il jeta un œil distrait sur la console, puis croisa les bras.
« Kharë, m’apprit-il simplement.
— On l’a trouvée ?
— Elle nous a trouvé, plus justement, corrigea-t-il avant de se décoller du mur. Je vous laisse gérer le labyrinthe. Synchronise-toi avec Elbereth pour piloter, et demande à Dea de compiler les cartes. À vous trois, ça ne devrait pas poser de problème. »
Incrédule, je le regardai partir avec un petit air rêveur. Ren était en train de vivre une seconde adolescence. C’est limite s’il ne quitta pas la salle en sifflotant, les mains dans les poches.
Je me tournai vers Elbereth.
« Bon… Rassure-moi : ce n’est pas moi qui l’ai rendu comme ça ?
Elbereth haussa les épaules.
— Quand il n’a pas envie, mieux vaut ne pas insister, m’apprit-elle. Mais il a raison : à trois, on va y arriver, ne t’en fais pas. »
Elbereth faisait bien de me rassurer. Sur la baie apparut en effet une géo-formation de taille titanesque, qui se présentait sous la forme d’une grosse boule minérale hérissée de concrétions et de piliers vertigineux, flottant dans l’espace. Kharë était une planète naine au diamètre inférieur à cinq cent kilomètres : les forces gravitationnelles qui s’y exerçaient n’étaient pas assez importantes pour lui donner une forme sphérique.
« Voici l’entrée de ce fameux labyrinthe, m’annonça Elbereth. C’est là-dedans qu’il va falloir s’engager. Je te conseille de te synchroniser maintenant, Rika. »
Ren me laissait donc affronter ce challenge toute seule.
La navigation mobilisa toutes mes capacités de pilotage. Une seule erreur, et le navire partait se crasher sur l’un de ces murs dont on ne voyait ni le début ni la fin : ci et là, on pouvait apercevoir les épaves de vaisseaux d’époques et de civilisations différentes, empalés sur des concrétions acérées ou encastrés dans une fissure. En outre, je constatais bien vite que ces cavernes et ces fissures immenses étaient loin d’être inhabitées : toute une micro-société de créatures décadentes et infâmes y vivotait, survivant sur les carcasses désossés des vaisseaux.
« Les charognards des enclaves, observa Elbereth par-dessus mon épaule. Ne t’approche pas trop près, Rika. Les parasites d’astéroïdes secrètent un acide corrosif qui attaque l’iridium le plus solide, et leur petite taille leur permet de s’introduire partout, même sous la peau. »
Pendant que je guidai soigneusement le cair dans ce dédale, Dea compilait les multiples cartes du labyrinthe auxquelles Ren lui avait donné accès, les envoyant à Elbereth qui s’y ajustait en temps réel, guidant ainsi ma navigation. C’était un travail à trois mains, ou plutôt, deux mains et trois cerveaux, une collaboration qui requérait la puissance de calcul conséquente d’une IA navigatrice, l’instinct et la mémoire génétique d’une wyrm ayant déployé ses ailes dans tout l’univers connu et les capacités de pilotage d’une naute chevronnée : bref, une opération de haut niveau cognitif et technique. Plus d’une fois, je crus notre dernière heure arrivée. Mais après plusieurs heures de concentration extrême, de suées et au prix d’un sérieux mal de tête, je réussis à faire déboucher le navire sur une ligne d’horizon dégagée. Là, nous eûmes le plaisir d’apercevoir Kharë pour la première fois : une véritable ville en creux, un bijou d’architecture ældienne dont la splendeur était dissimulée dans un astéroïde à l’aspect rebutant comme une améthyste dans sa gangue minérale. Des tours immenses et des murailles acérées d’où émergeaient de féériques lueurs violettes, le tout sur une géo-formation en plateau qui laissait un nuage brumeux d’eau pourpre se déverser dans l’espace ! Une aberration que seul l’Ethereal pouvait produire.
« Voilà l’astroport, m’indiqua Dea en me montrant une barre minérale qui s’avançait dans l’espace. C’est là que les vaisseaux doivent stationner pendant la durée de leur séjour.
— Je préférerais rester en orbite géothermique comme le fait Ren d’habitude, marmonnai-je. Amarrer le cair à ce port coupe-gorge ne me dit rien dit qui vaille !
— On n’a pas le choix, intervint Elbereth. Avec ces méga-formations géologiques dans tous les coins, sans parler de ce plafond minéral, il est impossible de définir une orbite basse : vouloir le faire m’obligerait à renvoyer le cair au-delà du labyrinthe, et à le retraverser pour venir vous chercher.
— On laisse tomber, soupirai-je. Je vais me docker. »
Là encore, la manœuvre était loin d’être simple. C’était à croire que sur cet astroport, tout était fait pour tenir les vaisseaux à distance : l’accès n’était réservé qu’aux meilleurs pilotes, comme le montraient de façon éloquente les débris qui jonchaient la digue et flottaient dangereusement dans l’espace aérien de la ville. Régulièrement, certains de ces débris venaient fondre sur notre bouclier.
« Heureusement que le cair possède un bouclier déflecteur, murmurai-je en voyant les petites explosions d’impact qui apparaissaient à intervalles réguliers sur la baie. C’est super dangereux, merde !
— Kharë ne souhaite pas la présence de vaisseaux ne disposant pas de la technologie nécessaire pour avoir un bouclier, observa Elbereth d’un ton égal. Dans les faits, cela veut dire que seuls les vaisseaux d’origine ou de conception ultari ont une chance d’accoster.
— Même les vaisseaux ultari rencontrent des difficultés, on dirait », croassai-je en voyant un immense bâtiment orcanide tournoyer sur lui même devant nous, prit dans une course folle après avoir heurté l’un des murs du labyrinthe.
Elbereth releva son œil acéré sur la baie. En moins de deux secondes, elle avait évalué le danger : pour ma part, j’avais déjà commencé à entamer une manœuvre d’évitement.
« L’impact est imminent, nous confirma Dea. Nous entrerons en contact avec ce bâtiment dans moins de 30 secondes. 29, 28, 27... »
Ça m’avait manqué, grognai-je entre mes dents en nous faisant prendre la tangente la plus efficiente proposée par Dea. Le bâtiment en perdition alla se crasher sur un mur derrière nous, suscitant aussitôt le ballet mortel d’une armada de petits astronefs qui, jusqu’ici, étaient soigneusement restés cachés dans les fissures des concrétions qui ceignaient l’astroport. Des pirates, ou plutôt des pillards de tombes, qui attendaient que les navires s’explosent sur les murs du labyrinthe pour les dépouiller. Dans quel traquenard étions nous encore venus nous fourrer !
L’impact fut évité de justesse, le monumental navire s’étant contenté de nous frôler. S’il nous avait touché, en dépit du bouclier, la force de l’impact nous aurait projeté dans une direction malvenue. Qui étaient les malheureux à l’intérieur, et ce qu’ils advint d’eux, je l’ignore. Je poursuivis ma manœuvre sans me laisser déconcentrer, approchant la digue d’amarrage avec le plus de doigté possible.
« Trop vite, murmura Elbereth, visiblement sous tension. Réduis un peu la vitesse.
— Impossible, lui répondit Dea à ma place. Le capitaine Srsen a raison : il s’agit de la vitesse de croisière la plus optimale pour passer cette barrière de débris.
— Contact dans 13 secondes, leur annonçai-je. Accrochez-vous, ça risque de secouer un petit peu ! »
Dea boucla sa ceinture, alors qu’Elbereth se contenta d’enfoncer ses doigts dans la fauteuil. Cependant, la secousse fut moins importante que ce que j’avais imaginé.
« Ça y est, annonçai-je avec un soulagement évident. On est dockées ! »
Avec un grand soupir, je me débranchai et essuyai mon front. Je ne tardais pas à sentir une main réconfortante sur mon épaule.
« Belle manœuvre, siffla Elbereth en passant derrière moi. Ma carlingue est intacte. Je n’ai même pas senti le connecteur lorsqu’il est venu s’insérer dans mon fuselage ! »
Elle me fit un clin d’œil, alors que je dissimulai un sourire au coin de ma bouche. Depuis qu’elle m’avait dit tout ce qu’elle pensait vraiment, Elbereth était devenue nettement plus aimable.
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