Réquisition
Dans mes souvenirs d’aujourd’hui, le pire aspect de Kharë, au-delà des scènes de tortures à chaque coin de rue, des vendettas qui éclatent à tout moment ou autres exécutions publiques, des horribles araignées qui grouillent partout et qu’on ne peut surtout pas tuer, c’est les sollicitations incessantes et détestables dont mon malheureux compagnon fut l’objet. Après l’humain qui avait péri sous le couteau du bourreau, deux sluaghs – ainsi qu’un nekomat – demandèrent à ce que Ren les torture à mort. Renonçant pour de bon à nous rendre au marché supposé proche, nous rebroussions chemin vers une artère moins fréquentée lorsqu’une voix pointue et tristement familière m’interpella en dorśari.
Dieux, que je haïssais cette langue ! Surtout dans la bouche de l’une de ces terrifiantes femelles sombres à la voix si déplaisante. Je me retournai, pour bien lui montrer que je n’étais pas comme elle. Mais dans cette ville démoniaque, toutes les races se croisaient, même si, bien sûr, les khari se trouvaient en haut de la pyramide.
La khari qui nous avait confronté avait rameuté une copine.
— Une lumineuse ! siffla-t-elle, moqueuse, dans un ældarin que je devinais volontairement malmené. Au bras de l’un de nos mâles, et pas le plus laid, en plus. Vos jolis petits princes tout lisses ne vous suffisent plus, on veut ressentir le grand frisson avec un sombre khari ?
Appuyée contre un mur, ses yeux sans pupille brillant d’une lueur de mauvaise augure, la femelle khari me regarda de haut en bas, l’air mille fois plus vicieux que ne l’avait jamais été Mana. La moitié de sa chevelure teinte en rose était rasée, laissant voir sur le crâne une série signes cabalistiques qui lui auraient valu, dans l'Holos, d’être envoyée immédiatement à l’Officio Inquisitorium. Ses oreilles étaient couvertes d’anneaux, ainsi que son nez et sa lèvre pulpeuse. J’étais sûre et certaine qu’elle en avait à d’autres endroits du corps aussi. Ses jambes musclées parfaitement moulées dans une espèce de combinaison en matière organique brillante et épaisse qui découvrait sa peau noire aux endroits stratégiques et sur lequel pendaient toutes sortes d’instruments pointus et même – que l’Omnipotent préserve – un fouet, elle fixait Ren d’un air lubrique, les bras croisés.
— Je revendique ton mâle, la blanche. Prête-le moi pour quelques heures, le temps de faire ton marché. Je te le rendrai tout à l’heure, en un seul morceau mais sûrement épuisé, et peut être un petit peu ensanglanté ! ricana-t-elle.
Je la jaugeai, stupéfaite. Elle n’avait même pas encore adressé la parole à Ren ! Mais elle se rattrapa bien vite, venant lui souffler à l’oreille, tout en lui mettant la main au paquet si vite que personne n’eut le temps de réagir :
— Alors, mon mignon ? Dis-moi que tu meurs d’envie de devenir mon esclave !
Ren recula, s’écartant d’elle. Connaissant les usages ældiens, je savais que c’était à moi de m’interposer : Ren n’allait rien faire de plus que de tenter d’esquiver la femelle agressive. C’était la voie des mâles ædhil.
— Je suis exclusive, je ne prête pas mon conjoint, même pour quelques heures, lui appris-je. Nous sommes mariés !
Sans se laisser démonter, l’ældienne saisit ma main.
— Je ne sens aucun glyphe de liaison sur toi, dit-elle en la relâchant brusquement, ni sur lui d’ailleurs. Si tu veux garder ce beau morceau pour toi toute seule, demande aux Mères de célébrer pour vous la bénédiction de Lethë ! Sinon, eh bien… Accepte que ton mâle serve à tout le monde. Je le réquisitionne : estime-toi heureuse que je te demande la permission. Trouve-t’en un autre pour t’occuper pendant ce temps-là.
J’en restai sans voix. Cela permit à cette sombre créature de saisir le piwafwi de Ren.
— Viens-là, toi, conclut-elle en essayant de le tirer vers elle.
— Ne le touche pas, grognasse ! hurlai-je en la poussant, toutes dents dehors.
C’était sorti tout seul. Ren me regarda, une lueur étonnée dans les yeux, puis reporta son attention sur la virago, le visage détendu et sûr de lui.
Cette femelle sil-illythirii, comme la plupart de ses consœurs, était plus petite que mon avatar ældien. Mais elle était aussi très athlétique.
D’ailleurs, ma rivale afficha un rictus mauvais.
— Tu veux te battre, princesse ? proposa-t-elle en tirant de sa ceinture un couteau à la lame serpentine, qu’elle se mit à faire tournoyer autour de ses longs doigts noirs avec une agilité de jongleur d’astroport. Ses mouvements allaient si vite que, même avec ma vision ældienne, j’étais incapable de les suivre.
Cette fois, Ren fit un pas en avant. L’ældienne le remarqua, et elle lui jeta un regard noir, ou plutôt, en l’occurence, rouge.
— Toi, tu bouges pas, le joli cœur. Je te ferais ta fête ensuite, dans un bon lit, après avoir ravalé le portrait à ta femelle. Si tu interviens, je la tue : malgré ton physique, tu n’as pas l’air du coin, mais tu dois savoir qu’ici, ce ne sont ni les mâles ni les sorśari qui décident !
Ren fronça les sourcils. Je le savais prêt à tout risquer pour me défendre, aussi l’arrêtai-je.
— Laisse, je vais me défendre toute seule, fis-je en sortant le sigil qu’il m’avait si judicieusement prêté. Avec une lame à triple configuration dans le ventre, elle fera moins la maligne, tu vas voir !
Mais la menace ne sembla pas décourager l’ældienne. Elle éclata de rire, tous crocs blancs dehors.
— Eh, on est pas au barsaman ici ! C’est la vraie vie. Nous, c’est tous les jours qu’on se bat, et des petites putes comme toi, j’en ai déjà écorchées plein ! T’as de la chance de tomber sur moi. Tu sais quoi ? Je crois que je vais te tuer, tout compte fait. Et après, je vais m’envoyer en l’air avec ton mâle, sur ton cadavre. Je le fouetterai fort pour lui faire passer le goût des petites catins blanches – il va adorer ça – et s’il ne me donne pas satisfaction, je le castrerai.
Folle de rage, je me jetai sur elle, lame en avant. Je sentis les mains de Ren qui me retenaient : il ne voulait pas que j’y aille. Il estimait probablement cette ennemie trop dangereuse.
Mais ma colère ne voulait pas redescendre. Alors que je me débattais comme une furie pour m’éloigner de l’étreinte protectrice de Ren, la haute silhouette d’Angraema s’interposa devant moi.
— Tu as insulté ma Seconde-Mère, mon père et mon maître, dit-elle en sortant son sigil de sa ceinture. Moi, Angraema Rilynurden d’Aleanyr, fille de Sil-wen Lúrin Daemana et d’Ar-waën Elaig Silivren, je vais te faire ravaler tes insultes !
Jusque-là insolemment goguenarde, la sinistre ældienne se figea. Les deux lames jumelles, à la courbe menaçante, que l’impressionnante Pas Douée venait de produire et faisait présentement tourner d’un fort habile mouvement du poignet, devaient y être pour quelque chose.
— Rilynurden ? Tu es de la Maison des Marcheurs d’Ombre ? demanda-t-elle nerveusement.
— Je suis surtout une sidhe, formée par un ancien maître, lui apprit Angraema sans se démonter. Ce mâle que tu prétendais fouetter et castrer est mon père, et l’as sidhe qui resta le plus longtemps à ce poste de toute l’histoire d’Æriban !
L’ældienne avait perdu son air menaçant. Elle jeta un dernier regard à Ren, puis à Angraema, et fila sans demander son reste. Plus rapide et agile qu’un voleur à la tire d’un comptoir pirate de la bordure, elle disparut dans la foule sinistre et bigarrée qui envahissait le marché.
Admirative, je zyeutai Angraema. Nul doute que les sessions d’entrainement avec cette brute de Śimrod avaient payé.
— Tu lui as fait peur, constatai-je. On voit que tu es vraiment devenue une sidhe !
Alors qu’Angraema se rengorgeait, les oreilles rougissant sous le compliment, son père la détailla des pieds à la tête.
— Tu ressembles beaucoup à ma mère, commenta-t-il en la regardant. C’est ce que je me suis dit en te voyant faire face à cette femelle.
— Ah oui ? demanda Angraema, avide d’en savoir plus. À quoi ressemblait-elle ? Quelle genre d’elleth était-ce ?
— C’était une Niśven d’Ymmaril, répondit Ren. La Première Cour d’Ombre, plus ténébreuse encore que Kharë. En un mot, une elleth dangereuse… Elle est tombée au combat, au cours d’une attaque de son cair contre des pirates orcanides.
Ren ne nous en dit pas plus. Baissant la tête, il rajusta son shynawil sur son visage et sonna à mi-mots la retraite :
— Retournons à bord de l’Elbereth. Nous devons songer à une nouvelle stratégie pour nous infiltrer de façon inaperçue dans cette cité. On nous remarque trop.
On te remarque trop, faillis-je lui dire, mais je me retins. Ce n’était pas de sa faute.
— C’est la première fois qu’il parle de sa mère ! soufflai-je à Angraema sur le chemin du retour. Avant, il n’avait jamais dit un seul mot sur elle, hormis pour m’expliquer qu’elle lui tirait la queue pour l’empêcher de mordre ses seins lorsqu’elle l’allaitait.
Angraema hocha la tête, intéressée. Nul doute qu’il ne lui avait rien dit non plus.
Ces derniers temps, Ren évoquait beaucoup ses parents. Était-ce dû à la naissance de notre dernier enfant ?
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