Les cristaux-cœurs

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Ren ne fit aucune remontrance à Pas Douée pour avoir balancé son nom à la femelle khari aussi légèrement. Sa fille était devenue une sidhe, et lors d’un défi en bonne et due forme, il était normal pour ces derniers de se présenter et de détailler toute leur lignée initiatique. Ren lui-même avait toujours répugné à dissimuler son identité, jugeant ce procédé peu honorable. En revanche, un détail l’avait intrigué : cette mention qu’elle avait fait d’une maison Rilynurden.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il à sa fille. Où as-tu entendu ce nom ?

Angraema baissa la tête, comme si elle venait de subir une remontrance.

— Mes rêveries… Je l’ai entendu dans mes rêveries.

Ren la regarda, intéressé.

— Tes rêveries ? Tu es déjà capable d’en faire ?

— Ça a commencé il y a une lune environ, avoua Angraema. Je t’en ai pas parlé parce que Tanit m’a dit que ça ne se disait pas. Mais je lui ai raconté, à elle.

Ren releva la tête vers la baie et regarda les lueurs de la ville d’un air pensif, les bras croisés.

— C’est vrai qu’il est d’usage de garder ces choses-là pour soi, admit-il. Mais pour nous, survivants d’une civilisation aujourd’hui disparue, c’est différent de ce qui se passait pour nos ancêtres. Si tu te souviens de choses qui peuvent nous aider à comprendre comment on en est arrivés là, et ce qu’on peut faire pour arranger… Tu dois nous en parler, Angraema.

La susnommée hocha la tête.

— Je le ferai, promit-elle. Mais je n’ai pas rêvé de grand-chose. Les vies d’ædhil des temps passés, comme ce Malenyr, ou même… Śimrod. D’autres que je ne connais pas. Tanit m’a aidé à comprendre tout ça en allant puiser dans sa propre mémoire des archives liées à l’histoire d’Ælda, sur ces gens-là. C’est par elle que j’ai appris ce nom de Rilynurden. C’est le nom du clan de Śimrod… Les Rilynurden.

Ren s’était retourné.

— Śimrod ? Tu as rêvé de Śimrod ?

Angraema baissa la tête.

— Pas de lui directement. De sa… (Elle hésita)... femme, l’esclave Elohar.

Et, ayant dit cela, elle me regarda.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? ne pus-je m’empêcher de dire, passablement irritée par son insistance. Ma situation n’a rien à voir avec la sienne.

— C’était une humaine, argumenta Angraema. Comme toi. Parfois, je me demande si tu n’es pas sa réincarnation !

— Les humains ne se réincarnent pas, l’interrompit Ren, qui semblait aussi énervé que moi par cette idée. Il faut un cristal-cœur pour attraper le principe subtil d’un être à sa mort, et faire le lien avec le plan dimensionnel qui permet la réincarnation.

— Elohar est morte avec un cristal-cœur au cou, murmura Angraema. Donnée par Ardaxe d’Urdaban, le frère juré de Śimrod.

Ren et moi échangeâmes un regard. Ce n’était pas tant l’hypothèse que je sois la réincarnation de cette malheureuse qui nous interpella, que les nombreuses révélations sur des faits dont Ren lui-même était resté largement ignorant.

Pour ma part, cette histoire de réincarnation était une nouveauté. Ren me mit au parfum en allant pêcher le collier qu’il portait nuit et jour sous sa tunique, avant de me le brandir sous le nez.

— C’est ça, qu’on appelle cristal-cœur, m’apprit-il en déposant dans ma main le caillou violet qu’il portait au bout d’un lacet. C’est un silicate qui a la propriété de capturer le principe subtil d’un être à sa mort physiologique, ce qui permet à sa personnalité et à sa mémoire d’être préservé en l’état. Ces cristaux entrent particulièrement en résonance avec des organismes porteurs d’organes solénoïdes, comme les wyrms ou les ædhil, mais ils peuvent fonctionner avec tout être sentient, d’une manière un peu moins efficace, ceci dit.

— Un genre d’unité sauvegarde externe, compris-je en examinant le cristal. Comme ce que tu as pour les carcadanns, ou ce qu’on utilise pour les personnalités d’IA embarquées… Je connais ce type de technologie, mais j’ignorais que c’était répandu chez vous également. Pour ma part, je ne crois pas avoir jamais été stockée dans une unité de sauvegarde de ce type. Je n’ai jamais eu aucune réminiscence d’incarnations passées.

— Cela fait partie des étapes importantes de la vie d’un ædhel d’en faire l’expérience directe à l’adolescence par le biais de la rêverie, me précisa Ren en reprenant son collier. À condition d’avoir pu bénéficier des propriétés d’un cristal-cœur, bien sûr… Tous les aios en portaient : on ne l’enlevait jamais. On ne sait jamais quand Arawn peut frapper…

— J’en veux une, intervint Angraema. Pourquoi n’en ai-je pas ? Mes sœurs non plus n’en avaient pas !

Ren soupira.

— C’est un cristal très rare, qu’on ne trouvait à l’état naturel que dans certaines mines de Faërung, et très profond. Je porte le mien depuis trop longtemps pour pouvoir le céder à qui que ce soit, d’autant plus qu’il a déjà capturé mon essence sur LXV, lorsque je suis mort. Il ne fonctionnera plus avec quelqu’un d’autre.

Círdan, qui était présent avec nous, ouvrit alors le col de sa tunique, et il en tira un cristal non taillé de couleur verte.

— Je te le donne, dit-il à sa belle en le lui mettant dans la main. Tu en as plus besoin que moi.

Angraema protesta, mais c’était trop tard : Círdan refusa de le reprendre. Elle venait de lui donner l’occasion ultime de prouver son amour.

— Quoiqu’il en soit, finit par dire Ren, il me paraît trop dangereux pour vous de revenir sur Kharë. J’y retournerai seul, configuré en humain. Ce sera plus facile. Toi et Círdan, je préfère que vous restiez là. Toi aussi, Rika.

Je poussai un long soupir d’impuissance. Ren recommençait ! Il m’écartait à nouveau.

Je fis sortir tout le monde. J’avais besoin de parler à mon compagnon seule à seul.

— Ren, tentai-je à nouveau. Je sais ce que tu es en train de faire. Et je doute que cela soit une bonne idée. À mon humble avis… On devrait quitter cette cité au plus vite, et ne pas chercher à l’explorer plus avant.

Kharë était une ville dangereuse. Pas seulement pour ses menaces réelles sur notre intégrité physique, mais, je le pressentais, pour des raisons plus profondes. Et laisser Ren s’y fourvoyer tout seul, déguisé en humain, me paraissait être la pire des options qui s’offraient à nous.

— Tu oublies qu’on doit obtenir l’aval du Conseil des Mères pour repartir, me rappela Ren sombrement.

Je secouai la tête en signe de dénégation.

— Tu sais aussi bien que moi qu’il nous suffit de retraverser le labyrinthe. Et si ce dernier nous pose problème… Un tir de CERG, et c’est terminé. On passe tout droit et on disparaît.

Ren croisa les bras sur sa poitrine. Il prit une grande inspiration.

— Ce n’est pas dans mes habitudes de forcer l’entrée et la sortie des villes où je fais escale. Je préfère passer discrètement, et faire le moins de dégâts possible.

Je le regardai, une moue dubitative sur les lèvres.

— Ren, je ne suis pas aussi au fait de ta carrière qu’une Tanit, par exemple, lui dis-je, mais il y a une chose que je sais : comme moi, tu es un soldat qui fonce dans le tas et ne fait pas de fioritures. Alors n’essaie pas de me faire croire que tu rechignerais à tirer le CERG sur le piège à vaisseaux d’une enclave du Mal comme Kharë, s’il refusaient de te laisser passer !

Ren eut le bon goût de ne pas nier.

— Je dois explorer Kharë, avoua-t-il enfin. Il le faut.

Nous y étions. Je me rapprochai, et, à défaut de panache – comme je le regrettais, finalement, celui-là ! – je saisis doucement sa main immense.

— Ren, ce n’est pas sur cet astroport que tu retrouveras ton père, fis-je avec le plus de tact possible. Il n’y est pas. Quant à tes filles, elles n’y sont pas non plus.

Ren tourna un regard furieux vers moi.

— Qu’est-ce qui te permets de soutenir une telle affirmation ?

Je poussai un nouveau soupir.

— Pour Arda et Eren, c’est simple. Comme tous les membres de l’équipage, leur empreinte génétique a été enregistrée par Dea. Et cette dernière a consacré toute sa puissance de calcul à scanner la ville par les yeux de l’Elbereth pendant que nous étions à terre. Elle n’a trouvé nulle trace de tes filles, ni de Mana. Elles ne sont jamais venues ici.

Ren émit un soupir douloureux. Il était inquiet, et il y avait sûrement de quoi.

— Quant à ton père... Il a disparu depuis plus de vingt mille ans, Ren. Pourquoi serait-il encore en vie ? Vingt millénaires. C’est plus de la moitié du temps qui s’est écoulé depuis l’exode massif des humains dans l’espace, et un huitième de leur histoire depuis l’époque où ils sont devenus sapiens. C’est également plus de la moitié de la durée de vie habituelle d’un ældien, si je ne me trompe pas… Pourquoi ton père aurait échappé au sort qui nous attend tous ? Sans compter qu’il est parti désespéré, le cœur brisé par la mort de son esclave bien-aimée et de ses petits, sans aucun autre but que celui de mourir.

Ren se dégagea de ma prise. Il alla se poster devant la baie et regarda la ville, les sourcils froncés. Son visage d’habitude si peu lisible arborait un air agacé.

— Tu ne le connais pas. Śimrod n'était pas comme les autres, Rika. Il avait de la ressource. Le seul fait qu’il se soit arrêté dans une colonie ædhel pour former le père de Círdan me montre qu’il a su vaincre cet obstacle. Et regarde ce qui m’est arrivé, à moi. J’ai été ressuscité par les tiens… Pourquoi quelque chose de similaire ne serait-il par arrivé à mon père ?

Ren refusait de voir la vérité en face. Et cette vérité, elle était simple, pour moi : Śimrod n’avait jamais adressé plus de deux mots à son fils et il le considérait, au mieux, comme un concurrent qu’il serait gênant d’éliminer un jour. Si Śimrod Surinthiel avait jamais montré un ersatz de sentimentalité dans sa vie, c’était envers son esclave et leurs rejetons. À force d’en côtoyer – Ren le premier – j’avais bien compris comment fonctionnaient les ældiens : ils ne s’attachaient à leurs enfants que lorsqu’ils étaient très petits, et ce, visiblement, parce qu’ils étaient nourris par la femelle qui focalisait toute leur attention. Ren n’avait montré que peu d’intérêt à ses premières filles, parce qu’il ne considérait pas Mana comme sa partenaire. Et lorsqu’il devait faire un choix entre nos petits et moi, il favorisait toujours mon bien-être par rapport à celui de ses enfants, qu’il préférait voir autonomes et élevés à la dure. D’une vive intelligence et d’une capacité d’apprentissage rapide, Ren avait fait beaucoup de progrès depuis que je le connaissais : il montrait plus ses sentiments, se confiait plus volontiers. Il était aussi devenu plus démonstratif. Mais finalement, en lui faisant miroiter l’idée que tous les mâles ældiens pouvaient échapper à leur conditionnement et devenir comme lui, le développement de son cortex affectif le desservait plus qu’autre chose.

— C’est ce que je croyais pour le mien, après son exécution, assénai-je en réponse, incapable de lui donner la vraie raison de ma réticence à retrouver son père. Moi aussi, je l’ai cherché, les premières années où j’étais de service sur le DEA ! Alors que je l’avais vu se faire dévertébrer de mes propres yeux, je ne pouvais pas croire à sa disparition totale de l’univers. Puis je me suis rendue à l’évidence. Je sais que c’est dur, Ren. Peut-être encore plus pour toi, qui n’a presque pas eu d’échanges avec tes parents, que pour moi, qui ai grandi en étant aimée par eux. Mais c’est la réalité.

— Une réalité se constate, répliqua-t-il, comme j’ai constaté la mort de ma mère en recevant le témoignage de sa mort. Personne n’a assisté à celle de mon père !

La discussion était close. Ren s’assit sur le sol froid de l’Elbereth, et il entama sa configuration.

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