Le meilleur pilote de la galaxie
Après la mort d’Adræsh, il nous fallut peu de temps pour émerger de ces enfers souterrains. La première bouffée d’air frais – si on peut qualifier ainsi l’atmosphère rare et viciée des hauteurs de Kharë – m’amena plus de réconfort que de peur : nous étions pourtant à près de dix mille mètres au-dessus de la ville, et l’oxygène était rarissime. À nos pieds s’étalaient des marais saumâtres, bordées par les arêtes jaunes du Labyrinthe. Bientôt, les pillards et les cafards de l’espace nous repéreraient.
Mais les tours effilées et les angles aérodynamiques d’Elbereth ne tardèrent pas à émerger derrière les colonnes de silice. Et nous fûmes bien vite rapatriés.
Ren passa d’un pas martial sur la coursive, jetant les lambeaux souillés de sa combinaison au passage, que des eyslyns empressées se hâtèrent de ramasser. Il se pencha sur la baie, sur laquelle apparaissait la porte de Kharë.
« Est-ce que j’atomise cette colonie, commandant ? s’enquit Dea d’une voix posée.
— Non. De toute façon, Kharë possède un bouclier extrêmement efficace. Ces Mères sont peut-être vieilles, mais ce sont de puissantes hiérarques, en cheville avec les puissances de l’outremonde. Tout ce qu’on obtiendra en tirant le GBE, c’est la création de quelque singularité aux conséquences catastrophiques dans l’Autremer, qui est déjà assez instable », répondit Ren en me regardant.
Je baissai le nez, tout en continuant à le fixer par en-dessous. Ren avait l’air de croire que j’étais seule responsable de tout le chaos dans l’univers. Dans le sien, c’était peut-être le cas, en effet.
« Bon, statua Ren. On décroche. Je vous laisse manœuvrer : s’il y a un problème, je serai aux bains.
— Oui, mon commandant », acquiesça Dea.
Ren jeta un dernier coup d’œil sur son écran.
« Où en est-on ?
— On est bons, mon commandant, répondit Dea. Attendez… Des astronefs à trois heures ! Ils nous prennent en chasse ! »
Ren se pencha par-dessus Dea.
« Des mercenaires… Kharë ne possède pas d’aios : tous les consacrés à Neachneinë dans son enceinte sont des esclaves d’autres races. Mais la Reine Araignée ne laisse pas ses proies sortir de la toile facilement ! Il va falloir les semer. Je vous laisse vous en occuper. Mon apprentie va venir vous prêter main-forte. »
Quand Ren fit mine de sortir de la salle, je lui attrapai le bras.
« Ren…
— Quand on commence quelque chose, me dit-il durement, il faut savoir le finir ! »
Et, sans m’accorder un regard supplémentaire, il sortit.
Je me tournai vers les deux navigatrices. Dea faisant semblant de n’avoir rien vu, mais les yeux opalescents d’Elbereth s’attardèrent plus longtemps.
Je cuirassai mon cœur malmené et me dirigeai vers elle.
« Allez. On a du travail. »
Angraema débarqua peu après, toute fière d’avoir été réquisitionnée par son père – et excitée à l’idée d’en découdre.
« Où est l’ennemi ? s’agita-t-elle en pliant sa longue silhouette – Angraema grandissait à vue d’œil. Est-ce que ce sont ces fameuses Mères aux commandes ?
— Les Mères ne pilotent pas, desthrín, lui apprit Elbereth en utilisant l’honorifique ældien pour « apprentie sidhe ». Il s’agit de mercenaires. La plupart sont orcanides.
— Orcanides ! rugit la jeune ældienne. La lie de la galaxie ! J’en fais mon affaire. Donne-moi un peu d’espace, Elbereth ! Je vais au poste de tir. »
Le « poste de tir » était en réalité un endroit plus calme, près de la baie, où l’on bénéficiait d’une meilleure vue. Là, Angraema s’assit en tailleur et ferma les yeux, se plongeant dans la matrice dimensionnelle d’Elbereth. Pour ma part, je pris un siège et laissai les trois guerrières du clan gérer. Ren ne m’avait donné aucune instruction précise, et j’étais encore sous le choc de la mort d’Adræsh, ce jeune humain à la fin si pathétique.
Ce ne fut pas une mince affaire de se débarrasser de ces chasseurs khari. Nous ne pouvions pas sortir de l’Ethereal sans portail, et en créer un avec le GBE aurait pu nous catapulter n’importe où, puisque les vecteurs ne pouvaient traverser de manière linéaire et prévisible le voile de la Trame entre l’univers immatériel et la réalité basique. Nos seuls repères étaient les portails connus. Elbereth avait chargé une carte précise des couloirs et embranchements complexes de l’Ethereal, mais visiblement, elle n’était pas la seule à savoir se repérer dans les environs. Les chasseurs y naviguaient aussi bien que nous.
« Cette portion de l’Autremer est bien connue, maugréa Elbereth en faisant défiler les cartes en trois dimensions les unes après les autres. Elle est restée stable suffisamment longtemps pour que la carte soit encore à jour. Je pense qu’on peut parier sur la pérennité des portails avoisinants, mais il serait imprudent d’utiliser le plus proche : il est fort probable qu’un contingent ennemi nous y attende. Qu’en penses-tu, Dea ?
— Je pense la même chose que toi, Bereth, confirma l’IA.
— Bon. Va pour le prochain couloir. On va les perdre dans le Dédale et marcher sur nos pas, comme le daurilim retrace sa voie ! »
Sur la baie, l’horizon avait disparu. Ce n’était plus que tunnels étroits et lumières froides de l’hyper-espace. Le cair évoluait là-dedans à pleine vitesse, s’engageant sans prévenir dans un couloir, plongeant dans un trou qui venait d’apparaître sous nos pieds. Les sauts dans des portails s’enchaînaient, et, les uns après les autres, nos poursuivants disparaissaient.
« Tours et détours, chantonnait presque Elbereth en faisant glisser son corps immense dans ce labyrinthe comme un serpent dans un conduit. Peu de cír connaissent aussi bien le Dédale que moi, je peux vous le garantir ! »
Je me rapprochai, évoluant parmi les morceaux de Trame qui flottaient dans l’habitacle devant moi.
« Comment arrivez-vous à avoir des cartes aussi précises de l’Ethereal ? demandai-je, impressionnée. C’est une grille qui change tout le temps !
— Ça vient de la Cour Exilée. Alfirin en a pris plein, la dernière fois qu’il y est allé, et il a déposé celles qu’il avait corrigées. Il savait qu’on allait en avoir besoin.
— La Cour Exilée ?
Elbereth me jeta un regard rapide.
— Un grand palais vide, qui vogue dans le Dédale. On le croise quand on en a besoin. C’est une bibliothèque. Elle contient plein de cartes de ce genre. Tous les ædhil qui passent déposent leur contribution. C’est la règle.
— L’Autremer et les canaux qui la traversent en long et en large – le Dédale – est connu des ældiens depuis des temps immémoriaux, ajouta Dea. C’est pour ça qu’ils l’ont choisi en priorité après le Schisme. Il est plutôt plus stable que la réalité basique.
— C’est surtout parce que les humains, à cette époque, étaient incapables d’y naviguer, murmura Elbereth d’un ton peu concerné.
Je me tournai vers elle.
— C’est pourtant bien les ældiens qui ont construit le réseau des portails, non ?
La wyrm secoua la tête.
— Non. Il existait déjà au moment où nous, les ultari, avons pu étendre nos ailes dans l’océan des étoiles.
Je haussai un sourcil.
— Qui l’a construit, alors ? Toutes les inscriptions dessus sont des glyphes ultari.
— Ceux des étoiles, répondit Elbereth. Ce sont eux qui l’ont construit, pour leurs guerre, leurs conquêtes.
— Eux ?
Le visage intelligent de Dea apparut dans mon champ de vision.
— Les stellaires, répondit-elle à la place de son amante. Les constructeurs de la galaxie.
— Les stellaires… bougonnai-je. Encore une légende de naute !
— À mon époque, je connaissais au moins un ædhil qui pouvait témoigner de l’existence des stellaires, plaça Elbereth. Je me demande s’il est encore en activité… Ça lui ferait pas loin des cent mille ans, aujourd’hui. »
Je voulus continuer à l’interroger, mais la navigation requérait notre attention. Un point clignotant apparut sur la carte.
« Il en reste un, observa froidement Elbereth. Lui. »
Je me penchai sur l’écran. Un petit croiseur ultari aux formes agressives se profilait derrière nous.
« Pourquoi est-ce qu’on n’élimine pas ce scarabée volant ? proposai-je. Un simple tir solénoïde traverserait sa carapace facilement.
— Sa petite taille et sa célérité lui permet d’éviter nos tirs, m’apprit Dea. Qui que ce soit aux commandes, pour nous avoir suivis jusqu’ici, c’est un pilote hors-pair ! »
Cette louange de Dea me contraria. J’étais bien devenue comme Ren !
Le croiseur effilé continuait à nous coller au train, tout en zigzaguant entre les tirs d’Angraema. La jeune apprentie sidhe criait et jurait, furieuse et frustrée.
« Rhach ! Il m’a encore échappé !
— Et il s’est rapproché », observa Dea.
Je l’observai de nouveau. Sa surface brillante et noire comme la laque était parsemée d’éclats d’impacts et de peintures de guerre.
« Par la ruine d’Hecalon, grinça Elbereth. Je reconnais cette empreinte psychique. Et ce glyphe... Neuf Lunes en Croissant, aux pointes dirigées vers l’extérieur. Dorśa !
— Quoi ?
— C’est Rhaenya, le cair de Lathelennil Niśven, troisième prince de Dorśa. Un bon à rien de pirate écarté par ses frères de la ligne de succession à la Neuvième Cour d’Ombre, qui vivote en louant son épée à qui mieux-mieux, pillant des marchands et vendant des esclaves. Mais c’est le meilleur pilote de la galaxie. En tout cas, il était connu comme ça à l’époque. »
Je fronçai les sourcils, contrariée. Le meilleur pilote de la galaxie…
« Il s’est fait surclasser depuis, grognai-je. Le meilleur pilote, depuis Evangelos Nekin, c’est Levi Fenrig. Et il a convenu que j’étais amenée à devenir meilleure que lui !
Elbereth leva un sourcil.
— Il a dit ça avant, ou après que vous ayez couché ensemble ? »
J’émis une protestation outrée. Comment savait-elle ?
« Je suis en connexion quasi-permanente avec Alfirin, m’apprit la wyrm d’un air égal. Et j’écoutais votre conversation quand tu lui as dit pour la perte de ta virginité avec cet humain, dans les bains. C’est moi qui ai dû le calmer, après. Il était furieux. Si je n’avais pas été là, Padma aurait été rayée de la carte.
— Mais… Revenons à ce Lathé Nilven.
— Lathelennil Niśven, corrigea Elbereth. Avec Rhaenya. Une wyrm rapide, morte jeune. Sa petite taille la rend particulièrement maniable.
— Qu’importe. Je prends les commandes de mon astronef. Vous, occupez-vous d’éloigner le cair ! »
J’étais énervée, j’avais besoin d’extérioriser ma colère.
Dea tendit le cou, me jetant un regard alarmé. Elbereth, elle, les bras calés sur le dossier du fauteuil, ricanait.
« C’est un seigneur de la guerre ældien, qui étend ses ailes dans l’océan des étoiles depuis des millénaires, ma petite Rika. Ne te lance pas dans un duel aérien avec lui. Tu le regretterais. On en pâtirait tous. On va tenter de le semer, à l’ancienne. Et puis… Naviguer dans le Dédale dans un simple astronef, sans Ren ?
— Je n’ai pas besoin de Ren. Je vais montrer à ce pirate esclavagiste comment pilotent les soldats de la République ! grinçai-je. Qu’ils arrêtent un peu de nous prendre de haut.
— Cela ne fera pas revenir cet esclave humain qui est mort, Rika, lâcha Elbereth, impitoyable. Cela n’effacera pas non plus ce que tu as vécu en bas. En revanche, tu risques de te faire abattre. Qu’est-ce que je dirais à Alfirin ? Tu ne crois pas qu’il a assez souffert par ta faute ?
— Rika a raison ! tempêta Angraema. Est-ce qu’on va laisser un vulgaire pirate nous narguer ? Je monte avec elle ! »
Je lui jetai un regard de connivence. J’étais sûre que je pouvais compter sur elle.
« Depuis quand t’identifies-tu à la flotte républicaine, capitaine ? s’enquit Dea, surprise.
— Depuis qu’on me prend pour une moins que rien ! Ce chasseur m’a posé un challenge. C’est mon honneur de pilote d’y répondre ! Cela n’a rien à voir avec les ældiens, ou Kharë » répliquai-je en fixant Elbereth.
La wyrm fit pivoter son fauteuil d’un mouvement agacé du pied.
« Arrêtez un peu vos délires. Les Niśven sont des sadiques notoires, et parmi eux, Lathelennil n’est pas le dernier. C’est leur tactique de chasse : harceler le troupeau pour qu’il se disperse en petites unités plus aisément manœuvrables. C’est ce qu’il essaie de faire. Vous n’avez aucune chance contre lui. Toutes les deux, vous en avez assez fait. Si vous voulez en découdre, aidez-nous à lui semer le train ici. »
Ma première impulsion fut d’ignorer ses conseils. Puis je songeai à mes récents déboires. Si je les écoutais, pour une fois ? Elles avaient toutes beaucoup plus d’expérience que moi.
Je me rassis dans mon fauteuil, ruminant ma frustration. Angraema darda ses prunelles de feu noir sur moi pendant un moment, comme si je l’avais trahie. Puis, docilement, elle reprit son poste.
J’observai les deux navigatrices s’affairer à semer notre poursuivant. Angraema n’arrivait toujours pas à le toucher.
« On a une porte de sortie, au fond de ce couloir, indiqua Dea. Si on parvient à l’atteindre…
— Ah, oui. C’est une des dernières anomalies de ce coin du Dédale, confirma Elbereth. L’ajout à la bibliothèque ne date que de six mille ans. »
Une exclamation triomphale fusa :
« Je l’ai eu ! »
Sur la baie, le petit cair décrochait de notre ligne, son aile gauche lestée d’une véritable queue de comète.
« J’ai abattu Lathelennil Niśven, le meilleur pilote de la galaxie, exultait Pas Douée. Vous l’avez tous vu ! »
Elbereth secoua la tête.
« Non… Tu ne l’as pas abattu. Regarde, il se redresse… Mais il abandonne la poursuite. »
Je laissai échapper un soupir de soulagement.
« Communication en attente, nous signala soudain Dea.
— On la prend. »
Un immense glyphe en trois dimensions envahit soudain l’habitacle, se déployant branche après branche comme une image fractale. Au centre d’un maillage de demi-cercles acérés – les « neuf lunes » de Dorśa, on pouvait voir ce qui ressemblait plus ou moins à un myocarde torturé, pressé à sang par des aiguilles en chaînon, dont l’ichor dégoûtait virtuellement sur notre sol.
« Sa signature, nous apprit Elbereth. Il nous remercie pour cette chasse, et nous déclare la guerre. »
Dea se leva.
« Je vais faire mon rapport au commandant. »
Hypnotisée par cet horrible symbole, je restais assise là, à la fixer. Elbereth coupa la transmission à ma place.
« On lui envoie une réponse ? » proposa-t-elle.
Ce que fit Angraema, avec une nouvelle salve de plasma.
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