II

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Tandis que nous nous installons à table, je remarque soudain que ma mère est nerveuse. Les plats ont déjà été amenés et elle est assise, bien droite, tordant machinalement sa serviette et nous regardant nous installer l'un après l'autre. Elle nous sourit, crispée, puis se racle la gorge.

- Mes chéris... Vous savez que demain c'est l'anniversaire de la mort de votre père... Déjà vingt ans...

Mes mains sont plantées dans le bois, jointures blanchies. La pression est à nouveau retombée sur moi comme une chape de béton.

- Il me manque chaque jour et je sais qu'il vous manque aussi. Mais vous êtes grands maintenant. Assez grands pour comprendre que c'est la vie.

J'entends le sang battre à mes tempes tandis qu'un bourdonnement enfle lentement mais puissamment dans ma tête.

- Maintenant que vous êtes adultes et que vous avez un travail, une situation, il faut que je pense à moi... Cette année est ma dernière dans l'éducation nationale et il va falloir que je laisse mes prochains élèves à d'autres collègues plus jeunes.

Je m'accroche désespérément à la table, mais un voile commence à troubler ma vue et ma respiration devient pénible.

- A cinquante-neuf ans, j'ai encore du temps avant de mourir et il y a des projets que nous avions, votre père et moi, et que je veux mener à leur terme. Et cette maison est bien trop grande pour une vieille femme seule. Trop grande et trop pleine de souvenirs. De bons souvenirs, bien sûr, mais aussi des plus durs. Et j'ai envie d'aller de l'avant.

Je déglutis, encore et encore, de plus en plus frénétiquement, mais je sens la nausée qui monte en moi et une salive chaude et salée envahit ma bouche.

- C'est super, maman ! On est content pour toi !

Mais les paroles d'Alexandre, pleines de bonnes intentions et d'une sincère chaleur, d'un enthousiasme juvénile et soulagé, ne correspondent pas du tout à ce que je ressens. Je me lève brusquement, titubant, et je me précipite en vacillant jusqu'aux toilettes pour vomir.

Entre deux crises de vomissements, j'entends maman détailler ses projets à Alexandre : voyages touristiques, engagements humanitaires, arts, expériences extrêmes... Et de la salle à manger me viennent les approbations heureuses de mon frère.

Et dans ma tête, en boucle, tourne une question toute simple mais cruciale, égoïste mais violemment essentielle : et moi dans tout ça ?

Au bout d'un quart d'heure, mon frère s'encadre dans la porte et, posant une main caressante sur mon dos plié au-dessus de la cuvette des toilettes, me tapote gentiment.

- Ça passe ?

- Ouais...

Mais l'angoisse est toujours aussi pressante. Pourtant, comme je n'arrive plus à vomir et que les dernières nouvelles ont déjà tourné dans tous les coins de ma tête, étonnamment, je vais mieux.

En tout cas, je vais.

Reste à savoir où.

- Tu reviens à table avec nous ?

- J'arrive...

Je l'entends qui hésite, piétine, et je sens sa main qui tremble un peu avant de se retirer. Puis ses pas s'éloignent.

Et moi dans tout ça ?

Trente-et-un an. Célibataire. Phobique absolu.

Et maman qui va faire sa vie ailleurs.

Et maman qui vend notre maison.

Et Alexandre qui va finir par se marier avec Céline.

Et moi dans tout ça ?

Et moi, handicapé à la charge de ma mère, de mon frère ?

Le suicide ? Allons bon ! Ça fait longtemps que j'ai dépassé ce stade. Trop lâche et trop optimiste pour ça.

La thérapie ? Déjà essayé ! Des charlatans incompétents !

Quoi, alors ?

Maman va partir. Alexandre va fonder sa famille.

Et moi dans tout ça ?

En me lavant rapidement les mains à l'eau glacée, en me réfrigérant fugacement le visage avec cette eau sinistre, je ressasse tout ça. L'angoisse a refoulé un peu et, prête à frapper à nouveau, reste pour l'instant gérable.

Je retourne à table, lugubre.

Ils m'encouragent de leur regard aimant et je me dégoûte d'être ainsi le boulet de leur vie de forçats. J'esquisse un sourire peu convaincant et m'assieds, flageolant, sur ma chaise.

- J'ai beaucoup réfléchi ces derniers temps. C'est important que je fasse ça. J'en ai besoin. Vous aussi. Et votre père l'aurait voulu.

J'acquiesce, mortifié mais honnêtement d'accord.

- J'ai aussi pensé à toi, Baptiste. Je ne veux pas te savoir en souffrance derrière moi. Alexandre va rester auprès de toi, bien sûr, et je reviendrai souvent, évidemment, mais il faut qu'on trouve le moyen de t'apaiser. J'ai fait de nombreuses recherches. Il y a beaucoup de psychiatres et de psychologues. Tu en as vu un certain nombre, sans succès. Je te propose un nouvel essai avec un spécialiste des phobies. Le docteur Prakaash est diplômé de l'université de New Delhi et de la Faculté de médecine de Paris. Il s'est spécialisé dans la thérapie comportementale et l'hypnose. Il paraît qu'il a de très bons résultats sur les grands phobiques dans ton genre.

Je reste silencieux, au bord des larmes. Larmes de tristesse. Larmes de rage. Larmes d'auto-apitoiement et de dégoût. Larmes de résignation. Larmes refoulées.

- Je ne suis pas encore partie, ne t'inquiète pas ! Je finis mon année avec mes CE2 puis j'organiserai la vente de la maison et mes projets. Tu as encore un an pour aller mieux. Et je serai là pour t'aider.

J'acquiesce, muet et la gorge nouée. Mon frère passe son bras autour de mes épaules et m'attire contre lui. Ma mère tend le bras par-dessus la table et saisit ma main pour la presser tendrement.

Les sanglots me débordent.

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