II

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Peu à peu, les instructions de Prakaash prennent vie dans les brumes de ma semi-conscience. Les silhouettes se composent progressivement, gagnant en épaisseur grâce aux taches de couleur qui viennent les remplir. Mais ces formes, ces silhouettes, contrairement à ce à quoi je m'attendais, sont bien plus grandes que des enfants. Vêtues de vêtements bruns, blancs et noirs, elles avancent vers moi le corps raide, le visage haineux. Leurs voix, maintenant que je les entends, me crachent des injures. Certaines sont presque sur moi et je perçois leurs haleines lourdes d'alcool et de fureur. Je sens soudain que des mains m'agrippent pour me tirer, me pousser. Puis des ongles s'enfoncent comme des serres dans ma chair, et les coups commencent à pleuvoir : dans mon dos, sur ma tête, sur mes bras dont je tente de me faire un bouclier, des coups de pieds dans mes jambes tandis que je glisse vers le sol, dans mes reins, dans l'estomac... La douleur est suffocante, et d'autant plus que les coups dans le ventre me coupent la respiration. La terreur est comble tandis que je comprends brusquement que je vais mourir, que ces gens veulent ma peau et qu'ils sont en train de m'exécuter. Les yeux pleins de sang, je ne parviens plus à me protéger des coups qui tombent de partout à la fois. Je ne discerne plus rien d'autre que les vociférations de la foule qui crie sa colère et se galvanise ensemble en se faisant sentir sa puissance. Une foule contre un homme seul. Je sens mes os craquer un à un, les poumons en feu, mon corps parcouru de spasmes de douleur. Quelqu'un, d'un violent coup de talon, vient de me fracasser une jambe ; un autre me brise l'articulation d'un bras en tirant brusquement à contresens. D'autres coups de bottes écrasent, percent et frappent, brisant une à une mes côtes. Au bord de l'asphyxie, je me mets à vomir une bile noirâtre dans la poussière. C'est mon sang que je crache ! C'est mon sang dans lequel je m'étouffe ! Je suis désormais étendu sur le dos et on continue de me tabasser. A travers le voile rouge qui recouvre mes yeux, je distingue des silhouettes vives qui s'approchent puis s'éloignent, remplacées par d'autres ; et, toujours, la douleur qui se répète, qui s'intensifie. Un nouveau coup, plus violent que les autres, vient heurter ma tête et je tombe enfin inconscient.

Je reste là, dans le noir et le silence. Peu à peu, j'entends un froissement régulier, une sorte de ruissellement. Une odeur lourde de patchouli monte progressivement à l'assaut de mes narines, me donnant la nausée. Je prends conscience de mon corps douloureux. Soudain, je me souviens du lynchage ! J'ouvre grand les yeux sur un plafond bariolé parcouru de lignes enchevêtrées.

Le cabinet du docteur Prakaash.

Perturbé, je reconnais le lieu sans comprendre pourquoi j'y suis. Puis ma compréhension s'inverse et je me demande maintenant de quel enfer je reviens tout juste.

- Très bien, monsieur Roths. Je crois que nous avons connu une avancée significative !

- Qu'est-ce qui s'est passé ?

Ma question, posée d'une voix rauque et tremblante, lui arrache un sourire.

- Vous avez retrouvé un premier nœud, évidemment !

- Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?

- Vous avez fait une attaque de panique, mais à entendre vos cris, celle-ci était justifiée !

- J'ai rêvé que je me faisais lyncher par une foule furieuse ! Je viens de rêver que je me faisais tabasser à mort par une foule !

- Non, répond-il d'une voix soudain sérieuse. Vous n'avez pas rêvé. Vous vous êtes souvenu. Vous avez retrouvé le traumatisme originel de votre ochlophobie.

- Vous voulez dire que je suis guéri ? Je n'aurai plus jamais peur d'être dans la foule ?

- Ne mettez pas la charrue avant les bœufs ! Vous avez trouvé le nœud, certes, et il faut se féliciter que vous ayez si vite réussi, mais il reste à le dénouer.

- Comment faire ?

- Votre inconscient a fait ce nœud et l'a oublié. Il vient de le retrouver. Il va désormais s'y attaquer dès que vous lui laisserez le champ libre.

- Je ne comprends pas...

- Maintenant que vous vous rappelez, vous allez rêver encore et encore de tout ça jusqu'à ce que votre esprit ait rétabli le lien.

- Mais pourquoi vous dites que je me rappelle ? Je ne peux pas me rappeler avoir été tué !

- Vous vous rappelez, c'est une certitude. Mais votre esprit peut avoir déguisé ce souvenir pour s'en protéger. Le traumatisme originel se trouve derrière cette scène, c'est indubitable. A vous d'y travailler pour trier le faux et le vrai.

Prakaash se redresse puis se lève. Il tire d'une étagère une écritoire et commence à écrire. Perturbé, je ressasse mon cauchemar – ou souvenir, comme il tient à l'appeler – et je me repasse la bande de ce que m'a dit l'étrange indien.

- Que faut-il que je fasse maintenant ? Ma voix a l'allure de celle d'un enfant effrayé.

- Dormir. Je vous prescris un anxiolytique léger mais efficace qui devrait vous permettre de lâcher la bride à votre inconscient. Vivez vos journées comme à l'accoutumée, tâchez de vous divertir, mais dormez de longues nuits. Vous prendrez un comprimé chaque soir avant de vous coucher. Couchez-vous tôt. Dormez au moins dix heures, c'est important.

Je n'en mène pas large, mais je me mets debout pour prendre l'ordonnance qu'il me tend ; il semble attendre quelque chose. Soudain, j'atterris : il attend bien évidemment que je lui règle la séance ! Quatre-vingt-seize euros ! Cela fait cher la consultation, mais il s'est passé aujourd'hui bien plus que durant toutes ces années de thérapie où j'ai perdu mon temps. Je paie sans commentaire cynique.

- Nous nous revoyons lundi prochain à la même heure ?

Je confirme d'un hochement de tête, la gorge aussi sèche que si j'avais crié des heures ou respiré de la poussière. Je repense avec un frisson d'horreur au lynchage que j'ai subi. Prakaash joint ses mains et s'incline pour me saluer, m'indiquant une porte que je n'avais pas encore remarquée, cachée qu'elle était derrière une tenture. Il m'ouvre et je me retrouve à quelques pas de la porte vitrée de l'immeuble. Ainsi, le cabinet dispose de deux entrées. Ou plutôt d'une entrée et d'une sortie. A nouveau, je félicite intérieurement l'intelligence dont a fait preuve le praticien en aménageant les lieux. Ainsi, le patient qui s'en va ne trouble pas la quiétude de celui qui arrive et, bouleversé par sa séance, il n'associe pas son trouble au décor apaisant de la salle d'attente.

Une fois sur le trottoir, je constate qu'il est déjà presque dix-sept heures et que le soir tombe de plus en plus vite. J'abandonne ma réflexion et laisse libre cours à mon angoisse. Je démarre immédiatement un sprint enfiévré vers la station de bus.

Encore une fois, j'arrive en loque à attraper in extremis ma navette et je m'affale sur un siège libre. La dizaine de passagers me jette son regard coutumier, mais quelque chose a changé en moi. Si leur regard me donne des frissons, il ne déclenche plus en moi de vagues d'angoisse. D'avoir vu une vraie foule furieuse, je les trouve soudain bien inoffensifs, ces travailleurs fatigués du lundi soir, dans leur laborieux transit vers leur foyer... Néanmoins, je détourne les yeux et m'absorbe dans la contemplation de la ville qui défile pour ne pas tenter le diable. La peur est toujours tapie en moi, prête à mordre.

Songeant tout-à-coup à mon ordonnance, je pense à la pharmacie qui se trouve non loin du prochain arrêt. Si je fais vite, j'ai peut-être le temps de descendre du bus, de courir chercher mon médicament puis, poursuivant sur le boulevard au pas de course, de remonter dans mon bus à l'autre bout de la boucle qu'il fait dans son itinéraire pour me ramener chez moi.

C'est un pari dangereux. Faisable, mais dangereux. Si je ne suis pas assez rapide, je rentre à pieds et je serai piégé par la nuit. Mais si je n'ai pas mon médicament ce soir, j'ai peur de briser le processus de guérison. Le ton impérieux du docteur m'impose de prendre au sérieux ses consignes.

J'appuie sur le bouton d'appel pour demander l'arrêt. Je traverse les portes avant même qu'elles aient fini de s'ouvrir et je fonce comme un forcené le long de la rue. La croix verte clignote quelques centaines de mètres plus loin.

J'atteins l'officine dans un état fébrile, haletant, et m'installe dans la queue. Une petite vieille monopolise un comptoir en racontant sa vie au pharmacien poli qui n'ose l'interrompre malgré la crispation de son sourire faussement intéressé ; une mère de famille hébétée, un enfant la tirant par le bras pour s'approcher d'un présentoir à bonbons, regarde une pharmacienne aux gestes ralentis entasser des dizaines de boîtes de médicaments sur le comptoir, un nourrisson contre sa hanche ; un troisième comptoir, le dernier, est occupé par un vieux pharmacien qui compulse une liasse de feuilles, ses lunettes pendant au bout de son nez.

Devant moi, un ouvrier en bleu taché de blanc attend son tour, des effluves de tabac montant à mes narines. Ça sent mauvais. Je ne vais pas avoir le temps. Je vais manquer mon bus.

Enfin, la mère de famille attrape le sac plastique renflé que lui tend l'employée et mon ouvrier fond sur le comptoir. La mamie n'en finit plus d'évoquer l'arthrose de son défunt mari ou la varicelle de son dernier petit-fils ; le vieux pharmacien semble prendre la pose, ses lunettes en équilibre instable à l'extrémité de son nez. Enfin, il repose sa liasse et me fait signe d'approcher.

Je lui tends vivement l'ordonnance, qu'il prend le temps de lire. Il fronce les sourcils, me jette un regard en coin. Mal à l'aise et impatient d'en finir, je balance nerveusement d'un pied sur l'autre, me mordant la lèvre pour ne pas lui hurler de se magner le cul. Enfin, il s'éloigne vers l'arrière boutique d'un pas traînant de ses mules élimées et son dos voûté disparaît de ma vue.

Les dés sont jetés. Tout dépend maintenant de mon champion. Et je ne suis pas optimiste, pour une fois. Je me représente très bien le trajet de mon bus. Il n'a pas tourné dans le boulevard quand j'en suis descendu ; il a poursuivi tout droit jusqu'au supermarché, puis il a tourné à droite en direction du nouveau quartier résidentiel ; il doit être en train de revenir après une ultime bifurcation à droite. Je le vois dans ma tête qui approche de l'arrêt où je devrais déjà être...

Je pianote anxieusement sur le comptoir avec mes doigts crispés, je serre le bord du plateau de mes mains aux jointures blanchies. Le vieux reparaît avec une petite boîte blanche. Je lui tends ma carte vitale et il pianote lentement du bout de l'index sur un clavier digne d'un minitel.

Il marmonne quelques conseils qui sonnent comme des menaces.

- Attention à la posologie, jeune homme. Un seul comprimé une demi-heure avant le coucher. Au moindre effet secondaire inquiétant, consultez un médecin.

J'acquiesce impatiemment et lui arrache des mains ma carte vitale et la boîte. Je l'entends bien me crier de sa voix chevrotante que j'oublie mon ticket, mais je suis déjà dehors en train de courir comme si ma vie en dépendait. Ce qui n'est pas loin d'être le cas. Si je manque le bus, je ne le supporterai pas.

La nuit s'avance à grands pas.

Je remonte l'avenue sur les ailes de la terreur, manquant bousculer quelques passants insuffisamment prompts à s'écarter. Enfin, je surgis au carrefour, manquant me faire écraser lorsque je bondis sur la chaussée. Le klaxon qui me poursuit de sa colère me fouette un peu plus les sangs et je saute plus que je n'enjambe le bord du trottoir opposé, poursuivant ma course tel un fou furieux, serrant ma précieuse boîte dans ma main crispée par l'effort. Lorsque j'atteins le carrefour suivant et que j'aperçois l'arrêt, mon bus est encore devant son quai. Je m'élance et me mets à crier en agitant les bras comme un fou lorsque les portes commencent à se refermer. Je m'écrase presque sur la vitre et supplie le chauffeur de me rouvrir, moitié vociférant, moitié pleurant.

Le conducteur me laisse monter sans un mot, mais son regard me scrute d'un air suspicieux et les autres passagers, tout aussi méfiants, me regardent comme si j'étais un aliéné en fugue.

Ce qui n'est pas non plus très éloigné de la réalité... Je me tapis dans un coin libre et m'abîme dans la contemplation de la ville pour ne plus voir leurs regards peser sur moi. Les lampadaires s'allument pour repousser la nuit, mais ils me donnent au contraire la sensation de précipiter sa chute. Je pose mon front en sueur contre la vitre glacée. Le contact me fait du bien, mais je sens douloureusement les autres passagers qui me scrutent, qui m'oppressent comme une autre foule dans ma mémoire continue de me déchiqueter de ses griffes, de ses poings, de ses mots et de ses pieds.

Quand on arrive à proximité de mon arrêt, je suis en effervescence. Il fait presque nuit, mais je suis quasiment tiré d'affaire. Je bondis hors du véhicule et sprinte à nouveau sur le trottoir en direction du portail salvateur. Je l'enfonce de l'épaule plus que je ne l'ouvre et, le claquant violemment dans mon dos, j'avale en quelques enjambés effrénées la distance qui me sépare de la maison. Mes mains moites glissent sur la poignée mais la panique me fait les serrer si fort que je parviens à la tourner. Je referme brutalement la porte et m'appuie dessus, à bout de souffle. Je me laisse doucement glisser le long du battant et me roule en boule, prostré autour de mon trophée, cette boîte miraculeuse, pourvoyeuse d'un sommeil miraculeux.

- Tout va bien ?

Ma mère, inquiète mais pas particulièrement surprise par mon état étant donné que c'est loin d'être la première fois que je peine à vaincre la nuit à la course, s'est encadrée dans un rectangle de lumière découpé par la porte du salon. En fond sonore, le téléviseur diffuse des rires et de la musique. Son regard est compatissant, mais elle n'esquisse pas un geste dans ma direction.

Toujours ce faux-semblant de normalité, cette indifférence feinte pour préserver ma dignité. Je l'en sais gré, mais la honte me mange les joues.

J'irai bientôt mieux, me promets-je.

- Ça va, je jette, expéditif.

Elle me fixe un instant puis retourne devant le téléviseur.

- Je t'ai laissé ton assiette au four à micro-ondes.

Je grogne un remerciement puis, lentement, je me relève. Je passe par les toilettes et me rince le visage à l'eau froide. Luttant contre ma répulsion, j'insiste pour me nettoyer de la transpiration, mais aussi pour tenter de laver ma mémoire des images et sensations éveillées par mon « souvenir ». Je crois encore sentir le goût du sang et de la poussière dans ma gorge à vif d'avoir respiré l'air froid de ma course. J'avale de grandes rasades d'eau froide, mais sans autre effet que de me caler l'estomac d'un liquide remuant et mobile qui me donne un début de nausée. J'ai mal à la tête. Après avoir annoncé que je vais me coucher, je monte dans ma chambre avec un verre d'eau et ma boîte de comprimés.

Fatigué et impatient de rêver, bien qu'angoissé à l'idée de revivre mon lynchage, je me déshabille, avale un cachet et m'allonge. Je regarde un moment mon plafond fissuré dans le halo de ma lampe de chevet, bercé par le ronronnement discret de mon ordinateur et remerciant intérieurement ma mère d'avoir déjà préparé la maison pour la nuit. Je ferme les yeux en repensant au cabinet du docteur Prakaash, en rappelant à ma mémoire le plafond de son bureau. Je retrouve un peu de la sérénité qui m'avait envahi alors et je glisse rapidement dans le sommeil.

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