III

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Lundi prochain, je devrai gagner le cœur de Paris et de ses grandes avenues. Lundi prochain, je devrai fendre une foule plus grande encore, traverser des lieux inconnus. Grâce au réseau des bus, je pourrai éviter de prendre le métro, mais le trajet sera bien plus long.

Ce que je crains surtout, ce sont les locaux où se passera la formation. Sûrement une petite salle de conférence avec baie vitrée vertigineuse. J'ignore si je serai capable d'y pénétrer.

Et mon rendez-vous ne sera que le soir-même avec Prakaash ! Il faut que je parvienne à obtenir un rendez-vous avant lundi !

S'il a suffi d'une séance pour apaiser mon agoraphobie, une autre suffira peut-être à soigner ma claustrophobie ?

Oui, peut-être.

Mais à quel prix ?

La première séance m'a apparemment rendu schizophrène. Ou si ce n'est pas la folie, elle m'a transformé en une espèce de monstre à la double personnalité accueillant le deuil de personnes qu'il n'a pas connues...

Je récupère mon téléphone portable dans ma poche et, vérifiant qu'il n'y a personne dans les cabines, je compose le numéro du standard du médecin.

La même voix fraîche et insensible me répond, professionnelle. Un rendez-vous s'est libéré demain soir. Je le prends. C'est inespéré.

Quand je raccroche, je suis soulagé.

Et empli d'une crainte nouvelle.

Que me réserve cette deuxième séance ?

La gorge sèche, je bois un peu d'eau au robinet et je m'ébroue comme pour me libérer du poids des soucis qui s'agrippent à moi de leurs doigts crochus.

Après une grande inspiration suivie d'une longue expiration, je quitte les sanitaires et regagne mon poste.

Une fois assis, mon regard se cogne à nouveau au post-it d'Hinergeld qui me nargue toujours, collé au carreau de mon écran. Je l'arrache rageusement et le réduis en une boulette fluo avant de le jeter méchamment dans ma corbeille à papier.

Attitude puérile.

Mais ça fait du bien.

J'allume mon ordinateur et active ma ligne téléphonique. Mesquinement, j'allume aussi, sans raison, la lampe de mon bureau. Je pense à la facture de la boîte qui s'alourdit en conséquence et je commence même à sourire.

Puis c'est ma fibre écolo qui vibre et j'éteins la lumière, presque honteux de ce gaspillage.

Je lâche un soupir et compose mon premier numéro. Une femme au foyer à qui je fais miroiter des achats de première nécessité comme un home cinéma ou un rameur pour l'encourager à contracter chez nous un crédit qu'elle remboursera plus tard. Ou ses enfants. Le mépris que je ressens envers mon travail et, par extension, envers moi-même, m'empêche d'être efficace. J'ai beau débiter les phrases du protocole validées par nos experts, rares sont les clients qui adhèrent à mes propositions. Ils ne peuvent généralement pas manquer la pointe d'ironie qui perce dans chacun des avantages que j'énumère.

Mais, malgré tout, il y en a quand même pour me prendre aux mots lorsque je leur explique que puisqu'ils n'ont pas d'argent en suffisance, il faut bien qu'ils en empruntent.

Parce que, bien sûr, quand on veut faire un gros achat qui sort de l'ordinaire, on fait un crédit. Mais c'est une dépense voulue, choisie. Là, au contraire, mon métier est de faire miroiter l'envie du superflu à des gens qui manquent du nécessaire.

Ma ménagère n'est pas dupe et retourne à son ménage.

Il faut dire que je suis encore moins investi dans mon discours que d'habitude, envahi que je suis par mes pensées perturbantes.

J'en viens même à apprécier ces conversations formatées et perverses qui me détournent momentanément de mes préoccupations.

Un nonagénaire presque sourd m'oblige ensuite à m'investir vocalement et énergiquement dans l'échange, mais mon crédit ne le convainc pas. Pour être tout à fait honnête, je ne suis même pas sûr qu'il ait compris le sujet de notre conversation. Je raccroche, fatigué mais amusé.

On éprouve toujours une tendresse amusée et une douce pitié face aux faiblesses du grand âge. Sans doute une sorte d'instinct parental mâtiné d'un refus d'identification à ces projections angoissantes de notre propre vie à venir.

Le quadra qui suit m'évacue vite fait bien fait et je bascule ses coordonnées sur l'annuaire de l'équipe féminine. Elles réessaieront dans quelques semaines avec sans doute plus de succès que moi. Toujours cette ruse d'associer la stupide libido masculine au pouvoir fascinant de la possession : bien, argent, ou cette voix féminine et suave au bout du fil pour laquelle on serait prêt à beaucoup pour la garder au creux de son oreille, même à contracter un prêt dont on n'a pas besoin...

Et la matinée file au gré des appels plus ou moins longs, le plus souvent infructueux. Un trentenaire célibataire s'est laissé tenter : il avait besoin de renouveler son PC et sa garde-robe. Du moins l'ai-je laissé se persuader de cette nécessité. Parfois, j'ai le sentiment de donner malgré les requins qui m'emploient un coup de pouce généreux au destin. Et je commence mon déjeuner en imaginant mon client séduire victorieusement la future femme de sa vie... Voilà qui m'ouvre l'appétit !

Mais bien vite – trop vite – mes pensées virent au noir et la fin de ma salade de pâtes prend un goût amer qui m'empêche de la finir.

Je range ma gamelle dans mon sac et je reste immobile à fixer l'écran de mon ordinateur – en veille. Des images de Sophia et de son sourire d'ange viennent me serrer le cœur, tout comme la bonne tête parcheminée de ma mère – celle de Samba – ou le sourire espiègle d'Alim... Et les rictus haineux de Peter et de ses amis...

Mes collègues viennent salubrement me tirer de mes ressassements monomaniaques et nous nous remettons en chœur au travail. Je me fais éconduire vingt-trois fois avant d'accrocher une vieille accro du shopping antipathique à qui, pour le coup, je n'ai pas de scrupule à fourguer un kit crédit et assurances. Raccrochant sur une mimique vengeresse, je m'aperçois qu'Hinergeld me scrute depuis la porte de son bureau.

Je me force à soutenir son regard et il ferme ses stores. Je me redresse sur mon siège et compose le numéro suivant. Un père divorcé passe ses nerfs sur moi et je le laisse vider son sac avant de m'excuser de l'avoir dérangé. Je suis désormais d'humeur magnanime et, grand seigneur, j'aspire à fournir un exutoire à mes semblables après mes petites victoires d'aujourd'hui, ces modestes revanches que j'ai prises sur ma chienne de vie...

De nouveau une dizaine d'appels plus ou moins écourtés par des interlocuteurs plutôt moins courtois, puis à nouveau une ménagère affairée qui avait justement besoin d'une nouvelle machine à laver et d'un sèche-linge et qui n'avait pas eu le temps de s'en occuper. Je lui propose la formule la plus chère en faisant de mon mieux pour doucher son enthousiasme, mais les cris d'un nouveau-né et les hurlements que pousse mon interlocutrice sur un autre enfant qui n'aurait apparemment pas dû écrire ailleurs que sur sa feuille l'empêchent d'entendre ma subtile rhétorique et elle me donne tout un tas d'informations personnelles afin que je la harponne dans nos fichiers.

Tant pis pour elle : je ne peux pas sauver tout le monde, et puis il faut bien que je me nourrisse...

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