IV

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Quand arrivent quinze heures, je suis épuisé nerveusement et ma colonne vertébrale se rappelle à mon bon souvenir par une douleur sciatique qui la fait frissonner du genou à l'omoplate. J'en suis quitte pour une soirée bouillotte-Voltarène...

Ayant assez combattu dans l'arène, je m'empresse d'éteindre et ranger mon poste de travail puis de quitter l'étage. Je disparais dans l'escalier et dévale énergiquement au ralenti les marches pour retrouver la fraîcheur d'un air... toujours aussi pollué et saturé d'une humidité poisseuse de début d'orage.

Je ralentis mon allure et guette sur le trottoir les touffes vertes et rebelles qui savent si bien me regonfler le moral. Une petite herbacée timide pointe son brin dans la jointure entre le trottoir et sa bordure ; je l'encourage d'un sourire. Un platane dominant la rue soulève et craquelle de ses racines insoumises le bitume qui avait tout recouvert. Mon cœur s'allège un peu. C'est comme si de voir la vie à l'œuvre envers et contre tout – et contre nous – me faisait du bien, me redonnait confiance en l'avenir.

Il faut dire que dès que mes yeux ou mes oreilles tombent sur un média d'informations, il y a de quoi devenir suicidaire ou enragé : stérilisation des terres, appauvrissement de la biodiversité, déforestation, pollution de tous les milieux, épuisement des ressources, réchauffement climatique, indignation de chacun mais passivité de tous... et tout ça pour des civilisations de l'iniquité et du malheur. A quoi bon tant de puissance pour un si piètre usage ?

Alors, oui, dès que Mère Nature fait un pied de nez à notre urbanisme tout-puissant, c'est un peu de ma dignité humaine et de ma confiance en demain qui reviennent.

A l'arrêt de bus, je savoure le plaisir de ne plus me sentir aussi angoissé par la présence de la foule qui s'écoule sur le trottoir ou qui stagne sous l'abri avec moi.

Une bruine fine et glacée tombe à présent et, là aussi, je redécouvre cette satisfaction primitive, ce réconfort animal à se regrouper pour affronter l'adversité, à se tenir chaudement serrés les uns contre les autres pour résister au froid.

Je souris à part moi et laisse dériver mon regard sur le ciel grisâtre qui s'assombrit. Le bus est en retard et la baisse de luminosité fait remonter d'un cran mon niveau d'angoisse, mettant un terme à mes réjouissances intérieures.

Le bus va forcément arriver bientôt.

Afin de ne pas penser à ce qui se passerait si un retard trop important devait me coincer en pleine nuit à l'extérieur de chez moi, je me concentre sur le visage de mes voisins.

La plupart sont fatigués, fermés. Une vieille femme remâche ses gencives accrochée au banc et à sa cane ; une quarantenaire flanque son côté gauche, son corps massif surplombé d'un visage gras et noir emmitouflé dans une écharpe et un bonnet épais ; une femme enceinte lorgne avec envie le petit morceau de siège laissé vacant mais insuffisant pour accueillir sa physionomie plantureuse et elle triture, agacée, une mèche de cheveu qui s'échappe de son tour de cou ; deux adolescents aux sacs à dos massifs discutent calmement en se montrant des vidéos sur leurs téléphones et en ricanant grassement ; deux trentenaires consultent machinalement et fréquemment montre pour l'un et portable pour l'autre, agrippés à une mallette de cuir mou, et se disputent télépathiquement le droit d'aborder la dernière usagère usée par la journée, une jeune femme séduisante malgré les nombreuses couches de vêtements qui la protègent du mauvais temps, qui feint de ne pas se rendre compte de leur manège et arbore un masque d'indifférence pour les dissuader de tenter une approche.

Tandis que je la détaille, son regard croise le mien et y plante quelque chose qui me fait tressaillir. Ses yeux bleus sont lumineux et m'évoquent immédiatement ceux de Sophia. D'ailleurs, une boucle blonde échappée de son bonnet achève de me bouleverser. Certes, ce n'est pas Sophia, mais elle lui ressemble et, d'aussi loin que remonte ma mémoire, c'est la première fois qu'une femme croise mon regard sans que j'aie envie de m'enfuir en courant – et que je le fasse.

D'avoir bien en moi le souvenir de mon étreinte avec Sophia – du moins celle de Samba -, ce n'est plus de la panique que je ressens, mais une angoisse presque délicieuse, un vertige tendu et enivrant. Je sens que je saurais l'aborder.

Un bruit de plastique détourne mon attention de la jeune fille : l'un des deux traders de bazar a sorti un paquet de cigarettes, résigné à devoir s'occuper seul. Je m'éloigne vivement avant qu'il ne sorte un briquet ou une boîte d'allumettes.

Et mes yeux tombent sur le panneau d'affichage électronique : "En raison d'un incident technique, la navette de seize heures quatre est supprimée. Prochaine navette à destination de Nanterre à seize heures quarante-sept."

J'envisage un instant de rentrer à pied, mais c'est loin, trop loin pour que je sois sûr de gagner ma course contre la nuit, d'autant plus que, faute d'habitude, je ne suis pas sûr de maîtriser assez bien l'itinéraire pour pouvoir accomplir seul le trajet sans me perdre.

Je me résigne à patienter en examinant la foule qui s'épaissit et dans laquelle j'ai de plus en plus de mal à retrouver la jeune femme.

Soudain, un crissement et un bruit de dépressurisation interrompent mes recherches en plein élan tandis que le bus massif ouvre ses portes entre nous et que la foule se lance à son assaut. Quelques dixièmes de secondes, je me retrouve au coude à coude avec ma promise imaginaire et je repense à cette vieille chanson d'Édith Piaf des amants présentés puis séparés par la foule. D'ailleurs, alors que je m'apprête à lui sourire, la grosse femme noire l'entraîne loin de moi vers l'arrière du véhicule tandis que, hébété, je finis par chercher partout ma carte pour la valider.

Lorsque je relève la tête de la machine, je la cherche des yeux mais elle est coincée contre la fenêtre dans une partie bondée de l'habitacle.

Je reste debout près de la sortie et tâche de ne pas la dévisager comme un psychopathe sans la perdre de vue. Au gré des chaos, je tente de croiser à nouveau son regard, mais la magie n'opère plus et le paysage qui défile dehors est un rival trop fort pour moi.

La nuit qui tombe, aussi, me fait atterrir.

J'oublie momentanément mes prétentions de Roméo pour contenir la montée de panique qui menace de me faire hurler tandis que le bus saute de tache orangée en tache orangée le long du macadam. Un halo grisâtre voile encore les nuages, mais la couleur sombre peu à peu sur le monde tandis que les vitrines, illuminées, clignotent outrageusement dans le crépuscule.

Lorsque nous arrivons à proximité de mon arrêt, je me décrispe un peu et réalise que la jeune femme est déjà descendue sans même que je la remarque. Je me traite d'imbécile puis quitte le bus en vitesse pour sprinter jusque chez moi. La peur me donne des ailes et je me jette plus que je n'entre à l'intérieur du pavillon chaudement éclairé.

- Salut mon chéri ! J'ai commandé des pizzas !

La voix, comme d'habitude, est chaleureuse et s'efforce à la normalité. Tandis que je halète contre la porte, et commence à percevoir les bruits d'une émission de variété venant du salon, elle ajoute que mon frère vient avec Céline.

Je ne réponds pas, mais cette nouvelle me fait sourire et me ramène à mes propres souvenirs de Sophia et de l'inconnue du bus. Trouverai-je bientôt la Céline qui fera de ma vie un doux rêve éveillé et me fera oublier mes cauchemars ?

- Je vais me laver.

Maintenant que mon souffle est revenu et que la nuit est bien contenue hors du pavillon, je me sens plein d'une énergie et d'une volonté qui prennent clairement racine dans mes victoires inespérées de ces derniers jours. Même si l'escalier reste une épreuve, je savoure mes succès.

J'ai vaincu mon ochlophobie.

J'ai tenu tête à Hinergeld.

Je revis.

J'espère à nouveau.

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