V

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Ma toilette est brève – forcément -, mais je me sens bien une fois propre, une fois effacées les traces de mes dernières paniques.

Je veux faire honneur à mon frère et à Céline, à ce beau couple dont j'attendais l'avènement depuis si longtemps !

Une fois habillé, je descends mettre la table.

Quatre couverts.

Nous avions déjà eu à table Céline ou Thomas et l'idée de servir des pizzas ne me paraît pas incongrue, mais avoir un couple à table... Cette idée-là, elle, me dérange. Elle remue en moi des douleurs encore vives, des plaies mal refermées.

Mon père me manque soudain plus fort encore et j'éprouve le besoin de m'asseoir, là, à sa place, de puiser dans son souvenir la force paternelle qui me fait défaut. Je n'ai pas non plus de souvenir du père de Samba. Il faut croire que même avec plusieurs vies, on ne compense pas forcément toutes les défaillances de l'existence.

Je revois cet homme robuste nous conduire partout avec assurance, nous sourire chaleureusement, exprimer dans un hochement de tête tout en retenue des discours qu'il n'avait pas besoin de faire... Je le revois avec Alexandre sur les genoux en train d'éplucher des pommes de terre dans un silence tout en complicité. Je me revois avec lui, tôt le matin, arpentant les marchés à l'heure où la nuit n'a pas encore cédé au jour et que les marchands discutent fort, un gobelet de café fumant à la main, et s'interpellent en riant chaleureusement.

Il avait été primeur de nombreuses années mais il s'était blessé le dos sur une charge trop lourde et s'était peu à peu retiré de la vie active, conservant l'habitude de cette tournée hebdomadaire et le réseau d'amitiés franches entre hommes et femmes de la nuit, ces grandes gueules au grand cœur qui composaient une sorte de fresque archaïque des petits villages.

Beaucoup s'étaient déplacés pour l'enterrement, mais ils n'avaient plus reparu, respectant tacitement un deuil nécessaire dans lequel ils n'avaient pas leur place. Accomplissant sûrement entre eux et à leur façon leur devoir de mémoire et leur entreprise de résilience solidaire.

C'est Alexandre qui avait mis ses pas dans ceux de notre père. De cadet, il était devenu l'aîné protecteur, force positive et tranquille qui nous soutenait tous deux, maman et moi. Et maman s'était reconstruite, peu à peu, le temps refermant les plaies pour ne laisser que des cicatrices sensibles, élancements sporadiques de l'âme.

Et moi je m'étais délité, maintenu à flot mais morcelé.

Aujourd'hui, alors que je sens enfin luire quelque chose au bout de mon tunnel, même si ce quelque chose projette des ombres inquiétantes, je me sens plus solide. Assis à la place de notre père, je me retrouve pour la première fois dans la peau de l'aîné. Ma force est hésitante, tâtonnante, étonnée de se découvrir, mais elle est bien là, relevant le menton pas après pas.

Je me relève et achève de mettre la table, prêt à accueillir mon petit frère et ma future belle-sœur.

Enfin, un crissement de gravier assourdi me parvient et j'entends bientôt Alexandre sonner avant de pousser la porte.

Je souris à part moi. Il ne sonne jamais habituellement : il commence déjà à se sentir étranger. Pas indésirable, je suppose, mais déjà en partance vers son propre foyer. A moins que ce ne soit Céline.

Je m'avance vers le couloir et y découvre ma mère enlaçant avec tendresse le petit couple nouveau. La gorge nouée par l'émotion, me traitant intérieurement d'idiot, je m'avance à mon tour.

- Alors ça y est ? Mon grand dadais de fils s'est enfin déclaré ! J'avais peur de devoir te demander ta main à sa place !

Les deux amoureux rougissent et se sourient doucement, se dandinant avec maladresse épaule contre épaule.

- Alors, la belle-soeur, tu as enfin botté les fesses de ta rivale boutonneuse ? J'avais peur qu'il finisse par épouser une de ses machines !

- Bon, ça suffit vous deux !

Alexandre nous fait les gros yeux et nous éclatons tous de rire.

- Allez ! Venez vous installer. On va prendre l'apéro ! Qu'est-ce que je te sers, Céline ?

Tandis que les jeunes amants ne se quittent pas d'une semelle, leurs corps se frôlant sans cesse, leurs doigts s'entrelaçant à chaque instant, leurs regards se mêlant à tout propos, je me sens plein d'une joie amère. Tout ce bonheur aurait pu éclore plus tôt si je n'avais pas été là. Tout ce bonheur pourrait être mien aussi, sans la connerie des hommes et la somme de mes angoisses stupides.

Ma mère, comme rajeunie et dopée par ce surcroît de vie dans notre foyer, assure comme une cheffe : pas un temps mort ne s'installe et, très vite, les tourtereaux sont à l'aise et nous retrouvons la connivence décontractée de ces dernières années. Bien sûr, l'absence de Thomas et la promiscuité tendrement frénétique des deux amoureux sont des perturbations troublantes, mais c'est un couple qui existait déjà en filigrane et qui ne fait que s'animer.

Quand les pizzas arrivent enfin, j'en suis même à un point où je participe avec enthousiasme aux évocations comiques de notre adolescence commune et aux amorces bienveillantes et retenues d'ouvertures sur l'avenir. Quand la sonnerie retentit, un léger malaise s'installe. Maman est partie aux toilettes et il est impensable – pour l'instant – que j'ouvre la porte sur la nuit. Mon frère, soudé à Céline et engoncé dans son statut d'invité, semble hésiter. C'est finalement Céline qui débloque la situation en déposant un baiser furtif au coin des lèvres de mon frère avant de se lever.

- J'y vais ! Je vous laisse entre hommes !

Mon frère a rougi et présente désormais à mon jugement impartial un sourire niais. Je ris gentiment et lui ébouriffe sa tignasse brune. Nous nous fixons en silence. Notre père aurait été heureux et fier de son fiston.

- Je suis fier de toi, p'tit frère !

Alexandre a les larmes aux yeux et déglutit bruyamment. Il attrape ma main qui traîne sur la table à jouer avec une coquille de pistache et la serre fermement.

- Merci grand frère.

Tout est dit en peu de mots. Nous nous fixons, vibrant à l'unisson au souvenir de cet autre muet qui résonne dans nos cœurs par son absence et que nous approchons à nouveau ce soir dans notre fraternité silencieuse.

Ma mère arrive soudain et, englobant la scène du regard, semble tout comprendre des forces invisibles qui sont à l'œuvre entre ses fils. Elle s'approche et nous serre tous les deux dans ses bras avant de planter sur nos crânes un baiser affectueux.

C'est sur ces mièvres entrefaites que Céline fait son entrée chargée de quatre boîtes en carton plat au fumet alléchant.

- Merci ma fille !

Les deux femmes se regardent un instant en silence, puis Céline acquiesce et vient s'asseoir contre Alexandre. Ma mère serre fugacement l'épaule de la jeune femme avant de regagner sa place.

On distribue les boîtes et chacun hésite un instant entre soumission à l'appétit bestial ou tentative de raffinement absurde. Au final, on tranche la poire – ou plutôt la pizza – en deux : on mange avec les doigts, mais dans des assiettes !

Les odeurs de fromage se mêlent dans la pièce, dans les bruits de mastication autour d'une table pleine, et l'ensemble donne à la scène un air de fête.

On parle, on mange, on rit, on mange...

Une fois la soirée bien avancée, les ventres repus et les cœurs réchauffés, les traits tirés et la menace du mardi viennent interrompre cette crémaillère familiale. D'ailleurs, on sent bien ma mère et moi que le jeune couple n'a que trop fait durer sa prestation publique et aspire à se blottir dans un cocon d'intimité plein de douces promesses.

Nous nous serrons longuement dans les bras les uns les autres, comme pour étreindre et figer dans nos chairs le souvenir de ce moment heureux que nous venons de partager.

Lorsqu'ils sont partis, j'aide ma mère à ranger en échangeant avec elle quelques banalités puis je monte me coucher.

Après une si longue et éprouvante journée, je suis pris de vertige dans les marches et manque lâcher prise quand la rampe m'échappe. Enfin, je me laisse tomber sur mon lit.

J'avale vite-fait mon médicament et me laisse tomber dans les bras de Morphée.

Toute la nuit, ma conscience serpente entre les réminiscences de ma vie de Samba et les souvenirs de ma vie actuelle, mêlant mes bonheurs de naguère aux malheurs d'aujourd'hui, mes humiliations de cette ancienne vie et mes victoires de la présente.

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