IV
Odeur vivante des esprits convoqués par les reliques de peau qui couvrent le sol et nous entourent, voile bleu des fumées du grand feu et du calumet que personne n'a touché, crépitement colérique des flammes qui aspirent à conquérir d'autres foyers, bourdonnement du clan qui patiente nerveusement autour du grand tipi en vaquant négligemment aux tâches quotidiennes. Mais aujourd'hui, rien ne ressemble à aucun autre jour, même si on devait pour cela remonter aux plus vieux souvenirs des ancêtres de nos ancêtres.
Je regarde tour à tour chacun des membres du Grand Conseil, chacun des grands-pères du clan, et une grande fierté m'habite tandis que je mesure notre unité et notre détermination. Corbeau Tranquille dodeline doucement de la tête, calme, les yeux fermés, en accord avec lui-même, tout comme Œil-de-Lune qui fixe le feu en souriant, y devinant déjà les prochaines heures et leur issue certaine. Feu-qui-couve, comme à son habitude, crispe ses mâchoires et son visage dur est à l'image de sa résolution. Vole-la-nuit, fidèle à son énergie perpétuelle, tripote nerveusement le plumage de la hache de guerre qui repose à ses pieds, au tranchant rougi par nos sangs mêlés. Bison Vigilant croise mon regard et acquiesce à nouveau, satisfait et réconfortant. Enfin, je dévisage Loup Silencieux qui a tourné son regard en lui-même comme pour se préparer à sa rencontre avec le Grand Esprit.
- Il est temps, dit simplement Bison Vigilant.
Vole-la-nuit lâche brusquement la plume qu'il caressait ; Corbeau Tranquille et Loup Silencieux rouvrent les yeux et hochent la tête fermement ; Œil-de-Lune cligne plusieurs fois des yeux comme s'il peinait à retraverser le feu pour nous revenir et hoche la tête à son tour.
- Es-tu prêt, Cœur d'Ours ?
Bison Vigilant, toujours, sait lire en moi mieux que personne. Bien sûr que je ne veux pas de ce qui est en train de se passer, ni de ce que nous allons faire. Mais j'ai vu ce que j'ai vu et les esprits sont formels. Et je sais ce que j'ai à faire. Ce que nous devons tous faire. Même si c'est le dernier acte qu'il nous faut accomplir.
Je confirme mon adhésion à notre décision et je me lève, signalant ainsi la fin du Grand Conseil.
Vole-la-nuit me tend la hache sacrée et, malgré ma réticence, je la saisis fermement et je quitte le tipi, les autres à ma suite.
Tandis que nous réapparaissons au grand jour, salués par une aube timide et fraîche, tous cessent de faire semblant de vaquer à leurs occupations et se regroupent devant nous, tandis que les autres Grands-Chefs me rejoignent et s'alignent à un pas derrière moi sur chacun de mes flancs.
Plus de 300 cœurs battent face à nous les tambours de l'attente, des hommes courageux, de vaillantes squaws et des papooses tout aussi méritants. Tout un peuple sioux digne et fier attend fébrilement notre décision.
Dans un silence de mort.
Derrière eux, le village de tente fume encore légèrement dans la brise matinale. Ils sont loin les fiers tipis de peau bariolés de couleurs, tout comme sont passés les habits de mon clan, jadis riches de textures, de couleurs et de motifs. Aujourd'hui, la toile grise et grossière des tissus militaires a envahi notre quotidien et son omniprésence pèse sur chacun de nos sens comme l'outrage fait à la nature foisonnante et à nos arts du temps de leurs splendeur, du temps d'avant l'homme blanc. Un outrage qui nous rappelle sans cesse aussi que dépouillés de tout, nous vivons désormais de ce dont l'homme blanc nous fait l'aumône avaricieuse...
- La Danse des Esprits est un leurre.
Mon entrée en matière en laisse plus d'un sceptique, mais je sais de quoi je parle et eux aussi savent que l'eau de feu qui fait danser les esprits n'apporte qu'un remède pire que le mal. J'enchaîne.
- Face à l'homme blanc, nous n'avons pas d'autre choix que de nous fier aux esprits de notre peuple. Ils m'ont parlé cette nuit et leurs paroles, bien que dures, sont le reflet de ce que vous savez tous déjà dans vos cœurs.
Mon clan est pendu à mes lèvres et je sens mes pairs derrière moi, me tendant la force de leur soutien.
- L'homme blanc est venu ici avec l'appétit du loup et la force de la foudre. Il est jeune et ignore la peur. A l'ombre de ses églises de pierre froide, il s'est multiplié et il en vient chaque jour des milliers de plus depuis les autres mondes. Et ce peuple violent ronge nos terres et extermine les Esprits et les bêtes.
Certains chasseurs savent de quoi je parle, eux qui n'ont plus vu de bisons depuis tant de lunes qu'ils ont oublié dans l'eau de feu des blancs l'odeur de la proie comme l'art du chasseur à l'affût. Et des larmes, un peu partout, roulent sur les joues des hommes, des femmes et de quelques enfants qui ignoraient qu'un sioux peut pleurer, si on lui en donne des raisons.
- Aujourd'hui, notre peuple se meurt. Aujourd'hui, nous allons rejoindre nos ancêtres et les Esprits, eux, vont déserter une terre où l'homme blanc fait sa loi au son du tonnerre. Nous pouvions décider de céder et obéir, mais notre soumission nous aurait déshonorés et les Esprits ne s'en seraient jamais relevés. Mais j'ai prié les Esprits toute la nuit et ils m'ont montré ce qui devait être fait. Les soldats vont venir, tout à l'heure, comme les bergers arrogants qu'ils sont, et ils sont persuadés que nous ne sommes que du bétail sauvage qu'ils peuvent affamer et faire disparaître pour s'accaparer nos terres. Depuis trop longtemps ils nous divisent et nous dominent. Nous ne sommes pas assez forts pour les vaincre en cette vie. Ils sont trop jeunes ; nous sommes trop vieux. Viendra un âge où les Esprits reviendront et où l'homme blanc grandira dans son cœur. Alors nos ancêtres seront apaisés, alors notre mort aura été utile.
Le silence, résigné mais résolu, accueille mes paroles, tandis que les époux enlacent leurs femmes et que les mères serrent leurs enfants contre eux.
Et tandis que je leur explique comment notre dernier acte de résistance héroïque va se dérouler face aux soldats, je les vois se redresser de fierté et se serrer les uns contre les autres à la recherche d'un ultime courage. Big Foot ayant été emmené par eux, ce n'est plus en son nom que nous nous battons, mais bien pour une cause transcendante qui dépasse jusqu'aux peuples sioux eux-mêmes. Sur les berges de la Wounded Knee Creek, c'est une action tragique mais grandiose qui se dessine, un dessein désespéré mais essentiel qui s'affiche. Et nous y avons une part décisive. Nous et ce Forsyth qui commande les troupes ennemies.
Quand les soldats arrivent et encerclent le camp, ils nous trouvent rassemblés face à eux, les enfants en première ligne, leurs parents derrière eux, les vieillards et moi en une ultime épaisseur de ce barrage humain qui ne tiendra pas. Les militaires sont jeunes, nerveux, fatigués par leur course, et notre front uni les désempare. Ils s'attendaient à un troupeau docile et ont en face d'eux des familles, des parents, des enfants, toute une illustration de l'humanité qu'ils défendent et qu'ils s'apprêtent à déshonorer. Parmi nous, une détermination silencieuse. Dans les rangs opposés, un chuchotement stressé que le vent ami nous rapporte.
Peut-être les Esprits se sont-ils trompés et l'homme blanc va-t-il grandir aujourd'hui à la lumière d'une prise de conscience honorable ?
La tension monte tandis que l'officier s'avance.
- Je suis le colonel James Forsyth, commandant de la septième cavalerie et du premier régiment d'artillerie. Nous vous encerclons. Nous sommes venus vous escorter dans votre nouvelle réserve à Omaha, dans le Dakota. Déposez les armes et il ne vous sera fait aucun mal !
Un sioux en uniforme prêt de la botte du colonel nous livre la traduction de cet ultimatum. Nous ne bougeons pas. Nous ne disons rien. Nous sommes sans armes et, de toute manière, ils ne sont pas venus nous écouter.
Un enfant, au premier rang, se met à pleurer, vite imité par quelques autres, impressionnés par la profusion d'hommes, de chevaux et d'armes qui nous entourent. Des mères esquissent un mouvement vers leurs petits, des pères se penchent avec elles auprès des leurs, et le chaos éclate.
La foudre part de la droite, bientôt répercutée à gauche et au centre par un déluge de feu, de poudre et d'explosions. Des enfants sont déchiquetés par les balles, des mères se trouvent violemment démembrées par d'autres projectiles en tentant de les enlacer et des pères, craquant devant le sort de leurs proches, sont abattus en plein essor pour s'interposer. Ma vision de la nuit était bien prophétique. L'herbe verte se change en boue rouge tandis que les corps des miens s'écroulent un à un autour et devant moi. Une femme s'écroule en arrière, violemment projetée contre moi par une rafale, et me déséquilibre, tombant sur moi. D'autres corps s'écrasent sur nous, hommes, femmes, enfant, et un sang chaud, rouge et poisseux se répand sur moi, de plus en plus abondant, de plus en plus envahissant, trempant mes cheveux, aveuglant mes yeux, étouffant mes cris et, soudain, empêchant le souffle vital de s'insinuer dans ma poitrine. Tout-à-coup, quelque chose cède en moi, sans doute la certitude de faire mon devoir. Ou plutôt, je sais que je fais ce que je dois faire, mais je doute brusquement de le vouloir ou d'en avoir la force. Je me débats sous le charnier, je griffe mon visage pour tenter d'en chasser le masque liquide qui m'asphyxie et m'empêche de voir, tandis que les explosions cessent peu à peu autour de moi, laissant mes oreilles bourdonnantes dans un silence de mort. Auquel ne se mêle plus mon souffle, tandis que dans un dernier spasme de douleur qui me lacère le corps je perds conscience, noyé dans le sang des miens dont j'ai organisé l'assassinat...
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