II

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Quand je remonte à la surface, à quelques mètres du siège de Flexiprospect, j'avise Béatrice qui m'attend devant le bâtiment, consultant nerveusement son portable.

- Tout va bien ? me demande-t-elle avec sollicitude devant mon air essoufflé.

- Oui, bonjour ! réponds-je avec un sourire forcé en tâchant de contrôler ma respiration. J'ai eu un petit contretemps sans gravité.

- Tu as pris le temps de lire ton contrat ?

J'acquiesce.

- Tout me semble aussi en ordre que possible. Du coup j'ai signé. Et toi ?

- Rien de suspect, je pense ; j'ai signé aussi. Et pour les fichiers que tu as récupérés ? ajoute-t-elle en s'avançant vers l'entrée.

- Rien, dis-je en secouant la tête, navré. En tout cas rien d'intéressant pour nous ! je complète, hilare, parce que ça m'a quand même pris du temps de relire tous ces fichiers sans intérêt !

Nous nous arrêtons pour appeler l'ascenseur et attendons en silence.

- Tu penses qu'on va être avec qui aujourd'hui ?

Sa question me prend au dépourvu tandis que je remâche mes idées troubles.

- Je ne sais pas, dis-je pour me laisser le temps de réfléchir. Peut-être le service juridique, histoire de poursuivre la formation par quelque chose de plus drôle ! je lâche en guise de boutade.

- On verra bientôt, conclut-elle en montant dans la cabine.

Au bureau de la secrétaire, tandis que nous lui remettons les papiers nécessaires à l'établissement de nos passeports, Rorgal nous attend avec son air chaleureux de d'habitude. Nous le saluons à l'identique avec juste ce qu'il faut de politesse pour que ça passe.

- Vous avez de la chance : aujourd'hui le DRH doit recevoir plusieurs candidats pour un poste au siège. Ce sera l'occasion pour vous de l'assister pour voir et apprendre. Suivez-moi.

Et il joint le geste à la parole en partant d'un pas vif vers le couloir, nous laissant le soin de le suivre et le temps de ressentir tout son mépris pour nous d'avoir eu sa promotion en y étant si peu préparés. C'est pour lui une humiliation supplémentaire que de devoir nous guider ainsi comme un simple secrétaire.

- André ? Je te les laisse, jette-t-il en passant la tête par la porte d'un bureau.

Et il s'en va sans rien ajouter.

Mal à l'aise d'être ainsi parachutés entre les pattes d'employés occupés qui ont autre chose à faire que de nous former, nous entrons à notre tour et le saluons avec timidité.

André est un homme taciturne croisé brièvement lors de la visite des locaux, mais son visage renfrogné nous avait convaincus de ne pas nous attarder. Et il semble que nous devions rester avec lui toute la journée... De joyeuses heures complices en perspective !

- Asseyez-vous, dit-il en réponse en désignant les deux chaises qui lui font face devant son bureau. Nous allons auditionner aujourd'hui des postulants pour un emploi d'agent d'entretien dans les locaux. C'est un exercice formateur pour vous. Le premier devrait arriver - il jette un coup d'oeil à la grosse montre chromée qui brille à son poignet - dans un peu plus d'un quart d'heure. Je préfère ne pas trop vous en dire pour l'instant et qu'on fasse le point sur votre appréciation des candidats après chaque entretien. Je vous précise juste que la personne que nous devons recruter remplacera en CDI quelqu'un qui nous a quitté pour une meilleure place. Agent d'entretien est un poste essentiel car il participe directement aux conditions de travail de chacun et à l'image de l'entreprise auprès de nos clients et partenaires, mais c'est rémunéré au SMIC et c'est en horaire décalé. Pour l'instant, le poste serait du matin : de quatre heures à huit heures du lundi au vendredi. L'agent aura à charge quatre étages et leurs sanitaires. Suivez-moi en salle de réunion ; les dossiers des candidats nous y attendent et nous les auditionnerons là-bas.

Façon Rorgal, sans son hostilité glacée, André Schmidt quitte son bureau sans douter un instant que nous soyons dans son ombre.

La salle de réunion est de dimension modeste, avec une table ovale autour de laquelle sont disposées quatre chaises - trois face à la porte, côte-à-côte, une face à la baie vitrée offrant une vue vers le sud de Paris et, dans un petit coin, une partie de la Tour Eiffel, derrière la coupole dorée des Invalides.

Sur la table, une pile de chemises fines. André s'assied face à elle, au milieu des trois chaises, et il nous invite à le rejoindre auprès de lui. Il ouvre le premier dossier et nous tend à chacun un feuillet.

C'est le CV du premier candidat.

- Qu'en pensez-vous ?

Je le parcours des yeux : trente-cinq ans, père de famille, licence de gestion et une expérience riche de dizaines de CDD et de périodes actives d'intérim. Adresse en banlieue. Il me paraît polyvalent, responsable et, vu son parcours et sa situation, à la recherche d'une stabilité dans un CDI.

- Je pense que -

André m'interrompt en levant une main autoritaire.

- Pas de jugement définitif avant la fin de l'entretien, et on ne partage pas son opinion tant qu'elle n'est pas étayée par des faits concrets !

C'est à ce moment que trois coups secs sont frappés à la porte.

- Entrez ! ordonne le DRH, professionnel, tandis que Bénédicte et moi nous redressons pour trouver notre contenance.

Le robot-secrétaire fait son entrée, raide et glacial.

- Votre rendez-vous de neuf heures et demie est arrivé.

- Bien. Faites-le entrer, répond-t-il à la porte déjà refermée.

Il nous tend un bloc-notes et un crayon à chacun.

- Vous me laissez diriger l'entretien sans rien dire. Vous observez le candidat attentivement et vous prenez des notes. Beaucoup de notes.

Nous acquiesçons, perplexes mais décidés à ne pas donner de motif de plainte à notre tuteur du jour.

Nouvelle série de trois coups secs à la porte, qui s'ouvre sans attendre de réponse.

- Monsieur Dubois, débite le robot avant de s'effacer pour laisser entrer le candidat et fermer la porte derrière lui.

Celui-ci se retrouve donc soudain pris au piège, ne sachant trop quoi faire face aux trois juges assis qui le fixent. Taille moyenne, mince, châtain, yeux noisette, nerveux.

Puis la politesse reprend le dessus.

- Bonjour madame, adresse-t-il à Béatrice en hochant la tête, bonjour messieurs.

Schmidt se lève et tend sa main.

- Bonjour monsieur Dubois.

Il lui serre brièvement la main et se rassied, l'invitant d'un geste à l'imiter. Béatrice et moi sommes restés sur nos sièges, ne sachant trop quoi faire. André nous a dit d'observer et de prendre des notes. Je fais mine de noter quelques observations utiles. En réalité mon analyse de la conduite de l'entretien : accueillir, orienter. Mais notre rôle dans tout ça ? Apprendre, simplement, ou mettre la pression sur le candidat pour le pousser à la faute et découvrir ce qui se cache sous le vernis des apparences ?

- Pouvez-vous vous présenter en quelques phrases ?

La question, bateau, n'en dissimule pas moins une multiplicité de chausse-trappes...

- Eh bien... Je m'appelle Laurent Dubois, j'ai trente-cinq ans et j'habite Châtillon, à moins d'une demi-heure de métro d'ici. J'ai une licence de gestion. Je suis marié et j'ai deux enfants, six et huit ans. J'ai de l'expérience dans des dizaines d'emplois et je suis sûr de pouvoir m'adapter rapidement à ce poste et vous prouver que vous pouvez compter sur moi.

Le discours est clair, cohérent, positif. Je note fébrilement entre deux regards insistants. Je remarque du coin de l'œil que Béatrice fait de même. La présentation fait un peu récitée mais difficile de faire autrement sur ce type d'exercice !

- Comment avez-vous eu connaissance de ce poste ?

- Cela fait plus de dix ans que je travaille pour les agences d'intérim de la région et je suis abonné sur la plupart des sites d'annonces ou du Pôle Emploi. Du coup, dès qu'un poste peut me convenir, j'ai pris l'habitude d'être réactif et d'envoyer immédiatement mon CV.

Je continue de noircir mon bloc-notes, conscient à travers les regards que nous lance le postulant que notre action le rend nerveux. Peut-être se demande-t-il même à qui il est sensé s'adresser et qui décide vraiment. Après tout, nous ne lui avons même pas été présentés.

- Pensez-vous pouvoir concilier votre vie de famille avec les horaires de ce poste ? Je vous rappelle qu'il s'agit d'un temps partiel de vingt heures sur cinq jours et que vous commenceriez vos tâches d'agent d'entretien à quatre heures du matin pour avoir fini vos quatre étages à huit heures.

Le candidat hésite et se mordille la lèvre avant de répondre. Pourquoi ?

- C'est effectivement un horaire difficile mais je saurai m'habituer.

Réponse précise et ferme. Ce Laurent me parait très bien.

- Pour finir, nous aimerions savoir ce qui vous fait penser que vous avez le profil pour ce poste ?

Sourire spontané de Laurent.

- Eh bien, se lance-t-il comme face à une évidence si énorme que c'en est difficile à l'expliquer, il n'y a rien de si difficile dans ce travail et je m'en sens largement à la hauteur !

- Nous vous remercions d'avoir pris la peine de vous déplacer. Nous vous recontacterons la semaine prochaine pour vous faire part de notre décision.

André se lève, tend de nouveau la main vers notre invité qui, sursautant devant la vivacité de son mouvement, se dresse d'un coup et s'enfuit en marmonnant remerciements et au revoir.

André se rassied et laisse planer un silence.

- Alors ? Cette fois-ci vous pouvez vous exprimer. Madame Rézon ?

Béatrice jette un coup d'œil à ses notes et s'éclaircit la voix.

- Je l'ai trouvé plutôt convaincant et volontaire. Il m'a semblé capable d'aborder ce travail.

- Bien, conclut simplement André en comprenant qu'elle en a fini. Et quant à vous, monsieur Roths, quel est votre avis sur ce jeune homme ?

Je réalise alors que ce Schmidt a effectivement l'âge d'être mon père et, contre toute attente conduit à me retrouver jeune homme sous son regard scrutateur, j'hésite et cherche la meilleure réponse possible. Pour l'impressionner ? Peut-être. En tout cas pour ne pas me ridiculiser doublement devant lui et Béatrice.

Je consulte mes notes à mon tour et prends quelques secondes pour rassembler mes idées et les mots justes.

- Il a fait des études - assez pour manifester une forme de persévérance qui inspire confiance. Par ailleurs, il est marié et deux fois père, ce qui le rend triplement responsable et nous assure d'autant plus quant au sérieux avec lequel il abordera le travail. Enfin, malgré les horaires contraignants, il s'est engagé à s'adapter pour donner satisfaction. Il me semble avoir le bon profil, non ?

J'interroge du regard mes deux vis-à-vis, alternativement, attendant la confirmation de ce qui me paraît à moi parfaitement évident.

- J'ai licencié plusieurs types comme ce Dubois au cours de ma carrière, mais tous les autres ont eu la correction de démissionner.

Devant notre air étonné, il poursuit.

- La plupart du temps, on montre aux gens ce qu'on veut être et, ponctuellement, on parvient parfois à agir comme tel. Mais l'examen d'une vie est sans appel et, qu'on s'y prépare ou non, parler aux autres, c'est ouvrir une porte vers notre âme : il y a ceux qui choisissent de ne voir que ce qui en sort et ceux, comme moi, qui en profitent pour porter un regard rapide et efficace sur l'intérieur.

Il nous dévisage avec un sourire paternel un peu condescendant et poursuit.

- Vous êtes restés sur le seuil et n'avez porté votre attention que sur le masque. Et vous n'avez pas vu le visage derrière le masque.

Béatrice semble agacée et le coupe dans ses métaphores.

- Qu'est-ce que vous avez vu de si différent ? Éclairez-nous !

Schmidt conserve sa condescendance mais tourne son thermostat paternaliste sur froid.

- Son CV pointe une première incohérence : trente-cinq ans, marié et doublement père de famille d'un côté mais plus de dix ans de petits boulots incertains. Soit sa femme s'accroche à lui malgré une incompétence chronique à se montrer à la hauteur des missions qui lui sont confiées, soit au contraire c'est sa suffisance qui l'empêche de conserver un emploi qui lui semble digne de lui. D'ailleurs, sa dernière réponse tend à prouver que c'est la seconde option qui est à privilégier : il a gardé de ses études un sentiment de supériorité qui semble encore suffire à nourrir son ego. Il ne resterait pas plus de quelques semaines parmi nous et passerait ce temps à négliger son travail par vanité en guettant une meilleure opportunité pour laquelle il nous quitterait pour peu qu'il ait été confirmé au-delà de la période d'essai.

J'accuse le coup, presque sonné. J'ai même le sentiment que les dons de Schmidt dépassent mes talents tout neufs de voyant et de voix-des-êtres. Mais Béatrice, elle, ne s'avoue pas battue à si bon compte et s'accroche encore avec optimisme à sa confiance en son premier jugement.

- Vous avez dit que c'était une première incohérence ; vous en voyez une autre en plus ?

André lève les yeux au ciel et adopte un air professoral, comme s'il s'adressait à des élèves acharnés à rester obtus.

- La seconde incohérence est plus générale et se trouvait dans son discours. Alors même que ce type de poste a une fonction nourricière et correspondrait à un engagement fort de chef de famille dévoué, il n'a mentionné sa famille que tardivement et a traité par le mépris la question de la conciliation de tels horaires et de sa vie de famille. Pour moi, il est sur la route du divorce et a déjà bien amorcé sa désaffection paternelle et maritale ; en tout cas il a le profil type du gars que la crise de la quarantaine va rendre stupide et fuyant. Bref, un mauvais cheval sur lequel miser.

Pour le coup, Béatrice ne dit plus rien et reste abattue sous le sourire supérieur de Schmidt, qui clôt le dossier Dubois et se saisit du suivant, dont il nous remet la copie.

Une idée me vient tandis que je prends le feuillet.

- Si vous avez compris tant de choses dès le CV, pourquoi avoir fait déplacer cet homme ?

André pousse un soupir qui laisse transparaître son âge et un abîme d'expériences plus ou moins heureuses.

- Je voulais voir le visage derrière le masque, laisser une chance à l'homme. Je pouvais me tromper, ou du moins cet homme aurait pu être assez fort pour se tromper lui-même et s'imposer comme une évidence... S'il avait dit qu'il galérait de CDD en CDD pour nourrir sa famille sans parvenir à décrocher de CDI, j'aurais pu le choisir. S'il avait expliqué que sa famille le soutenait et que tous acceptaient de s'adapter, qu'il avait imaginé comment tirer parti de cette nouvelle organisation pour être plus présent dans son foyer, je l'aurais recruté parce qu'il aurait déjà accepté le poste. Là, ce n'est pas le cas.

C'est sans appel et plutôt convaincant. Du coup, je me lance avec plus de circonspection dans la lecture du second CV, tout comme Béatrice que je vois prendre une feuille vierge pour y porter quelques commentaires. Je l'imite.

Cette fois-ci, c'est une femme : Estelle Lepic. Vingt-deux ans, mariée, un enfant, dix-neuvième arrondissement de Paris, pas de diplôme, sauf à considérer le brevet des collèges comme tel, et deux ans à la louche d'expérience professionnelle dans le ménage, l'aide à domicile et la garde d'enfants.

On est loin de Laurent Dubois et je sens en Estelle Lepic la candidate idéale. Du coup je doute et questionne un peu plus suspicieusement son parcours. Sa jeunesse, peut-être, est un frein à son embauche en CDI ? En même temps, c'est un métier qu'elle exerce plus ou moins depuis deux ans. Je décide de juger de sa responsabilité de mère mariée via son discours, déterminé à voir la femme derrière le masque.

- Vous êtes prêts ?

La question d'André m'électrise ; j'ai l'impression de participer à une sorte de loterie ou de compétition de devinette ! L'excitation du jeu monte en moi. Je croise le regard de Béatrice, qui étincelle de défi.

- Oui ! répond-t-elle un peu fort.

- Moi aussi, je complète, plus mesuré.

- Bien, dit André en consultant sa montre. Notre candidat devrait bien-

Trois coups secs frappés à la porte l'interrompent brusquement en annonçant l'entrée de l'androïde psychorigide.

- Madame Estelle Lepic est arrivée.

- Faites-la entrer, mademoiselle Rossignol.

Je me retiens de pouffer en apprenant le nom de la secrétaire, qui ne nous avait pas été présentée. Quel hasard facétieux a bien pu attribuer un nom si gai et prometteur à une personne aussi sinistre ? Puis je me reprends : qu'a-t-il bien pu lui arriver dans sa vie pour qu'elle devienne si désagréable ?

Les trois coups brusques mettent un terme à mon questionnement et me ramènent à Estelle Lepic, d'ailleurs en chair et en os devant nous, s'avançant vers sa chaise après que la Rossignol se soit échappée en emportant avec elle toute possibilité de retraite. Cheveux noirs et mi-longs, yeux marron, pâlotte et maigrichonne.

- Bonjour, nous lance-t-elle en s'asseyant face à nous.

- Bonjour madame Lepic, lui répond Schmidt sans se lever. Merci d'être venue.

Jetant un regard à son portable, elle rétorque que c'est normal.

- Pouvez-vous vous présenter en quelques phrases pour commencer je vous prie ?

- Je m'appelle Estelle Lepic. J'ai une petite fille de six mois et demie, Lisa. Je suis mariée. Et j'ai l'habitude de faire des ménages, termine-t-elle sur un ton définitif.

Elle jette un nouveau coup d'œil à son téléphone.

- Vous attendez un appel ?

Je coule un regard vers André ; sa question traduit-elle de l'agacement, de la sollicitude, ou bien est-ce un test ?

- Non, désolée, s'excuse-t-elle en sursautant comme une enfant prise en faute. C'est juste que c'est la première fois que je laisse Lisa à la maison, précise-t-elle avec une grimace de douleur. Mon mari a pris sa matinée et il m'a dit qu'il m'appellerait après le biberon de dix heures. Il est encore trop tôt pour qu'elle ait fini, mais mon bébé n'est pas encore tout à fait réglé. Mais je vous écoute ! assure-t-elle en se forçant à sourire malgré son inquiétude manifeste et en se redressant sur sa chaise.

André hoche la tête.

- Que fait votre mari dans la vie ?

- Il est commercial, responsable de rayon à Auchan Vélizy. Et il va sûrement devenir responsable des nouvelles commandes dans les prochains mois, ajoute-t-elle fièrement.

Pour le moment, la jeune femme montre clairement qu'elle ne pèche pas par égocentrisme et s'implique dans son foyer. C'est un bon point pour elle !

- Pouvez-vous nous dire comment vous avez appris que nous avions un poste à pourvoir ?

- J'ai une amie qui travaille chez Euroassur, juste à côté d'ici, répond-t-elle en faisant un geste de la main pour montrer la direction, et qui fait le trajet avec une de vos employées, qui lui a dit. Et comme il est temps que je reprenne le travail, je me suis dit que j'allais tenter ma chance !

Ce travail s'est présenté à elle comme une opportunité à un moment où elle en voulait : c'est là aussi un bon signe. Mais peut-être Schmidt y décèlera-t-il le contraire, qu'elle n'aura pas eu le temps de chercher et vouloir ce poste assez pour l'investir suffisamment ? Je garde de côté ma remarque, certain de marquer des points auprès du DRH.

- Comment pensez-vous pouvoir concilier les horaires de ce poste avec l'organisation de votre vie de famille ? Pour rappel, vous travailleriez de quatre heures à huit heures du matin du lundi au vendredi.

Ses petits yeux marron se font lointains. Sans doute se projette-t-elle dans son futur quotidien.

- Ce sera compliqué le matin, c'est sûr, et mon mari devra s'occuper de notre fille et la déposer à la crèche mais, après tout, je serai là tout le reste de la journée pour voir grandir ma fille ! s'enthousiasme-t-elle, un peu forcée et le sourire tremblant. Et puis c'est pas comme si ma fille me laissait faire la grasse matinée ! pouffe-t-elle en conclusion.

Je remarque alors plus particulièrement sa maigreur, sa pâleur et ses cernes. L'image parfaite de la mère d'aujourd'hui : stressée, claquée, usée. Je songe en mon fort intérieur que sortir de chez elle et travailler lui fera sans doute du bien !

- Pour finir cet entretien, pourriez-vous nous dire en quoi votre profil correspond au poste que nous proposons ?

Elle cherche un instant ses mots au plafond puis, haussant les épaules, elle développe.

- Déjà je suis une femme, puis en plus j'ai déjà fait du ménage depuis plus de deux ans. Je sais faire et c'est pas un travail qui me gêne. Et puis il faut bien manger, non ? conclut-elle, complice.

- Absolument !

André se lève sur ce mot et tend sa main à la candidate pour la congédier. Elle la lui serre et s'éloigne en pianotant sur son téléphone.

Une fois la porte fermée, il se tourne vers nous et m'interroge d'un geste du menton.

- Contrairement à monsieur Dubois, madame Lepic s'implique dans sa famille, c'est évident, et c'est un gage de sérieux et de stabilité si je m'en réfère à la leçon que vous nous avez donnée. De même, elle ne semble pas avoir de problème avec son ego : pas de qualifications au-dessus du poste et une certaine expérience du ménage. Elle me paraît convenir pour ce poste à un bémol près.

Je laisse planer un suspense étudié avant de sortir mon as de ma manche. Voyant André me faire signe de poursuivre et Béatrice attentive à mon propos, je conclus avec mon atout.

- Le bémol, selon moi, c'est que le poste lui a comme par enchantement sauté dans les bras sans qu'elle se soit donné assez de mal pour s'y accrocher.

André acquiesce, apparemment satisfait.

- Quelles sont vos réflexions au sujet de cette postulante, madame Rézon ?

- Eh bien hésite-t-elle, j'en suis arrivée à une conclusion plus tranchée.

- Nous vous écoutons : parlez.

- Je pense, commence-t-elle timidement après s'être humecté les lèvres, qu'elle n'est pas impliquée dans son foyer mais dévouée à lui. Elle est manifestement encore plongée dans les problématiques de la maternité et ne semble pas prête à reprendre le travail de manière efficace.

André nous observe tour à tour et sourit de nouveau de cet air de père fier des progrès de ses enfants parce qu'ils sont le produit de son action fructueuse.

- Vous avez tous deux raison. En partie. Monsieur Roths, explique-t-il à ma consœur, souligne avec justesse l'adéquation entre les prétentions de la candidate et les qualités du poste. Il se trompe en revanche sur les deux autres aspects : le premier a été relevé par madame Rézon, dit-il en revenant vers moi. Madame Lepic est dévouée aux autres, et en particulier aux siens ; voilà pourquoi ses expériences professionnelles à domicile ont pu lui donner satisfaction et pourquoi ce ne sera pas le cas en entreprise, faute du contact gratifiant avec les bénéficiaires de ses efforts. Le second point sur lequel j'entre en désaccord avec vous, monsieur Roths, c'est au sujet de la manière dont le poste lui est échu : nombre de femmes sont superstitieuses, a fortiori quand elles sont soumises à une influence hormonale ou psychique forte, comme les jeunes mères. L'obtention d'une opportunité dans des circonstances proches de la chance ou de la coïncidence magique sont propices à développer chez les gens crédules un sentiment de prédestination à l'emploi qui les fidélisent et les impliquent. En outre, avoir été introduit à l'emploi par un membre du cercle social, avoir bénéficié d'un piston, en somme, c'est s'engager auprès de lui, donc rendre difficile tout abandon de poste. Quant à vous, madame Rézon, vous avez mis le doigt sur le problème mais votre diagnostic est incomplet. Si madame Lepic ne convient pas pour ce poste, ce n'est pas parce qu'elle manque ponctuellement de disponibilité au travail mais parce qu'elle se définit malgré elle comme femme au foyer : le mari est secondaire dans l'éducation de l'enfant et elle valorise sa carrière professionnelle à lui ; c'est certain qu'à la moindre suspicion de rhume chez l'enfant, à la plus petite complication pour le mari dans la gestion de son enfant le matin, madame Lepic abandonnera son poste pour reprendre les choses en main. Elle cherche à préserver les apparences plus admissibles d'une femme active mais elle n'en est profondément pas une. Par ailleurs, elle méprise ce métier, comme l'a laissé entrevoir sa tentative humoristique pour sympathiser avec nous à la fin de l'entretien ; mais vous n'avez pas perçu cela car vous méprisez vous-mêmes sans doute un peu cette fonction peu reconnue.

Je commence à me prendre au jeu, même si je le trouve hautement périlleux entre la part d'intuition trompeuse, de projection faussée, d'erreur d'interprétation, et celle, nécessaire, d'assurance à avoir pour recruter quelqu'un.

Nous accusons le coup en silence, nous repassant le film de ce deuxième entretien pour y retrouver les indices qui nous ont échappé.

André se rassied entre nous et interrompt notre réflexion en nous tendant un nouveau CV.

- Notre rendez-vous de dix heures et demie ! Vous avez quelques minutes pour étudier sa fiche.

Ce que nous faisons, bien décidés à ne pas nous laisser piéger.

Khoumbala Diop, quarante ans, mère célibataire de six enfants, aucun diplôme et de l'expérience dans le ménage à travers plusieurs longs CDD dans des hôtels et des administrations.

A première vue, l'expérience et le profil coïncident parfaitement, mais la responsabilité de six enfants pesant sur ses seules épaules me convainc presque immédiatement qu'elle sera souvent absente et qu'André ne la choisira pas.

Trois coups secs frappés à la porte mettent un terme à nos réflexions, et la vision de l'androïde revêche émousse le plaisir du jeu. Je me force, scrupuleux, à l'imaginer en jeune femme courtisée et désirable, mais l'illusion projetée se fracasse sur la réalité de son visage froid et crispé comme de sa voix de fausset métallique.

- Votre rendez-vous de dix heures et quart est arrivé, madame Diop.

- Merci, faites-la entrer.

La porte se referme pour quelques instants et se rouvre sur une femme au parfait opposé de la secrétaire au point qu'elle l'éclipse immédiatement : petite, plantureuse, la peau d'un noir de jais mais l'habit bariolé aux couleurs de l'Afrique, le sourire étincelant et la démarche toute en réserve attentive. Tout transpire chez cette femme la générosité.

- Bonjour monsieur, commence-t-elle en inclinant la tête à l'adresse de Schmidt qui s'est levé pour l'accueillir. Bonjour madame, bonjour monsieur, complète-t-elle de même avec Béatrice et moi.

- Asseyez-vous, madame Diop, je vous en prie !

Et Schmidt lui montre l'exemple et l'invite du geste à l'imiter.

La femme avance à petits pas de souris et s'installe.

- Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

- Oui. Je suis Khoumbala Diop. Je vis à Saint-Denis. Je fais des ménages depuis que je suis en France, depuis quatre-vingt-quatorze.

Je remarque qu'elle ne parle pas de ses enfants. Qu'en conclure ? Indifférence ? Dissimulation ?

- Comment avez-vous eu connaissance de ce poste chez nous ?

- C'est mon frère. Il est facteur et il a entendu parler de ça quand il amène le courrier ici.

- Comment allez-vous concilier les horaires de ce poste avec votre vie de famille ? Je vous rappelle que c'est de quatre à huit heures du matin.

- Les enfants ont l'habitude depuis le temps que leur maman part de bonne heure. Les plus grands s'occupent des plus petits et je ramène à manger sur la table.

Le discours me choque un peu dans mon âme d'occidental mais, quelque part dans ma tête, c'est le déclic : cette Khoumbala est parfaite pour le job, et tant pis si la morale en prend un coup ! On a besoin d'un employé et elle a besoin de travailler et trouve notre emploi à son goût : tout le monde y trouve son compte ! Et tant pis si ma morale petit-bourgeois se heurte à la réalité de la vie et des exigences terre-à-terre du monde du travail !

- Pour finir, pouvez-vous nous dire pourquoi vous pensez que vous êtes faite pour cet emploi ?

- J'ai pas été à l'école et je sais pas faire grand chose d'autre, mais le ménage j'le fais bien. Avec moi, y a pas de saleté dans les coins !

- Merci madame Diop de vous être déplacée. Nous vous recontactons avant la fin de la semaine.

La petite femme s'en va et c'est comme si la pièce s'agrandissait soudain devant son absence mais, en même temps, la salle paraît aussi désertée sans sa présence riche pour les sens.

André se lève, ferme la porte et se retourne pour nous faire face.

- Alors, madame Rézon ? Que pensez-vous de cette candidate ?

Béatrice fixait encore la porte fermée et revient à nous dans un léger sursaut. André repose sa question.

- Eh bien, je la trouve parfaite. Je m'inquiétais à cause des enfants mais son explication m'a rassurée pour le poste, même si elle m'a déplu dans mon coeur de mère.

Je hoche la tête en écho approbateur aux paroles de Béatrice.

- Et vous, monsieur Roths ?

- Exactement les mêmes conclusions. Sauf que la contrariété s'est nichée dans mon coeur de père que je pourrais être, conclus-je en souriant de mon trait d'esprit.

André nous adresse un grand sourire et lève ses bras comme pour nous enlacer tous deux.

- Et c'est pour ça que je l'ai gardée pour la fin ! Ainsi, vous avez pu faire le distinguo entre une candidature acceptable et une candidature souhaitable. Recruter, ce n'est pas offrir la charité et s'accommoder des personnes qui viennent la mendier ; c'est au contraire chercher la pièce la plus à même de trouver sa place dans l'engrenage de la machine afin que l'entreprise fonctionne au mieux !

Je repense à mon recrutement. Hinergeld avait choisi avec moi le mauvais cheval, mais m'avait-il choisi pour remplir ses quotas d'employés handicapés ? Avait-il retenu ma candidature en vue du plan de licenciement qu'il vient de mettre en œuvre ? S'était-il simplement trompé dans son appréciation de mon potentiel d'efficacité pour le poste ? Difficile à dire après toutes ces années et sans le demander à l'intéressé.

André revient s'asseoir face à nous, cette fois, et nous distribue les deux dossiers restants, volumineux.

- Voici pour chacun une liste des postes à pourvoir pour le service d'Alger que vous allez ouvrir. Il s'agit essentiellement du poste que vous avez occupé, plus quelques autres plus techniques : sécurité, entretien, maintenance, secrétariat. Vous allez pour chaque type de poste dresser le profil du candidat idéal. Ensuite vous confronterez ces postes que vous aurez définis à la centaine de CV dont vous disposez. Je retourne travailler à mon bureau. Venez me voir quand vous aurez constitué vos profils, que je les vérifie, puis je contrôlerai à nouveau votre sélection de CV. A tout à l'heure.

Et il s'en va, nous laissant à notre tâche pharaonique.

Béatrice et moi nous regardons. Je ne sais pas pour elle, mais j'ai très envie de reparler de cette étrange matinée qui nous confère peu à peu le pouvoir divin de juger des êtres et de leur assigner une place dans l'univers. Mais il est déjà dix heures et demie largement passées et nous avons du pain sur la planche.

Nous nous accordons sur le principe de travailler chacun de son côté pour détailler les postes, puis de mettre en commun vers onze heures.

Il y a quelque chose de très scolaire dans cet exercice qui me rappelle le lycée et ses dissertations. C'est assez grisant de définir par son esprit les caractéristiques du réel ; on a un peu le sentiment de comprendre les arcanes cachés de la vie. Néanmoins, je manque d'habitude en la matière et je fais vite le tour de la dizaine de postes.

Un regard en coin à Béatrice m'apprend qu'elle est aussi arrivée au bout de sa réflexion. Nous confrontons nos points de vue pour les trouver plutôt concordants et, à onze heures pétantes, nous frappons au bureau de Schmidt.

Il relit nos fiches en silence et apporte quelques corrections au stylo rouge, ce qui renforce encore mon impression d'être redevenu un écolier, ce qui n'est pas forcément désagréable - on se sent plus léger d'être ainsi chaperonné, guidé, protégé des conséquences de nos choix. Il ajoute quelques commentaires concis et nous renvoie à l'épluchage des CV.

La tâche, fastidieuse, nous prend une bonne heure et nous laisse un goût amer : nous culpabilisons d'avoir écarté tant de CV sur la foi d'intuitions évanescentes ou de spéculations plus ou moins fumeuses.

A midi et demie, c'est avec cinquante-trois candidats que nous nous présentons devant André. Il attrape la liasse, la feuillette rapidement et en écarte sept.

- Ces sept-là ne conviennent pas. Je vous laisse comprendre pourquoi. J'avais étudié chaque fiche avant de vous les confier. Vous avez donc éliminé trois candidats potentiellement acceptables. J'ai mis un point noir dans le coin droit de tous les candidats à ignorer. Corrigez et comprenez vos erreurs. Nous nous retrouvons à quatorze heures pour la suite de votre formation.

Nous reprenons nos feuilles et retournons à la salle de réunion retrouver les CV écartés par erreur ne nous pose pas de problème vu le signe apposé dessus par André, mais nous passons un petit quart d'heure à discuter de nos erreurs pour les comprendre.

Même si les candidats écartés d'office mériteraient sans doute une chance de se défendre au cours d'un entretien, nous comprenons la démarche de prétri comme une nécessité pour cibler la deuxième phase du recrutement sur ceux qui ont la plus grande probabilité de correspondre au poste. Il y a une marge d'erreur, sans doute, mais c'est un mal nécessaire.

Nous refermons nos dossiers, fatigués mais satisfaits.

- On va déjeuner ?

Je réponds à Béatrice par un grand sourire.

- Excellente idée !

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