IX
Pour une fois, mon réveil ne me surprend pas emberlificoté dans mes draps, en sueur et hurlant. Je trouve du coup ce moment presque agréable.
Presque.
À l'exception de mes yeux brûlants de larmes.
À l'exception de ma gorge où une boule incandescente tourne lentement.
À l'exception de mon ventre où se tortille un nid de vipères.
À l'exception de mon crâne où tambourine un cinglé pris de surdité.
Et de ma vessie.
Je me lève en vitesse et file aux toilettes, douloureusement conscient du sort réservé par Mills à ma mère. Et du souvenir vivace du regard terne de ma mère à son retour, et de l'énergie hystérique avec laquelle elle avait nettoyé la cabane après s'être lavée tout aussi furieusement. Et de son silence.
Et de ses sanglots, au soir, quand elle m'avait cru endormi.
Je n'avais rien compris, alors, et la routine du travail journalier avait enterré tout ça.
Revient au moment opportun le rappel de la leçon fondamentale du choix et de l'incertitude.
Certes, les réminiscences sont perturbantes et leurs effets secondaires pour le moins effrayants, mais je n'en pouvais plus de mes angoisses et il s'agit désormais de survie : je dois m'adapter, évoluer ou périr.
C'est presque plein d'assurance que je me lève pour faire ma toilette et il m'en reste encore assez après ma descente de l'escalier pour sourire à ma mère de manière assez convaincante. À chaque marche, je me suis répété que ce serait ma dernière descente dans la douleur puisque Prakaash me libérerait ce soir, et c'est confiant que j'aborde la journée, à tort ou à raison.
Pour plus de sûreté, j'emprunte le métro pour me rendre au siège : même si les légendes urbaines évoquent tout un tas de créatures plus ou moins naturelles dans les galeries, je doute de parvenir à projeter mon esprit à l'aveuglette dans un animal dont j'ignore tout !
La foule est dense dans les transports, mais cela ne m'angoisse plus. Nonobstant le risque terroriste, je trouve la presse rassurante, pleine de promesses de rencontres et d'enrichissement. Bien sûr, tout le monde fait la gueule et mine de ne voir personne, mais l'idée même de cette société nombreuse et solidaire réchauffe le cœur. Même si la solidarité, ici, repose davantage sur le caractère aggloméré des corps soudés par le nombre que sur un lien de générosité et d'ouverture à autrui.
Songeant à nouveau à la célèbre chanson d'Édith Piaf, je recherche dans la foule celle contre qui mon corps pourrait se presser, mais les visages ne sont guère avenants à l'heure des travailleurs en transit et, malgré moi, mes pensées dérivent vers Béatrice.
Je n'ignore pas que notre relation se complique chez moi d'un certain début de béguin mais, malgré le plaisir que je prends à collaborer avec elle et qui semble réciproque, j'ignore ce qu'elle ressent ni même où ça peut nous mener. Mon inexpérience en la matière m'empêche de croire tout à fait à mes chances avec elle, ni même de savoir ce que je veux vraiment : est-ce un désir d'être aimé qui se fixe par hasard au premier sourire qu'on me fait ? Est-ce la confluence d'une tardive disponibilité de ma part et de la rencontre heureuse d'une personne de qualité ? Est-ce la coïncidence de ma naïveté pathétique de cœur d'artichaut et d'un désarroi de femme abîmée cherchant un havre de paix ?
Je sais juste qu'elle agit comme un phare dans ma nuit. Mais peut-être n'est-elle que la flamme d'une bougie pour le pauvre papillon de nuit que je suis.
Elle m'attend d'ailleurs à sa place habituelle - une habitude qui n'en est qu'à son troisième jour, c'est vrai. Je réalise alors que j'ignore tout de la ville où elle habite et du temps qu'elle met pour venir au travail.
- Bonjour, chère collègue ! dis-je sur un ton enjoué. Comment ça va pour notre troisième jour de formation ?
- Bonjour, cher collègue ! me répond-t-elle sur le même ton avec un sourire. Ça va ; ça va même très bien grâce à toi !
Je rougis, confus. De quoi parle-t-elle ? Mon coeur s'emballe et j'ai l'impression de débuter une soudaine crise d'angoisse. Un vertige étrange me fait vaciller.
- Tes conseils pour Élina étaient bons, très bons, même ! complète-t-elle sans paraître remarquer mon état. Elle a changé d'avis et s'est même complètement emballée ! Je crois que c'est surtout la balade en chameau qui l'a convaincue !
Mon coeur, bizarrement, s'est calmé, et mon vertige effacé. J'ignore la nature de ma crise mais choisis de repousser son examen à plus tard.
- Tant mieux ! Ravi d'avoir pu aider ! Dis-moi : je me demandais comment se passe le trajet pour toi jusqu'au siège ; ça te fait plus long ou ça te rapproche de chez toi ?
- J'habite en Essonne, près de Brétigny-sur-Orge, sur la ligne C du RER. Je mets à peu près une heure. C'est plus près mais moins direct, alors ça revient au même. Et toi ?
- C'est clairement plus loin pour moi mais, maintenant que je peux prendre le métro, c'est presque plus rapide ! En tout cas, ça a l'attrait de la nouveauté !
Elle rit et je l'imite, heureux de cette simplicité dans notre relation.
- On y va ? On va découvrir ce qu'on nous a réservé pour aujourd'hui ?
J'acquiesce et nous pénétrons dans la tour.
Dans l'ascenseur, nous saluons des visages graves que nous commençons à reconnaître et qui hochent de la tête en réponse, concentrés.
De bonne humeur, je salue aimablement la secrétaire de direction et n'obtiens en retour qu'un grognement revêche et l'ordre sec d'attendre un certain monsieur Riggson. Nous nous asseyons pour patienter, nous interrogeant mutuellement en vain pour savoir qui est cette personne. Nous ne nous rappelons ni l'un ni l'autre de lui.
À neuf heures une, la porte d'un bureau claque et un homme maigre au costume impeccable et aux petites lunettes rondes et noires, cheveux figés sur une raie nette, s'approche de nous d'un pas vif. Arrivé devant nous, il nous tend énergiquement une main précise comme un coup de couteau. Poignée brève et ferme.
- Riggson Lucas, directeur du département juridique. Vous êtes avec moi aujourd'hui.
Béatrice et moi échangeons un regard entendu : la journée va être longue. Nous saluons néanmoins poliment notre nouveau mentor et le suivons à son bureau.
Celui-ci est parfaitement rangé : un bureau nickel où trônent un ordinateur ronronnant et une imprimante en veille, deux murs couverts d'étagères croulant du sol au plafond sous les éditions cumulatives et follement créatives des droits français et internationaux, les deux dernières parois étant, elles, occultées par des armoires de classement massives et réfrigérantes. Un endroit follement sympathique où je me réjouis d'avance de vivre une passionnante journée.
- Asseyez-vous.
L'ordre, donné sobrement, nous ramène à l'action et nous découvrons Riggson assis dans son fauteuil, tapotant déjà d'impatience sur le bois de son bureau. Nous le rejoignons rapidement et, studieux, attendons tout ouïe la suite.
- Le département juridique assure à tout moment l'irréprochabilité de l'entreprise, anticipe les points du droit qui pourraient la mettre en défaut et solutionne les litiges qui pourraient nous porter judiciairement préjudice. En tant que responsables du site d'Alger, vous devrez assurer les arrières de notre compagnie sous les trois aspects suivants : droit local algérien pour le recrutement et l'implantation, droit national français pour vos postes et votre relation au siège et droit international pour le fonctionnement de la plateforme téléphonique et la prospection. Autant dire que cette journée ne suffira pas à votre formation, mais vous repartirez avec des éléments cadrants et une bibliographie pour poursuivre votre apprentissage.
Après cette introduction qui nous fait l'effet d'un rouleau compresseur, Béatrice et moi en sommes réduits à ces chiens mécaniques sur les plages arrières des voitures et qui opinent bêtement du chef au moindre cahot de la route. Pour ma part ignare en droit, je devine aux réactions en miroir de ma collègue qu'elle aussi doit la totalité de sa formation judiciaire aux séries américaines...
La matinée sera interminable et la journée à venir me fait l'effet du châtiment des Danaïdes, condamnées à remplir d'eau pour l'éternité un tonneau percé qui laisse s'échapper le précieux liquide aussi vite qu'elles le versent. Sauf que l'eau est bien plus claire que l'entrelacement bourbeux des lois et le tonneau bien moins fuyant que mon petit crâne migraineux d'où toute faculté intellectuelle semble s'être échappée...
À midi, quand la pause déjeuner vient nous sauver de la noyade due à ce déluge législatif, c'est soulagés mais sans appétit ni entrain que nous rejoignons notre cantine d'un pas traînant, en silence.
En salle, devant un nouveau plat que nous étrennons sans enthousiasme, Béatrice finit par rompre le silence.
- Tu crois que Riggson et son service accepteront de nous épauler ? Qu'on pourrait partir dimanche avec quelques contrats types bien dans les clous ?
L'idée me paraît alléchante mais le juriste ne m'a pas paru très sympathique ni ouvert à la collaboration... Néanmoins, force est de reconnaître qu'il coopère puisqu'il nous forme. Et si les lois sont complexes à déchiffrer et respecter, il nous éclaire d'une façon tout à fait respectable, notamment grâce aux notes de synthèse qu'il nous a rédigées.
Et je réalise soudain que notre formation à été préparée de longue date, peut-être même avant que nous ne nous y retrouvions affectés ! Cela me console et me permet de me sentir moins nul d'avoir à suivre cet apprentissage intensif...
- Il n'y a qu'à le lui demander : je propose que tu t'en charges !
- Pourquoi moi ? me rétorque-t-elle devant mon défi enjoué.
- Tu as plus de chance que moi de le dérider et d'obtenir son soutien !
- Comment ça ? me répond-t-elle, suspicieuse.
- Tu n'as pas remarqué qu'au détour de ses explications Riggson laissait souvent traîner ses yeux sur toi ?
Ça ne m'avait pas échappé, à moi ! Ça m'avait même exaspéré au plus haut point et mon amertume irritée était encore proche de déborder.
Béatrice rougit et ne répond mot.
Comme le silence se prolonge et que je supporte difficilement de la voir en difficulté, je change de conversation.
- T'étais au courant, toi, qu'il y avait une telle profusion de lois et de règlements ? J'ai l'impression qu'on est face à une mission impossible !
- Puis c'est pas tellement passionnant, abonde-t-elle.
- J'imagine d'ici l'allure de nos tables de chevet à Alger : une pile de livres de lois et, pour faire bonne mesure, d'autres un peu partout !
- Un peu comme dans les BD de Lagaffe où le personnage se creuse une sorte d'abri dans les archives ! Sauf qu'en guise de mouette rieuse pour se payer nos têtes on aura droit à des chameaux puants pour nous cracher au visage !
- Mais avec vue sur la mer ! dis-je sentencieusement, l'indexe pompeusement dressé.
Nous rions tous deux, notre complicité restaurée.
- Tu connais un peu l'Algérie, toi ?
Je dois rapidement me rendre à l'évidence et reconnaître que j'ignore à peu près tout si ce n'est que c'est peut-être une des ex-colonies française avec lesquelles on garde les liens les plus destructeurs mais pour qui la décolonisation a le moins laissé de séquelles. Mais je trouve le sujet un peu lourd pour notre conversation.
- C'est l'île au large de l'Australie, c'est ça ?
Bon public, elle glousse gentiment de ma boutade en rase-mottes.
- Presque ! J'ai fait quelques recherches de mon côté. Beaucoup de français s'y sont installés, beaucoup d'Algériens sont venus en France mais gardent un pied là-bas parmi leurs amis et auprès de leur famille. Du coup, la vie y est plutôt pas mal, surtout dans les grandes villes. Je réfléchis à la pertinence de m'y installer...
De tels projets me paraissent abracadabrantesques, vu que je suis à trente-six millions de lieues de seulement pouvoir les envisager, mais énoncés par Béatrice à voix posée, ils en deviennent rationnels.
Néanmoins, je n'en suis pas là et je ne me projette même pas au vol de dimanche avant ma séance de ce soir avec Prakaash.
- Pour ma part, j'attends de voir avant de commencer à y réfléchir. Mais compare bien les avantages respectifs de chaque lieu : il y a du bon à vivre dans son pays natal, quand même, même si c'est la crise et le marasme. Et vu l'actualité, il ne fait d'ailleurs pas bon être un occidental en pays musulman !
- C'est clair ! Je vais attendre moi aussi de toute façon. Mais, malgré tout, j'aime assez l'idée de recommencer ma vie, de tout reprendre ou presque. Du coup, pourquoi pas un nouveau pays ? En plus, l'Algérie est plutôt francophone et liée à notre pays !
Je suis sceptique, mais je suppose que je manque d'objectivité entre mes peurs et mon attachement tout neuf à Béatrice. Il faut dire qu'elle constitue presque à elle seule l'ensemble de mon réseau social. Et si j'en ôte ma famille, il ne reste guère plus qu'elle.
Je lui souris, peu inspiré.
Nous achevons de mastiquer nos rations de nourriture éphémère en silence, l'esprit encombré d'images mouvantes parmi lesquelles la réalité de nos expériences n'a que peu de place. Le brouhaha de la clientèle qui nous environne remplace notre conversation et les passants dans la vitrine du monde extérieur mêlent leurs errances passagères à notre imagination velléitaire.
Puis l'heure de retourner au droit nous cueille en pleine rêverie indolente, et c'est l'esprit gauchi par la somnolence digestive que nous retournons nous imprégner de l'esprit des lois.
L'ascenseur nous élève comme sardines en boîtes au-dessus des rues tandis que, les étages tamisant notre groupe, il ne reste plus que les gros poissons que nous sommes devenus pour monter encore.
Nous rejoignons Lucas Riggson à son bureau pour nous initier au labyrinthique et oignonesque droit international auquel le mille-feuille français n'a finalement pas grand chose à envier !
Le paternalisme exigeant d'André Schmidt comme la chaleur amicale de Jérôme Leblanc nous manquent, mais le professionnalisme synthétique de Riggson nous permet d'appréhender les grandes lignes du piège législatif.
Sans toutefois nous donner nettement l'impression de pouvoir nous en extirper seuls.
Par ailleurs, les regards appuyés de Riggson sur la plastique de Béatrice me tapent sur le système et j'attends avec impatience le moment salvateur où elle sera soustraite à sa vue.
Enfin, l'après-midi touche à sa fin, comme ma patience, et une migraine sournoise vient faire un tapage de plus en plus bruyant entre mes deux oreilles.
Alors que Lucas nous remet des liasses décourageantes de feuilles réunissant la bibliographie nécessaire à notre autonomie, je me renfrogne et contemple, vidé, les documents.
C'est la voix de ma collègue qui me tire de mon abattement.
- Merci monsieur Riggson pour toutes ces explications. C'est beaucoup plus clair pour moi maintenant. Dites-moi, est-ce que vous trouveriez abusif de nous accorder encore votre aide à l'avenir, que je vous appelle de temps en temps pour vous demander conseil ou de nous donner quelques exemples de contrats typiques qui feraient l'affaire en Algérie ?
Elle lui sourit, plus charmante que jamais, et il répond par un sourire libidineux tandis que ses yeux à lui peinent à fixer les siens.
- Mais bien sûr, Béatrice ! s'exclame-t-il, apparemment ravi que son génie soit reconnu à sa juste valeur. Je peux vous appeler Béatrice ? Je vais vous laisser ma carte avec mon numéro personnel, poursuit-il quand elle a acquiescé. N'hésitez pas à m'appeler quand vous voudrez et à passer me voir à votre retour pour discuter de vos questions ! Je prépare quelques modèles pour vendredi soir : vous n'aurez qu'à venir me voir après le travail dans mon bureau !
Son sourire gourmand m'horripile et je n'y tiens plus.
- Merci à vous, monsieur Riggson, lui fais-je d'une voix forte pour rappeler ma présence à son bon souvenir. Nous apprécions votre collaboration et vos efforts pour nous permettre de mieux défendre les intérêts de notre compagnie.
Il ne dissimule pas tout à fait la grimace qui traverse son visage à ma vue lorsqu'il sursaute sous mes paroles.
- Nous allons devoir vous laisser, dis-je en me levant et en lui tendant une main professionnelle, mais nous vous remercions pour cette journée instructive.
- Merci encore et à vendredi, conclut de même ma collègue en me suivant dans le couloir.
Lucas Riggson à bien baratiné quelques politesses maladroites, mais notre sortie l'a décontenancé et je trouve son désarroi jouissif.
Nous filons à l'ascenseur sans demander notre reste et, dans la cabine suspendue hors du monde et du temps, dans l'intimité de notre duo renforcé par cette troisième journée, nous pouffons de rire.
- Tu l'as mené par le bout du nez ! dis-je pour la taquiner.
Elle me répond d'un petit coup d'épaule et nous demeurons quelques secondes appuyés l'un contre l'autre. Ce contact naturel, complice, me fait l'effet d'une seringue géante qu'on aurait soudainement plantée sans souffrance dans mon cœur pour y souffler un air tiède et plein de papillons virevoltants qui le dilatent jusqu'à me donner le vertige.
Heureusement, avant que ce moment doucereux ne vienne totalement liquéfier ma cervelle, l'appareil tinte comme un four à micro-ondes et la félicité en apesanteur s'achève, cuite et déjà digérée.
Béatrice se détache de moi et s'échappe hors du bâtiment tandis que je me laisse aimanter, aspirer dans son sillage.
Dehors, le froid cruel de janvier achève de me refroidir et je la rejoins sur le trottoir. Nous dansons un moment d'un pied sur l'autre, entre tentative dérisoire pour empêcher notre sang et notre air de geler dans nos corps agressés par l'atmosphère polaire et doute sur l'attitude à adopter pour clore cette journée.
Finalement, c'est mon téléphone qui prend une décision en sonnant pour me rappeler mon rendez-vous avec Prakaash.
- Il va falloir que j'aille voir mon exorciste, dis-je, penaud, pour rompre le silence.
- Alors bonne chance et bon courage ! me lance-t-elle dans un sourire. Tu me diras quel démon vous aurez mis en déroute ?
- Sans faute, j'assure sans partir.
- Allez ! Ne te mets pas en retard et à demain ! conclut-elle d'autorité en plantant une bise fugace avant de disparaître vivement dans la foule.
Le chatouillis de ses cheveux sur mon visage, son parfum, la douceur de sa joue sur la mienne, sa chaleur, l'empreinte invisible de ses lèvres sur ma peau me font encore tourner la tête longtemps après que son image se soit évanouie de mes yeux.
Je m'ébroue enfin pour retrouver la sensation du sol sous mes pieds et je file.
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