VI

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Le serveur nous oriente vers une petite table dans une alcôve tamisée où nous nous installons face à face, encore un peu gênés ; elle probablement par mon éloignement soudain, moi par un trop plein d'émotions qui ne sont pas à moi et qui pourtant m'envahissent.

Nous nous cachons derrière les menus, nous absorbant dans leur étude.

Au bout d'un moment, je parviens à reprendre le contrôle de mes sentiments et je repousse sous le tapis ce nouvel on-verra-plus-tard.

- Je vais prendre une pizza aux légumes, dis-je en lui faisant un clin d'œil complice afin de tenter de restaurer notre proximité.

Elle se force visiblement à sourire et ça me peine...

- Et moi quatre fromages ! J'ai parlé de veganisme, je sais, mais je n'ai pas encore trouvé de palliatif aux fromages...

Je ris moi aussi de manière forcée avant de reprendre les rails rassurants d'une conversation plus neutre.

- Qu'est-ce que tu as pensé de Ben Salam et de ses salamalecs ? je demande en ouverture avec esprit.

Elle sourit plus volontiers et replace sans y penser une mèche qui lui tombe sur le visage.

Moi j'y pense.

- Je ne l'ai pas trouvé inintéressant, même s'il avait un côté Monsieur-je-sais-tout qui me le rendait antipathique. Mais j'ai eu davantage l'impression de préparer mes vacances que d'apprendre des choses utiles.

Elle réfléchit un instant et je me retiens de la couper pour lui dire qu'elle est belle.

Il faut que j'arrête avec ça.

- Je dois dire qu'il m'a quand même fait un peu peur : j'ai l'impression que parce que je suis française les algériens vont cracher devant chacun de mes pas !

Elle a un petit rire nerveux qui ne dissimule pas son inquiétude.

Inquiétude que je partage et ressens moi aussi.

J'ai également ce pressentiment bizarre et désagréable – mais ce n'est pas une vision, cette fois-ci : c'est tout-à-fait rationnel au vu du discours de la matinée ! – que tout va aller de travers.

J'adopte la méthode Coué.

- Je suis sûr que tout va bien se passer. Fauvel a beau être contrarié par notre promotion, il a à cœur que notre mission réussisse, avec ou sans nous, et il fera le nécessaire pour que nous puissions accomplir notre travail !

Elle me regarde sans répondre, comme prise dans une réflexion complexe, et j'en profite pour la détailler, plongeant dans ces yeux noirs qui me traversent, suivant le dessin délicat de ses lèvres, la courbe douce de son cou vers on épaule, le tombé de ses cheveux épais qui cascadent le long de son visage...

- ... serons deux !

- Quoi ? je réponds dans un sursaut en m'apercevant que j'ai manqué le début de sa conclusion.

- Je disais que tu as raison et que nous nous en sortirons d'autant mieux que nous serons ensemble ! Tu as un problème ?

Elle arque un sourcil, comme soucieuse, mais elle a l'air un peu vexée, aussi, que je ne l'ai pas écoutée.

- Non ! Non ! Aucun problème, dis-je avec conviction pour la rassurer. Je pensais justement la même chose et je me suis un peu égaré dans mes pensées. Ne t'inquiète pas !

Puis j'ajoute avec un grand sourire aussi amical que possible :

- Je suis ravi de vivre tout ça avec toi ! S'il-vous-plaît ?!

Je profite de la diversion du serveur de passage pour le héler et commander. Puis, tandis que nous attendons nos plats en surveillant l'heure qui n'oublie pas de tourner, nous échangeons sur nos impressions de ce pays exotique où nous sommes bannis. Notre discussion se poursuit après l'arrivée des pizzas sur les mérites de nos plats respectifs et nous convenons que nous ne sommes pas trop mal tombés même si nous en avons déjà mangé de meilleures. Puis nous embrayons sur Elina et ses réflexions en pagaille sur le voyage de sa mère et les trésors qu'elle ramènera de la caverne d'Ali Baba : mots de mômes, joie de mère.

Lorsqu'elle parle de sa fille, Béatrice a une lumière dans le regard qui me donne envie de l'écouter et de la protéger et je m'absorbe dans ses paroles.

- Tu n'as pas faim ?

Je reviens à la réalité et constate que, en effet, j'ai cessé de toucher à mon assiette depuis un moment et, à moitié pleine, elle trône, froide, entre mes couverts posés.

Complètement oubliée, celle-là !

- Non, pas trop, dis-je à mon estomac défendant. Et puis il est temps d'y retourner, j'ajoute en regardant ma montre pour faire diversion. S'il-vous-plaît !

L'addition réglée – c'est le tour de Béatrice -, nous retournons doucement vers notre tour où nous attendent des cours d'informatique. J'en hausse les sourcils à l'avance dans un grand soupir résigné. Quel intérêt de nous faire voir le fonctionnement d'un ordinateur ?

Je cache cependant mes réticences pour ne pas avoir l'air d'un rabat-joie et me raccroche à la météo pour lancer quelques traits d'humour sans prétention tout en avançant vers l'ascenseur bondé.

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