II
Hôtel Dar-Tlidjene.
La nuit, tous les chats sont gris, paraît-il.
Eh bien les lieux aussi, apparemment.
Le chauffeur s'empresse de décharger nos bagages puis vient se poster devant moi.
- Mille cent cinquante.
Je le regarde un instant, circonspect, pas certain d'avoir compris le chiffre à cause de l'accent, et en même temps en difficulté pour interpréter ce chiffre.
La course ! Je suis fatigué, mais je me sens idiot. Je me jette sur mon porte-feuilles avant que l'information parvienne à faire complètement sens dans ma tête : plus de mille euros la course ?
Je jette un regard ahuri à Béatrice.
- Qu'est-ce qu'il y a ? me demande-t-elle, inquiète.
- Mille euros la course ? j'articule avec ébahissement.
Et le son de son rire résonne dans la nuit comme un son merveilleux.
Mais un peu vexant aussi, je dois dire.
- Mille cent cinquante dinars !
Je marque un temps d'arrêt conséquent, bouche-bée. J'avais en effet manqué cet aspect très concret et évident du voyage à l'étranger. Néophyte en la matière, il ne m'avait pas une seule fois traversé l'esprit que mes chers euros puissent être inutiles ici.
- Tu as oublié de changer de l'argent ?
La question, malicieusement chuchotée, m'impose de hocher la tête avec une grimace désolée.
Béatrice fouille dans son sac à main en souriant de ma distraction et tend deux billets au chauffeur.
- Vous pouvez garder la monnaie.
L'algérien me regarde avec une moue méprisante, puis regarde la main de Béatrice avec dédain et finit enfin par se saisir de l'argent du bout des doigts et repartir sans rien dire, démarrant dans un grand coup d'accélérateur agressif.
- Qu'est-ce qu'il a ? m'interroge doucement Béatrice, soucieuse.
- Aucune idée, réponds-je en haussant les épaules. C'est beaucoup, mille dinars ?
- Non, me rassure-t-elle, même pas dix euros.
Et, empoignant nos valises, nous nous tournons vers le bâtiment sombre dont seule une discrète veilleuse indique l'entrée dans la rue enténébrée.
Autant pour l'hospitalité.
En même temps, je ne sais pas ce que j'espérais à... près de deux heures du matin, je pense, amèrement déçu mais résigné en laissant retomber ma manche sur mon poignet.
Nous entrons.
Le hall, tapissé de rouges et ors, n'est pas sans rappeler les grands hôtels de luxe parisien, mais tout y est aux motifs de l'orient et de taille intimiste. Face à nous, un petit comptoir derrière lequel veille le réceptionniste, le visage baignant dans la lueur de son écran de portable.
- Assalamu alaykoum, marmonne-t-il tout en levant la tête vers nous.
- Wa alaykum assalam, répond gaiement Béatrice tandis que je me fends d'un plus banal « Bonsoir ».
Là encore, le réceptionniste nous regarde de travers et, constatant que nous ne sommes pas arabes, choisit de ne plus nous parler qu'en français.
- Votre nom ?
La question est formelle et n'engage pas à établir un dialogue.
- Baptiste Roths et Béatrice Rézon, réponds-je pour nous deux.
- Je n'ai rien à votre nom.
La réponse, cinglante, me fait l'effet d'une gifle et je ne sais soudain plus quoi faire, désemparé.
- C'est notre entreprise qui a réservé pour nous. Flexiprospect, depuis Paris.
Encore une fois, c'est ma collègue qui a l'initiative salutaire car le réceptionniste acquiesce et nous tend une clef.
- Chambre six.
Béatrice et moi nous regardons en rougissant.
- Euh, il doit y avoir deux chambres, normalement ?
Je suis gêné mais il faut réparer l'erreur et aller se coucher.
- Réservation du vingt-trois décembre : une chambre.
Le ton est catégorique, le visage fermé.
- Vous voulez bien nous en donner une seconde alors, pour cette nuit ? Nous chercherons autre chose demain...
La voix de Béatrice se fait conciliante mais ne déride pas notre interlocuteur.
- C'est complet. Toutes les chambres ont deux lits. Vous la voulez ou pas ? Tout est réglé.
Il nus regarde d'un air exaspéré en tenant la clef en l'air devant nous.
Béatrice s'en empare.
- Merci, on va se débrouiller.
- Premier étage à gauche en sortant de l'escalier.
Je la suis, embarrassé par la scène, mais moins par le fait de devoir partager ma chambre avec elle.
L'escalier est étroit et sombre, les couloirs tapissés de rouge également et peu éclairés par les appliques presque opaques qui ne luisent d'un faible éclat de bougie.
Notre chambre.
Probablement réservée pour Rorgal à l'origine.
Comptant sur ma démission, ils n'ont même pas changé la réservation. Ou alors, me souffle une petite voix, ils n'ont pas changé la réservation en vue de faciliter notre renoncement !
La chambre est petite, plutôt chargée avec ses dorures et son omniprésente moquette rouge, mais la présence de deux lits simples séparés par un paravent me rassure. Au demeurant, très beau, le paravent, avec ses arabesques de fer forgé et sa teinture translucide colorée.
Les vitres sont noires de nuit et, histoire de me donner une contenance et par habitude, je vais tirer les rideaux pour faire disparaître ce carré de ténèbres.
- Tu prends quel lit ? je demande avec tout le naturel possible pour dissimuler mon embarras, espérant qu'entouré du rouge des moquettes et des rideaux Béatrice ne remarquera pas la rougeur de mes joues.
- Je peux prendre celui qui est près de la fenêtre ? me répond-elle en esquissant une moue interrogative qui lui donne l'air d'une petite fille.
Craquante.
- Bien sur, dis-je en m'approchant d'elle afin de libérer son espace.
Nous connaissons un instant de gêne en nous croisant au pied des lits mais, très vite, chacun est dans son espace vital.
Le paravent, à cet égard, joue un rôle de premier plan et je me félicite qu'on ait eu l'idée de l'installer.
A tâtons, nous établissons les règles de cette intimité improbable et installons nos habits dans nos tiroirs respectifs, chacun prenant garde à ne pas envahir l'autre de ses affaires ou de sa présence, ni de son regard.
A tour de rôle, ensuite, nous passons à la salle de bain. Je m'allonge sur mon lit, contemplant le plafond en écoutant le bruit de l'eau qui coule.
Épuisé, mon esprit s'identifie au son du liquide avec un effroi hypnotique. Quand la chasse d'eau retentit, je frissonne et sors de ma transe. Je rallume mon portable que j'avais oublié et constate la présence de quelques textos de ma mère et mon frère et qui s'inquiètent que je ne les aie pas encore prévenus de mon arrivée. Je m'empresse de leur répondre un message laconique mais rassurant avant de reposer l'appareil sur ma petite table de chevet.
C'est le moment que choisit Béatrice pour sortir de la salle de bain.
Nos regards se croisent.
Elle est vêtue d'une chemise de nuit légère, blanche et, vaguement déçu et rassuré à la fois, je constate qu'elle est ample et opaque. Son regard se fait fuyant devient le mien qui la fixe et, afin de rompre l'atmosphère pesante qui est en train de s'installer, je la questionne :
- La salle de bain est chouette ?
- Oui, s'empresse-t-elle de répondre. Toute petite mais jolie. Tu feras attention au robinet : ne l'allume pas trop fort où il éclabousse, joute-t-elle après une hésitation.
- Merci, j'y vais.
Et je file m'enfermer dans la petite pièce tandis qu'elle disparaît dans son alcôve.
En effet, la salle de bain offre pour toute perspective de mouvement le tour sur soi-même, mais le carrelage oriental, tapissant tous les murs de ses motifs bleus sur fond blanc, s'il surcharge les lieux, dépayse immédiatement, tant dans l'espace que dans le temps.
Dans le miroir, j'ai une tête de déterré. Un déterré qu'on aurait inhumé avec la pelle du fossoyeur dans le rectum.
Je tache de me détendre, mais mon sourire fatigué et crispé me convainc d'expédier mes ablutions et de me jeter avec empressement dans les bras de Morphée.
Je m'active, allumant le lavabo quand je m'assieds sur les toilettes pour diminuer la gêne provoquée par un accès de pudeur causé par la proximité avec Béatrice - une proximité qui ne va pas encore jusque là ! -, puis j'enfile un pyjama dont je jauge, critique, le peu d'allant dans le miroir, me brosse les dents et regagne la chambreaprèsavoir avalé mon cachet.
Le plafonnier a été éteint et les deux lampes de chevet sont désormais allumées. J'apprécie l'attention.
- Merci pour les lumières, je chuchote.
- De rien.
La voix de Béatrice me parvient avec netteté comme si elle était tout à côté de moi, et pourtant le paravent me la dissimule complètement. C'est étrange, cette invisible et distante promiscuité.
Je m'allonge et fixe à nouveau le plafond.
- Béatrice ?
- Oui ?
J'ignore ce que je voulais lui dire. Je crois que je voulais juste entendre le son de sa voix, ou seulement prononcer son nom.
- Bonne nuit, conclus-je avec à propos mais le cœur battant.
- Merci. A toi aussi, Baptiste.
Et elle éteint sa lampe de chevet et je n'entends plus que le bruit de ma respiration.
- Merci.
Mon murmure se perd dans le silence feutré de la pièce et j'éteins moi aussi ma lampe.
Et je garde les yeux ouverts dans l'obscurité.
Je repasse le film chargé de ces dernières semaines, de cette étrange soirée et, omniprésent, l'idée de Béatrice qui dort à mes côtés flotte au-dessus de toutes mes pensées.
Et c'est cette pensée qui demeure lorsque le sommeil insidieux a chassé toutes les autres pour m'entraîner dans son abîme d'oubli.
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