III
En arrivant à l'hôtel, je n'ai qu'un souvenir très vague de la manière dont j'y suis parvenu.
Épuisé, hagard, j'avale un comprimé et me laisse tomber sur mon lit, sombrant comme une pierre dans le puits du sommeil.
Les rats qui courent dans le noir, qui couinent autour de moi, dont les griffes raclent le sol de pierre.
Les chocs qui traversent les murs du cachot jusqu'au sol lui-même pour remonter le long de mes os transis par le froid.
Les ténèbres pesantes qui m'écrasent, m'oppressent et m'étouffent.
L'humidité glacée de ces souterrains croupis hantés par les courants d'air et les gémissements suppliants des autres condamnés.
A l'exception de sa voix, que je n'entends pas.
Et ce silence plus que tout le reste m'étreint le cœur dans sa poigne cruelle.
Je sais trop ce qu'il peut signifier.
Et tout ça à cause de moi.
Elle, si belle et innocente, si pure, que j'avais entraînée dans ma chute.
Une fille du diable, elle, elle en qui le bon dieu avait dû déposer tous ses espoirs, toutes ses grâces !
Je ne sais que trop bien pourquoi ils se sont acharnés sur nous.
Pour elle.
A cause de nous.
Pauvre Chimène.
Ce fils de truie de Torquemada !
Si je l'avais face à moi, seul à seul, ce chien, il verrait ma sorcellerie à l'œuvre, l'imbécile ! A coups de poing dans la gueule, que je lui blasphémerais sa trogne d'hypocrite !
Ma belle Chimène... Si j'avais su...
Mais je le savais.
Et je n'ai pas voulu agir comme je l'aurais dû.
Trop faible face à la chair.
Trop faible face à sa beauté.
Trop con.
Et maintenant, elle allait mourir.
Et moi aussi.
Je revois ses beaux yeux fiers foudroyer le grand inquisiteur qui fulminait de ne pas parvenir à la soumettre.
Jaloux qu'elle prenne ma défense.
Qu'elle repousse ses avances abjectes.
Je revois ses beaux yeux plein d'amour, sa larme trop longtemps contenue rouler sur sa joue pâle à l'énoncé du verdict du Saint-Office.
Saint-Office ! Je t'en foutrais ! Bande de chiens !
Prenant sur moi pour me calmer, je tâche de me montrer constructif.
Maintenant que je suis seul, il y a peut-être moyen de nous sortir de là avant l'exécution.
Fixant les chaînes qui enserrent ma cheville et la rattachent au mur, je me concentre aussi fort que je peux sur le maillon qui me retient prisonnier. Entrant peu à peu en transe, je sens le métal chauffer et se ramollir.
Je tire d'un coup sec.
Je suis libre !
Mais enfermé.
Discrètement, je renouvelle l'opération sur le verrou, suant à grosses gouttes.
Je tire lentement sur la porte, qui vient en craquant et grinçant doucement.
A pas de loup, j'avance le long du couloir, dissimulé par l'obscurité et discernant au loin le halo d'une torche.
J'arrive, mon amour !
A chaque guichet, je gratte et murmure son nom.
Silence.
Pas de réponse.
Un gémissement de vieillard.
Les cris d'une vieille folle.
Mais pas sa voix.
Malgré ma peur de voir descendre les gardiens devant le brouhaha de supplications et d'invectives que je déclenche et qui s'amplifie à chacune de mes tentatives pour la découvrir dans l'une de ces cellules, je poursuis, fiévreux.
Et si elle n'est pas ici ?
Quand j'arrive à la torche, au pied de l'étroit escalier aux marches glissantes, je dois me rendre à l'évidence.
Ils l'ont enfermée ailleurs.
Loin de moi.
Près de lui ?
Une difficulté après l'autre.
S'il y a bien quelque chose que j'ai appris durant mes quelques années parmi les soldats de la reine Isabelle, c'est qu'il faut affronter l'ennemi un par un lorsqu'il se présente, et non attendre d'être cerné par l'adversité.
Je gravis les marches une à une et atteins le palier et sa lourde porte bardée de fer.
La fatigue commence à se faire sentir, aggravée par les privations et les sévices de ces derniers jours. Mon corps est douloureux, mon esprit battu par une migraine croissante.
Chimène.
La pensée de mon Amour me revigore et je m'attaque au nouvel obstacle, qui cède comme le précédent.
Je m'assieds quelques instants, dos au mur, pour reprendre mon souffle et tenter de canaliser le battement qui tonne dans ma tête.
Parvenu à une accalmie relative de ma respiration et de ma douleur, je pousse la porte avec une infinie précaution.
Par l'entrebâillement, j'aperçois le dos penché d'un soldat assis à une table.
J'entends des conversations étouffées.
Je me glisse par l'ouverture et, masque par l'angle d'un mur, m'approche des gardes.
A proximité, je ne comprends toujours pas leur conversation et en déduis qu'ils sont ivres et parlent dans leur hébétude.
Je risque un regard derrière le coin de pierre et constate en effet la présence de trois gardes affalés sur le plateau de la table, endormis, et celle d'un quatrième, que je pourrais toucher en tendant le bras et qui me tourne le dos, absorbé dans une discussion sourde avec le fond d'une bouteille.
M'emparant d'une bûche posée contre le mur, je prends mon élan et l'assomme.
Le choc de son crâne sur la table ne réveille pas les autres et me laisse le passage libre.
Je poursuis ma remontée vers les parties communes du château.
Quand j'arrive dans le hall, je ne repère personne sinon une sentinelle somnolant sur une chaise derrière la porte principale du donjon.
Je m'élance furtivement vers le grand escalier, déserté pendant la nuit, et pénètre dans l'étage des appartements.
C'est là, je sais, que Torquemada passe ses nuits.
Et qu'il a enfermé Chimène.
À portée de sa main.
Un frisson de dégoût et de crainte me parcourt : la colère m'électrise.
J'avance sur les tapis.
Le garde à la porte de son seigneur ne m'a pas repéré, occupé qu'il est à batailler contre le sommeil.
Sur la pointe de mes pieds nus, je m'approche sur le solde pierre glacée, le long du mur, à couvert, me coulant de statue en armure, d'armure en rideau.
Regrettant de n'avoir pas emporté la bûche mais pressé par un sentiment croissant d'urgence, je tente le tout pour le tout et me précipite aussi légèrement que possible pour parcourir les derniers mètres qui me séparent de ma cible qui a à peine le temps d'écarquiller les yeux avant que je passe dans son dos et que je l'étrangle, l'empêchant à la fois d'appeler à l'aide et d'alerter du monde dans sa chute.
Je tire son corps aussi discrètement que possible derrière les lourds rideaux rouge et or d'une fenêtre et pénètre dans les appartements de Torquemada, que j'inspecte en silence, la peur tapie au creux de mes entrailles.
Nulle trace de Chimène.
J'avise la dernière porte. La chambre de l'Inquisiteur.
Non.
Je tourne la poignée.
Verrouillée.
Un effort de volonté et le pêne fond dans la gâche.
Je pousse le battant avec précautions, me mordant la lèvre jusqu'au sang.
Et je l'aperçois.
Recroquevillée près du lit dans sa robe froissée.
Attachée par le poignet au pied du lourd baldaquin.
J'esquisse un pas vers elle, puis tout va très vite.
Le grincement du parquet.
Sa tête qui se relève dans un sursaut.
Son regard effrayé, rouge, mouillé.
Sa bouche qui s'arrondit.
Le petit cri de surprise.
Un éclair de compréhension dans son regard.
Torquemada qui se redresse.
Moi qui bondis.
Lui qui hurle.
Les mètres interminables jusqu'au lit.
Le raclement métallique d'une épée.
La morsure précise d'une pointe fatale sur ma peau.
Le hurlement de Chimène.
Rodrigo !
Mon impuissance.
Des mains brutales qui me saisissent.
Les sanglots de Chimène.
Le sourire arrogant et amusé de Torquemada.
Puis plus rien.
Puis ma cellule.
Le noir.
La migraine.
Les pas, les voix, les torches.
Les coups pour avancer.
La foule.
Le soleil.
Le bruit.
La mer.
Les rochers.
La potence.
La chaise.
Chimène.
Torquemada.
Nos cris sous les bâillons.
Nos regards qui s'étreignent à travers l'espace.
Nos corps qui ruent en vain dans l'étau implacable du Saint-Office.
Les insultes haineuses de la foule.
Les imprécations.
Leurs yeux fous.
Leurs grimaces démentes.
Mes oreilles bourdonnent, ma vue vacille, mon corps est lourd.
On m'assoit. On m'attache. On me suspend.
Je tourne la tête vers Chimène qui est désormais à côté de moi.
Yeux rouges, visage blanc.
Je suis tellement désolé.
Je t'aime.
Elle ferme les yeux.
Quelqu'un derrière nous coupe une corde et Chimène disparaît, engloutie par les flots.
Sous les acclamations de la foule, je contemple, horrifié, le bouillonnement qui se tarit dans le sillage de mon amour qu'on vient de précipiter vers la mort.
- Sorcière ! Sorcière ! Sorcière ! scandent les innocents devant cette accusée que Dieu ne sauve pas.
Je ferme les yeux à mon tour.
J'arrive, Chimène.
Et c'est la chute.
L'étau glacé de l'eau est partout contre ma peau, sous moi, près de moi, au-dessus de moi, en moi, et je me démène de toutes mes forces pour échapper à son étreinte de mort. Mais c'est en vain que je me débats car je ne trouve rien à quoi m'accrocher.
Je sens le liquide froid, salé et écœurant de la mer remplir ma bouche, glisser dans ma trachée, remplir ma poitrine, et mes yeux exorbités ne trouvent à perte de vue que le flou verdâtre des flots.
Hystérique, je sens les liens, implacables, qui m'attachent à mon siège pour me maintenir sous l'eau, loin de l'air, du soleil, de la terre et de la vie.
Bientôt, ma conscience vacille, mes forces m'abandonnent et, le froid-même desserrant sa prise sur mon souffle, je contemple avec horreur une certaine sérénité qui monte en moi, faisant céder mes résistances, vaciller ma vue, et il ne me reste au moment de perdre pied que les échos des cris et des vagues, déformés par l'eau, et un prénom étrangement familier flottant aux frontières de ma compréhension : Chimène.
J'ouvre les yeux sur un plafond blanc baigné de soleil et bordé de moulures printanières.
Je reste un moment sonné, sous le choc.
Terrassé.
Encore une réminiscence.
Encore une nouvelle personnalité.
Encore une mort traumatisante.
Encore l'amour.
Encore la mort.
Encore le deuil.
Jusqu'à quand tout ça va-t-il continuer ?
Jusqu'à quand je pourrai tenir ?
Retrouvant peu à peu le fil de mes pensées, réorganisant peu à peu mes idées, je m'interroge.
Suis-je guéri de mon aquaphobie ?
Ai-je encore collecté via cette expérience un nouveau pouvoir ?
Hiérarchisant mes priorités en fonction de ce que je suis prêt à encaisser, je me redresse péniblement, courbaturé et fatigué, et je me dirige vers la salle de bain.
Je me déshabille.
J'entre dans la baignoire, chose que je n'ai plus faite depuis l'accident de voiture où mon père et moi avions fini dans la rivière, où j'avais cru mourir jusqu'à ce qu'il parvienne à se libérer puis à me sortir de là. Je devais avoir une dizaine d'années et je m'en rappelais très nettement. Dès lors, il ne m'avait plus été possible de tolérer la sensation de l'eau liquide sur ma peau sans faire une crise de panique.
Mais se noyer et se doucher sont deux expériences très différentes, et d'avoir expérimenté la noyade me rend soudain la baignoire bien moins inquiétante.
J'allume précautionneusement l'eau, règle la température et humecte doucement le bout de mes orteils.
La brûlure est désagréable car j'ai les pieds gelés, mais pas de panique en vue.
Je remonte le long de mes jambes, le ruissellement chaud me devenant centimètre après centimètre de plus en plus agréable.
Enfin, je laisse la pomme de douche arroser généreusement ma tête.
La sensation incroyable de l'eau s'écoulant sur ma peau de mes cheveux jusqu'à mes pieds est une révélation d'extase qui emporte sur son passage toutes mes tensions.
Les yeux fermés, immobile, la douchette accroché au mur, je me laisse délicieusement submerger par l'eau et le plaisir, débarrassé de toute pensée, de toute conscience autre que celle, intime et réconfortante, du ruissellement chaud.
Revenant peu à peu à mon environnement, j'ose, téméraire, fermer le bouchon de la baignoire et, audacieux, je verse généreusement du gel douche dans le bouillonnement joyeux de l'eau sur le bain.
Je bascule la douche vers le robinet, m'allonge avec délectation dans l'eau brûlante, mousseuse et parfumée, me laissant griser par le chatouillis des bulles de savon sur ma peau, bercer par le chant de l'eau qui frappe le bain, assoupir par le bien-être.
L'eau montant, ce sont mes oreilles qui découvrent l'étrangeté musicale des sons aquatiques.
Éteignant enfin le robinet alors que l'eau atteint le bord, un peu triste d'interrompre le concert, je ferme les yeux et me laisse dériver dans le silence doucereux de mon bain.
Je suis fantastiquement bien.
Si bien que je me rendors, le sourire aux lèvres.
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