{IX}
Des sons de tambour retentirent, et les grandes portes furent ouvertes. Sans que Chamsudine et moi ayons compris quoi que cela ne soit, nos compagnons sont rentrés, ont mit un genou à terre et une main sur la poitrine. Précipitamment, nous avons faits de même. J'ai levé discrètement les yeux et j'ai vu un homme, portant un grand turban surmonté d'un joyau nous toiser.
Où avions nous atterri ? C'était un nouveau départ. J'étais déterminé à saisir toutes les opportunités, mais pas celle de la soumission.
...
L'homme s'est approché de moi et Chamsudine. J'ai senti la sueur perler sur mon front , doucement. J'étais en stress.
Il demanda quelque chose à ses hommes. Il leur a demandé qui nous étions, puisque ils ont dit haut et clairement nos noms. Après quelque phrases, il parut soulagé. Peut-être avait-il eut peur que nous soyons dangereux. D'un signe de la main, il invita la salle à se relever. Deux de nos compagnons vinrent nous chercher après quelques mots dans l'oreille de la part de l'homme au turban et au saphir. Nous fûmes conduits dans une somptueuse salle, au couleur orientales et à la table garnie de vivres. Sans consentement, Chamsudine s'étala sur un sedari avec un soupir de contentement et m'invita à le rejoindre, ce que je ne fis pas, préférant m'assoir sur un fauteuil de velours. J'ai grapillé quelques raisins et j'ai parcouru la table des yeux. Je suis tombé sur la meilleure des réjouissances pour le corps.
De la harissa. Mon plat énergétique favori. Il y avait un grand bol en plus.
Chamsudine m'a lorgné du regard, se foutant de ma gueule. J'étais tunisien, j'aimais la harissa, et ça faisait deux ans que je n'en avais pas mangé. Ce n'était pas ses moqueries qui allait m'empêcher de finir ce bol et de le lécher jusqu'à ce qu'il soit propre.
Alors il m'a regardé faire, me disant de temps en temps de moi en mettre dans ma bouche, parce que sinon j'allais cramer. Mais j'en mettais toujours plus pour sentir le goût.
J'ai soupiré, fort, une larme à l'œil. Comment pourrais -je avoir goût à la vie alors que la harissa n'avait plus de goût pour moi ? Pourquoi tout était si compliqué à vivre ?
-"Qu'est-ce qu'il y a, Sofiane ? me demanda gentiment Chamsudine.
-Rien, c'est juste que ... 'Fin... J'repense à elle, et ça me brise... Je mangeais des tartines à la harissa le matin avec elle. C'était de bon moments, qui aujourd'hui sont déchirants.
-Bah, j'ai encore le goût des couscous d'Amel sur la langue, je te comprends. Sa semoule, c'était un nuage. "
On a ri. Tristement, comme chaque fois que l'on riait ensemble. Cet homme c'était mon compagnon, la meilleure rencontre de ma vie, le reflet de moi-même.
-"Tu te rappelles de ton collège, toi ?
Je me suis figé. Il avait touché au point sensible capable de me faire sangloter comme une fillette regrettant d'avoir démembré sa poupée.
Poupée... Jouet... Jeu...
Nedjma, Ritedj.
Tout m'es revenu d'un coup. J'ai revu Ritedj, agenouillée devant moi, les yeux criant à l'aide.
-"Sofiane... Soufiene. Celui que j'aime, celui que j'aimerais. Celui à qui Allah m'a destinée. Celui à qui je me vois, à qui je suis reliée. Celui qui occupe mes esprits, me tourmente jour et nuit, celui pour qui je m'inquiètes dès qu'il s'absente. Toi, mon homme. "
J'ai lu ces quelques phrases à voix haute. Elles étaient griffonnées sur la page de garde de son cahier de français. En bas était écrit " Je ne suis qu'une rature. Une rature parmi dans d'autres. J'échouerais là où une autre gagnera. "
Je ne la ressentais pas. Peu m'importait, je me suis contenter de faire rire les autres en jetant son cahier rempli de ses cours dans la boue. J'ai sali tout son travail.
Son cri avait percé l'air. Elle avait crié, déchirant sa poitrine. N'avait-elle pas mal à force de tant crier, de tant pleurer ? Je n'en avais rien à faire de son état, elle devrait s'en accommoder. Le monde était cruel. J'ai juste rajusté mes bouclettes brunes ténébreuses, lui tournant les talons.
Toutes les phrases de Ritedj me revenait. En me les dédiant, elles les avait comme ancrées dans ma mémoire. J'ai considéré mon bol à moitié vide, sous le regard de Chamsudine qui cherchait le mien.
-"Sofiane ? Saha la bess ?
-N3am.
-C'est faux, dis-moi ce qui ne va pas.
- Toi d'abord. Dis-moi, pourquoi Amel t'as fait ça, à toi ?
Il a regardé le sedari, ne sachant plus où se mettre. Il voulait que je lui parle de moi, mais il ne me parlait pas de lui. J'estimais déjà qu'il en savait trop.
-Ecoute...me fit-il. On est plus des inconnus, je pense que je peux te le dire. J'ai fauté. Voilà, c'est tout. Je n'ai pas su être à la hauteur, alors elle est partie. J'suis un connard, un pur raté. Dans les océans de haine j'avais trouvé une perle pure, pas une contre -façon, mais j'ai préféré jouer avec des cailloux. Je suppose que c'est un truc d'homme. On a des perles mais on collectionne les cailloux, de toutes les couleurs, plus sales les uns que les autres...Et...et..."
Il n'arriva pas à finir sa phrase, en sanglots. Les derniers mots, j'avais eu du mal à les comprendre tant ils avaient été hachés de pleurs. Je me suis levé et je lui ai caressé le dos, lui montrant que j'étais là, que je le soutenais, que j'étais avec lui. Il a enfoui sa tête dans ma poitrine, s'essuyant sur mes vêtements bleus roi, mais devenus dorés à cause du sable.
-" Si seulement on pouvait rayer le passé pour qu'il soit illisible, lui ai-je murmuré. Je ne suis pas celui qu'il te faut pour te réconforter, mais au moins je suis là. Tu n'es pas seul. "
Il a reniflé, déposant sa rnouna sur mon torse. J'étais déjà sale, donc tant qu'à faire, autant servir de mouchoir. J'avais servi de serpillière aussi. J'ai été la serpillière avec laquelle Nedjma a lavé son honneur, le sien et celui de Ritedj, que j'avais moi-même sali.
Chamsudine s'excusa pour tout ce cirque, mais moi, ça ne me dérangeais pas. Au fond, moi aussi j'avais envie de fondre en pleur, de m'écrouler, de tout abandonner. Alors je partageai ses peines et je ne pouvais avoir que de la compassion.
La porte s'est brusquement ouverte. L'homme au turban et au joyau nous regardait, accompagné de deux acolytes. Chamsudine avait les yeux rouges et moi un sourire à l'envers figé sur le visage, mais bizarrement, il ne posa aucune question. Il nous ordonna plutôt de le suivre à travers les couloirs du palais. Cette merveille architecturale était également une merveille intellectuelle. La légende raconte que la personne ayant fait pour la première fois le tour du palais n'en est jamais ressorti et a péri dans le labyrinthe formé par les couloirs étroits de pierres.
Je respirai fort. J'étais en contact avec ma culture, je respirai l'orient à plein nez, et ça me rendait heureux. J'avais envie de sauter partout, puis je me rappelait de la grande robe orientale jaune -orangée de Nedjma et l'envie me passait immédiatement. J'avais plutôt envie de me pendre avec la ceinture qu'elle portait ce jour-là.
J'avais l'impression d'avoir fait un marathon, tant c'était long d'arriver à destination. J'ai tapoté le coude de Chamsudine avec le mien.
-"Tu conseilleras de ma part à l'homme de mettre des panneaux dans son domicile, parce que là c'est excessif. "
Il a émit un petit rire. J'étais pourtant sérieux dans mon affaire. Mais Chamsudine n'était pas quelqu'un de sérieux, alors c'était compliqué.
Peut-être que je devrais être comme lui. Peut-être que je devrais apprendre à me détendre et à accepter le sort, comme l'avais fait Ritedj des années auparavant. Elle avait accepté le mal que je lui faisait, en se disant qu'il valait mieux ceci que rien, en se disant qu'au moins, je prenais en compte son existence.
Enfin, l'homme au turban et au saphir s'arrêta devant une double porte de métal doré. Il toqua, et ce fut carrément un cortège qui ouvrit les deux grands battants. Une table rectangulaire traversait en longueur la salle, une table encore plus garnie que celle de la pièce précédente. L'homme nous installa au bout, sur un côté, Chamsudine et moi. J'étais avec lui et c'était tout ce qui comptait. La salle était remplie d'inconnus et d'esclaves, j'avais l'impression d'avoir changé de siècle. Les voix fusaient, c'était un véritable festin. Je ne comprenait rien aux discussions, mais Chamsudine se chargeait de tout me traduire.
-"L'homme au turban et au saphir est le grand vizir. Il va bientôt se marier, me souffla-t-il le plus discrètement possible. Alors ils réunissent tout le monde pour assister à son mariage et le vizir souhaite aussi que nous y soyons, pour témoigner de la beauté de sa femme.
-Il flex beaucoup, non ?
-Oui, mais bon, c'est son droit. Paraît-il qu'elle est jeune, et lui est assez vieux, regarde sa bedaine et sa barbe grise. "
Il s'arrêta, écoutant les conversations en mangeant, pendant que moi je découpais avec le plus grand soin mon poulet aux olives. C'était sans doute le meilleur que j'aie mangé de ma vie, qui plus était accompagné d'un thé à la menthe, versé depuis une théière ayant fait des acrobaties du haut vers le bas.
-"Et... Dans combien de temps se marie-t-il ?
-Dans cinq jours, me fit Chamsudine, appuyant sa réponse avec sa main, me montrant bien ses cinq doigts levés. "
Cinq jours... C'était beaucoup. Beaucoup trop. Je n'aimais pas les évènements mondains, jamais je ne survivrais à cinq jours au milieu de tant de gens étrangers à moi.
On fini notre repas calmement, Chamsudine et moi, tandis que ma tête grossissait à cause du brouhaha. Le moindre bruit résonnait dans ma tête, me faisant mal. J'n'avais qu'une envie, et c'était de sortir de cette pièce et de rester seul, pas même avec Chamsudine.
Maintenant que j'y pensais... N'étais-je pas bien, seul, sans personne pour me stresser, sans personne pour me créer de problème ? Peut-être que si j'avais fait ce choix de rester seul, d'accepter de devenir quelqu'un seul, pour réellement exister, je n'aurais pas fini ici. Et si jamais je pouvais refaire ma vie, ce serait le choix que je prendrais. Ce serait de rester seul et de cheminer seul.
Mais c'était trop tard, le mal était fait. Trop tard...
Etais-je fou ? Etais-je devenu un philosophe ? Merhboul mskin ? C'était cela que j'étais devenu à passer mon temps à refaire le monde avec des mots, avec des paroles et des pensées, plutôt qu'avec des actes? Moi qui faisait l'homme capable devenait penseur ? Me prenais-je pour Voltaire ?
Je divaguais, m'endormant presque, à force d'essayer de me trouver une raison je perdais la mienne. Quand soudain, Chamsudine me mit un gros coup sur l'épaule, qui me donna envie de le gifler. Mais la force m'avait quitté. Il s'est levé.
-"Allez, viens Sofiane, c'est fini, on va pouvoir aller nehess. J'ai trop envie là, alors lève ton gros cul. "
C'était la première fois qu'il me parlait aussi vulgairement. Ca faisait bizarre.
On a été raccompagnés jusqu'à la pièce aux sedaris. Les couloirs étaient vides et sombres, nous étions encadrés de deux hommes inconnus de nous. J'avais l'impression, la terrible impression d'avoir retrouvé la prison.
La table avait été débarrassée, mais ils avaient tout de même laissé une carafe d'eau, une théière et quelques verres. Des couvertures étaient maintenant empilés sur un sedari. Sans un mot, Chamsudine a sauté sur un des matelas pour y dormir. Ce sale ronfleur s'est endormi en une fraction de seconde alors que moi, je pressentais une nuit blanche.
...
-"Han, han, han. "
J'haletais, j'étais couvert de sueur, la djellaba qui m'avait été donnée était trempée. J'avais sans doute fait le pire cauchemar de ma vie. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu Chamsudine au-dessus de moi. Il me regardait, ses grands yeux noisettes en plein questionnement.
-"Ca va Sofiane ? Tu as crié, ça m'a réveillé.
-J'ai...J'ai crié ?
-Oui, un nom. Celui de Ritedj. Qui est-elle ? "
J'ai fait le tour de la pièce avec mes yeux, pour m'assurer que personne hormis mon amine s'y trouvait. Je ne pouvais plus lui cacher les raisons de Nedjma, les raisons pour lesquelles j'étais brisé. Je devais bien lui avouer, tôt au tard, que moi aussi j'étais un connard.
-"Bon..."
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