Changement
Un mois après la nuit sans lune où j’invoquai Vah-Shatnâk, mon corps avait subi des transformations qu’aucun des savants du palais ne parvenait à expliquer. J’avais brusquement grandi pour atteindre six pieds et demi de haut. Mon corps s’était renforcé au point de devenir massif, doté de muscles secs d’une puissance effroyable. Je ne boitais plus. Mes réflexes dépassaient l’entendement, et je terrassais mes frères les plus robustes à la lutte et à l’escrime avec une facilité déconcertante. L’iris de mes yeux était passé du vert à un rouge sombre, presque noir, et les traits de mon visage autrefois fins et juvéniles s’étaient durcis. Mes frères et sœurs ne se moquaient plus de moi. Ils me craignaient. Lorsque je marchais dans les couloirs du palais, les nobles me saluaient bien bas, et mon père avait délaissé Akon pour concentrer toute son attention sur moi. Je m’entraînais quotidiennement pour tester les limites de mon nouveau corps, grisé par sa force. Les sciences n’eurent elles aussi bientôt plus de secrets pour moi. Mes précepteurs cessèrent même de m’enseigner tant mon savoir était devenu grand. En quelques mois, ma réputation changea radicalement. Je passais de l’ombre à la lumière. Les femmes les plus fougueuses me faisaient la cour pour se faire une place dans ma couche, mais les autres, eux, ne m’admiraient pas. Je leur inspirais une peur primaire, ce qui n’était pas pour me déplaire. Peur qui se fit plus grande encore lorsqu’Arsenios, le roi de Valys, un territoire voisin, déclara la guerre à mon père.
L’armée d’Ecbatana, son seigneur et ses héritiers s’étaient armés et les deux osts s’étaient entrechoqués dans les Vallons bleus, à la frontière des deux nations. La bataille avait été brutale. Les corps s’étaient amoncelés sur le sol pour former un tapis de chair et de sang. Les corbeaux et les vautours avaient festoyé, et je m’y étais fait remarquer tant ma force et ma barbarie avaient été grandes. J’avais balayé les soldats ennemis comme un paysan fauche les blés. J’avais arraché des têtes et des bras à mains nues, coupé des chevaux en deux sans difficulté. Mon shamshir-e do dam à double tranchant noir, forgé pour l’occasion, avait moissonné les âmes telle la faux de la Mort. Couvert du sang de mes victimes, j’avais ri aux éclats, la joie que j’avais éprouvé à ôter des vies s’ajoutant à ma puissance et ma brutalité effroyables. Mes ennemis comme mes alliés m’avaient fui, et j’avais répandu ma rage sans retenue. Nous étions revenus à Ecbatana victorieux, mais tandis que les femmes et les enfants avaient jeté des fleurs et des branches de palmiers sur notre chemin pour célébrer notre succès dans la joie, le cortège de notre armée avait avancé en silence, le visage figé par la peur. Le roi mon père lui-même s’était montré livide, oubliant même le peuple qui l’avait ovationné. Moi, j’avais souri et salué de la main la plèbe en liesse.
Très vite, il ne fut plus question que de Cyaxares le Fort dans les rues de la cité royale. Mais au palais, tous m’évitaient. Mon père cessa de me consacrer du temps et se tourna de nouveau vers d’Akon. Je n’en pris conscience que lorsque je les surpris un jour à discuter à voix basse, debout devant le trône d’or et d’ivoire des Mâdan. Devant mon trône.
Une colère noire pressa mon esprit et je regagnai mes appartements en furie. Lorsqu’un esclave vint m’apporter de l’eau fraîche et un plateau de fruits, je le battis à mort et le jetai par-dessus le balcon de ma chambre. Je me tins devant mon miroir, les mains maculées de sang, et me vis.
J’étais grand ; mon puissant torse se mouvait au rythme d’une respiration fébrile, et mes yeux étaient emplis de rage et de folie. Je restai ainsi de longues minutes devant mon reflet. Ma respiration s’apaisa et mon regard se fit dur et froid, brûlant d’une flamme implacable. C’est alors que je remarquai que les traits de mon corps transformé m’étaient familiers. Non parce qu’il s’agissait du mien, mais parce qu’il avait revêtu au fil des mois les attributs de Vah-Shatnâk. L’ifrit aux flammes de sang. Troublé, je me couchai et sombrai dans un sommeil agité.
Je fis de nouveau un rêve que je n’avais plus fait depuis longtemps. Celui de l’éclipse rouge, où je tuais mes frères et mon père. Mais cette fois, ses yeux étaient marqués par l’effroi et mes puissantes mains lui crevaient les yeux et broyaient son crâne. Je me réveillai en sursaut, couvert de sueur. Vah-Shatnâk me parlait. Je devais me débarrasser des mâles engendrés par mon père et le contraindre à me céder le trône si je voulais lui succéder. Accomplir ma destinée.
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