Tribut
Une nuit brûlante d’été, après avoir assouvi mes pulsions charnelles auprès de deux jeunes zaaniennes à la peau d’albâtre, je plongeai dans un profond sommeil. Mon âme s’enfonça dans les ténèbres de l’inconscience, franchit les limites de l’immatériel et pénétra dans un monde stérile tout de noir et de rouge.
Des volutes de fumée et des colonnes de feu déchiraient le sol, zébrant un ciel carmin. Un soleil noir y répandait ses ténèbres sur un relief accidenté où roche en fusion et blocs de basalte s’élevaient à perte de vue, pareils aux crocs d’un monstre cosmique. Des nuages noirs aux reflets écarlates roulaient furieusement dans le ciel, leur surface liquide ondulant comme celle d’un océan de feu. Mon âme, qui flottait dans ces étranges cieux, fut attirée à une vitesse folle vers le sol, pénétra dans une faille sans fond éclairée par des cascades de lave aussi larges que des cités. À mesure qu’elle descendait dans les entrailles de ce monde impétueux, des silhouettes aux regards flamboyants se dessinèrent dans les excavations et les niches creusées dans la roche. Toutefois, j’allais trop vite pour en discerner nettement les contours. Mon corps astral arriva enfin dans une grotte aux dimensions inestimables, baignée d’un océan de magma parsemé d’îles basaltiques. Sa chute vertigineuse atteignit une vitesse impossible et le plongea dans l’étang de feu. Je dormais dans un lit garni de fourrure, de plumes d’oie, et de soie, mais je pouvais sentir la lave dévorer ma chair et mes muscles. Je me débattis et voulus hurler ma douleur mais le feu liquide s’engouffra dans ma gorge et mes entrailles. Alors que j’étais sur le point de perdre connaissance, une main puissante arracha mon âme de l’étreinte ardente du magma et la jeta sur un sol dur et chaud. La douleur me consumait, mais mes yeux dévorés par les flammes retrouvaient peu à peu la vue et les chairs de mon âme se régénéraient lentement. Or je ne faisais que quitter un supplice pour en subir un autre. Bien pire.
Mon sauveur me souleva de terre comme un nouveau-né, planta des crochets de métal dans mes épaules et dans mon dos, et de lourdes chaînes me soulevèrent. Je luttais pour ne pas crier. Pour ne pas faire le plaisir à celui qui s’avérait être un bourreau de lui montrer ma souffrance. Mes yeux se révulsèrent, mais une main me gifla si fort que je recouvrai aussitôt la raison. Un goût de sang emplit ma bouche. Ma vue se fit un peu plus nette pour me dévoiler progressivement le théâtre d’une véritable condamnation en place publique.
***
Une foule d’hommes et de femmes se dressait devant moi, vêtue de haillons, d’armures cabossées ou de vêtements d’excellente qualité. Tous étaient marqués de terribles blessures encore dégoûtantes de sang. Ils avaient le teint grisâtre des morts et se tenaient immobiles. Leurs yeux, en revanche, étaient plein de vie, brûlants d’une haine infinie à mon égard. Je reconnus parmi eux un, deux, puis trois de mes demi-frères. Mes yeux s’ouvrirent grands, complètement régénérés, écarquillés par une peur dépassant le supplice infligé par le feu et les crochets de fer. Cette horde cadavérique était la masse de ceux que ma main et ma bouche avaient tués. Des êtres de feu aux silhouettes à la forme d’homme, aux yeux flamboyants et aux bouches bardées de dents acérées, leur distribuaient des piques, des épées ébréchées, des dagues, des pinces chauffées à blanc et des récipients de pierre remplis de lave, haranguant la foule dans un langage qui m’était inconnu. J’étais en Enfer, et mes victimes d’hier avaient droit à leur revanche aujourd’hui.
Je sentis alors une présence imposante à mes côtés. Je tournai péniblement la tête, et découvris celui qui m’avait tiré du magma pour me livrer à cette foule assoiffée de vengeance. C’était Vah-Shatnâk. Il me dévisageait d’un regard dur et moqueur, un sourire narquois tirant légèrement sa joue droite. Ce traître m’avait promis la gloire et le pouvoir, et il me les avait donné sans ambages, mais pour mieux me les reprendre ! Il avait sondé les tréfonds de mon âme au travers des yeux de la vieille sorcière, y avait vu ma faiblesse, ma frustration, mon désir de domination, de vengeance, et s’était joué de moi. Par Ormazd et Ahriman ! J’étais maintenant pris au piège et incapable d’en sortir !
Les morts avancèrent d’un pas lourd et disgracieux vers moi. Chacun jouissait du plaisir de m’enfoncer une lame dans le corps. L’un d’eux m’ouvrit le ventre et tira violemment sur mes intestins pour les répandre au sol. Bahram, un de mes demi-frères, me creva un œil, me laissant l’autre pour que je puisse profiter pleinement du reste de ma tourmente. On m’arracha les ongles, on me scalpa, m’ôta ma virilité et m’ouvrit le dos pour en sortir mes poumons. Moi, je gesticulais, secouant mes chaînes comme un forcené, éructant des cris plus bestiaux qu’humains. La douleur était si forte qu’elle eut raison de moi, me laissant inerte, à peine animé de spasmes. Au comble de la souffrance, mon âme s’éteignit. Pendant un instant, tout ne fut plus que néant, et puis mes yeux s’ouvrirent de nouveau sur un paysage de roche et de lave tandis que je chutais vers ma tourmente. De nouveau je subis l’enfer du magma mordant les chairs de mon corps astral, des crochets de fer, des piques, des épées, des pinces brûlantes. Le supplice se répétait encore et encore. Je mourais pour renaître et mourir, pris dans un cercle d’horreur infernal sans pouvoir m’en échapper. J’étais tout-puissant dans le monde des Hommes. Rien ni personne ne pouvait rivaliser avec moi ou espérer me vaincre. Mais ici, j’étais aussi impuissant qu’un petit enfant. Livré au feu et à la rage de mes tortionnaires.
Je me réveillai soudain, les premiers rayons du soleil filtrant à travers les rideaux de ma chambre. Mon lit était souillé de sueur, d’urine et du sang de mes courtisanes que j’avais brisé dans le tumulte de mon enfer nocturne.
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