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« La vie est cruelle ! Elle fait revoir aux vieux les bons moments de leurs existences afin qu’ils quittent ce monde pleins de regrets. »

Boulogne sur mer, novembre 1967.

En dépit de la météo, la gare fourmille comme une ruche aux beaux jours. Henri a mal au bras, ses doigts semblent vouloir se détacher de ses mains à force qu’elle tire dessus. Elle se faufile en le tractant sans précautions, osant même bousculer quelques personnes âgées, trop lentes à son goût.

Le quai est surchargé. C’est l’heure de pointe et des centaines de gens enveloppés dans des écharpes colorées courent au travail sans se rendre compte du ridicule de leur empressement.

Le fait d’être à contre-courant de cette vague humaine rend la progression difficile, mais sa mère insiste à se frayer un chemin à grands coups de coude sans lui jeter le moindre regard.

Observant l'agitation de la foule, le jeune garçon lève la tête vers cet océan d'êtres qui se meuvent ici et là. La seule chose qu'il puisse envisager, du haut de ses six ans, est de continuer à souffrir en silence. Alors, il fixe le bas de la robe de Renée et s'applique à ne pas la quitter des yeux pour ne pas la perdre dans cette marée.

Après une centaine de mètres, le flot s’éclaircit, le brouhaha s’apaisa. La douleur se montre intense, ses doigts viraient au bleu par le gel.

Henri s’arrête sans prévenir et supplie :

— Maman, marche moins vite, tu me fais mal au bras !

— Tu m’ennuies à pleurnicher tout le temps. Bouge-toi, ne reste pas planté comme une andouille. Nous prenons du retard par ta faute.

— Mais j’ai très froid...

— Eh bien, rentre le menton dans ton blouson et souffle dedans. La chaleur de ta bouche te réchauffera un peu.

— C’est mes mains qui vont pas !

— Tu ne sais que te plaindre. Fourres-en une dans ta poche, ce sera déjà ça !

Renée, enveloppée dans un grand manteau gris dont le col remonté ne laisse guère apercevoir que le bout de son nez ne connaît pas le sens du mot : patience. Un bonnet de laine noire met en valeur quelques cheveux blonds qui s’en échappent et ses yeux d’un bleu profond sont caractéristiques, cependant elle craint que son frère ne la reconnaisse pas dans cet accoutrement.

Les portes de la gare ne se trouvent plus très loin et ils retrouvent bientôt l'air froid de la rue. Renée cherche à repérer une silhouette familière au milieu des badauds et piaffe déjà à ne pas y parvenir. Henri, enfin libéré, se frotte les doigts pour tenter que le sang reprenne son cycle naturel en la regardant tournoyer sur le trottoir comme une danseuse ivre.

Elle achève son quatrième entrechat lorsqu’elle crie en agitant les bras :

— Je le vois… ton oncle est là-bas, il arrive !

Henri contemple un homme qui s’avance vers eux. Il est bien incapable d'identifier ce gars ni de se souvenir de son prénom ; puisque sa mère a décidé qu’il n’avait d’autre choix que de le reconnaître, il le gratifie d’un « bonjour » de convenance. Il suppose l’avoir croisé une ou deux fois chez ses grands-parents, d’autant que c’est l’unique endroit qu’il fréquente outre l'école.

L’étranger est lui aussi emmitouflé dans un cache-col, et cela ne permet pas d’affirmer son identité. En réalité, Henri s’en moque, son attention se concentre à présent sur la foule hystérique de la gare.

Ses mains et la pointe de ses oreilles le font de plus en plus souffrir. Ce qui le met en colère est, qu'en observant les gens nerveux autour de lui, il vient de découvrir qu’il est le seul à ne porter ni gants ni bonnet. Il émettrait bien une remarque sur ce détail, pourtant l’excitation qui habite sa mère l’incite à la prudence. Il préfère croiser les bras en glissant ses doigts sous les aisselles et rentrer la tête dans les épaules pour tâcher de contrer le courant d’air responsable de la douleur.

L’oncle en question, après avoir embrassé Renée et gratifié Henri d’un sourire insipide, les entraîna vers la rue d’un pas décidé.

Aussitôt, Renée recommença à tracter Henri sans déférence jusqu’à une voiture garée le long du trottoir. Ils grimpèrent dans une vieille Peugeot qui s’éloigna vite de l’agitation en pétaradant.

Elle avait levé Henri fort tôt, à tel point que le jour, lui, était encore couché. Il se sentait épuisé, l’horaire et la température avaient eu raison de ses forces. Le choc de la chaleur retrouvée dans l’habitacle calma ses claquements de dents, la tiédeur l’enveloppa, et avant le bout de l’avenue, Henri avait basculé sur le siège arrière et dormait à poings fermés.

Erwan — c’était le nom bretonnant de l’oncle — coupa le contact et lui secoua le bras pour le réveiller. Les paupières mi-closes à cause du soleil blanc de ce début d’hiver qui l’éblouissait, Henri se redressa, se frotta les yeux et regarda autour de lui.

Il reconnut aussitôt l’endroit. Cette découverte généra un sourire au coin de ses lèvres : ils étaient chez la grand-mère, l’autre, celle qui habite seule sur les hauteurs de Boulogne sur mer. Elle le gardait de temps à autre et Henri retirait de ces réminiscences une sensation d’extrême douceur. Cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas vu. Il sauta de la voiture aussitôt, animé d’une joie sincère.

Renée l’attrapa par le bras pour l’arrêter. Le secouant, elle planta son regard dans le sien et dit :

— Nous ne sommes pas ici par plaisir. Tiens-toi tranquille.

— Pourquoi on est là, alors ?

—Tu es trop jeune pour comprendre. Je t’expliquerai plus tard.

#

En montant les trois marches creusées de l’entrée, des anecdotes se mirent à défiler dans la tête du gamin, comme un vieux film en noir et blanc parsemé de tendres images. Il se souvient de cette grand-mère paternelle quand elle venait le chercher à la sortie de l’école.

Il faisait froid. La plupart du temps, ils rentraient à la nuit : ça devait être en hiver. La mamie se déplaçait d’un pas lent et fragile. Elle ne manquait jamais de lui payer un de ces cornets de marrons chauds que vendaient des marchands ambulants installés sur le bord des trottoirs en scandant le célèbre : « chaud ! chauds mes marrons ! chauds ! ».

Oui, il revoyait bien ces doux moments : les senteurs délicieuses des châtaignes grillées qui réchauffaient les mains à travers le sachet confectionné d’une feuille de journal. Ensuite, ils affrontaient tous deux une interminable route qui grimpait dure, jusqu’à ce modeste appartement malodorant.

La vieille dame souffrait dans l’ascension vers le logement où patientait un chien poussiéreux. Si elle montait cette pente comme on porte sa croix, jamais elle n’émettait une plainte.

Elle était très âgée, presque autant que la bête. La faiblesse et l’ennui se percevaient dans les gestes des deux comparses et dans leurs regards fatigués. Néanmoins, ils mêlaient leurs effluves d’urines et conduisaient des conversations.

Elle lui murmurait des histoires en faisant la cuisine. L’animal lui montrait qu’il l’écoutait en levant les yeux sans bouger la tête et en remuant mollement la queue de temps en temps.

L’horloge tournait moins vite qu’ailleurs. Le chien regardait la grand-mère qui regardait la rue. Elle posait sa chaise et soulevait le coin des rideaux sales du salon. Des heures durant, elle semblait guetter le retour de quelqu’un qui se sera perdu, le visage barré d’une espèce de sourire toujours triste, un mouchoir enroulé autour de l’index avec lequel elle s’essuyait les paupières sans cesse. Une fois, Henri lui avait demandé les raisons de cette attente.

— C’est parce que je rêve de voir rentrer ton grand-père, comme il le faisait jadis.

— Mais j’ai entendu papa dire que ton mari s'est fait tuer à la fin de la guerre, il ne peut pas revenir, non ?

— Sait-on jamais ? En tout cas, je n’ai rien d’autre à faire que d’attendre... ça occupe mon temps. Tu sais, mon petit, les vieilles personnes comme moi n’ont plus que ça à faire : patienter avant de retrouver les gens qu’ils ont aimés.

Henri ne parvenait pas à admettre qu’elle puisse retrouver quelqu’un qui avait été assassiné, mais ses explications n’allaient jamais plus loin :

—Tu es encore trop jeune... tu comprendras plus tard...

L’enfant resta figé sur le petit perron. Le gel était toujours présent, mais le ciel était clair, d’un azur profond, et de cette colline, on pouvait deviner les remparts qui surplombaient la Manche. Le gris des pierres se mêlait à celui de la mer. Renée le poussa à l’intérieur.

— Dépêche-toi donc, au lieu de rêvasser, tu laisses entrer le froid !

#

Sans doute les gens meurent-ils aussi en été. Henri n’imaginait pas que les vieux choisissent leur saison. Si tel était le cas, la mamie étant pauvre, elle n’avait pu s’offrir que cette fin d’hiver particulièrement rude. La journée reflétait ses dernières années d’existence : grise, froide et mélancolique.

Le minuscule appartement débordait de visiteurs. Renée salua tout un tas de personnages qui lui firent part de leurs regrets qu’elle fût absente à la messe, de même qu'à l’inhumation.

À cause des horaires de train, justifia-t-elle. Pourtant, au visage de sa mère, Henri crut déceler qu’elle était plutôt satisfaite d’avoir manqué les cérémonies.

Il comprenait à présent le sens de la conversation téléphonique qu’il avait surprise et au cours de laquelle elle expliquait à quelqu’un sur un ton désagréable qu’elle ne souhaitait pas « se taper tout le cirque ». Elle avait donc œuvré pour arriver en retard. Au moins, cela effaçait de sa liste un argument susceptible d’alimenter sa mauvaise humeur.

Elle demanda à Henri de se tenir tranquille. De sa bouche, cela signifiait qu’une paire de gifles s’abattrait à chaque écart de conduite.

Elle lui imposa de rester assis sur le tabouret du piano droit pour l’attendre. Il dut aussi renoncer à l’idée d’appuyer sur les touches quand Renée lui claqua sans prévenir le couvercle sur les mains, en lui lançant un regard noir.

Alors il trompait l’ennui en dévisageant les gens qui allaient et venaient dans la petite salle à manger, engloutissant des toasts de pâtés posés sur la table. La torture de la faim succéda à celle du froid et seule une grosse femme s’inquiéta de sa condition au cours d’une escale au buffet. Hélas ! La modeste tartine qu’elle lui proposa ne suffit pas à calmer son estomac et la dame aimable disparut trop vite. Depuis, les tranches de pain le narguaient en se tenant hors de portée, jusqu’à ce qu’elles s’évanouissent à tout jamais.

Des messieurs dignes, raides dans des costumes sombres, conversaient d’argent, de placements ou de filles faciles. Tous parlaient bas et réprimaient des sourires, comme s’ils craignaient de froisser quelqu’un.

Henri remarqua qu’aucune de ces personnes n’abordait le sujet de sa grand-mère, pourtant la protagoniste de la fête, s’il avait compris les raisons de cette réunion grave et ennuyeuse.

À plusieurs reprises, un type aux yeux humides s’approcha du piano et lui posa sa main sur l’épaule, sans prononcer un mot. Il concéda que ce monsieur devait le connaître pour lui témoigner tant d’intérêt, jusqu’à ce que Renée lui demande de dire bonjour à son père.

Si cet homme était vraiment qui elle prétendait qu'il soit, il avait bien changé. Dans ses souvenirs, Henri revoyait un gars qui criait sans cesse et faisait claquer les portes. Toutefois le son de sa voix semblait identique.

Elle, de son côté, avait trouvé refuge dans la cuisine et ne parvenait plus à masquer son impatience. Elle avait daigné montrer de la compassion durant presque une heure, pourtant l’effort commençait à lui peser.

Comme elle était experte en la matière, elle ne tarda pas à subodorer un sujet de discorde. Elle rompit les murmures respectueux avec des commentaires agacés.

De son perchoir, Henri discernait les éclats de voix de la furie. Sa mère expliquait sans pudeur qu’il était hors de question de récupérer le vieux chien puant.

« Puisqu’il est presque mort, autant l’aider à en finir », prétendait-elle.

L’enfant apercevait la pauvre bête. Il ne l’avait toujours vu qu’ainsi : affalé sur sa couverture sale sous la table de la cuisine. Sa posture pouvait effectivement laisser songer qu’il convoitait un autre monde depuis longtemps, cependant, Henri s’étonnait.

Depuis la rentrée, sa mère lui avait imposé de suivre le catéchisme, les jeudis après-midi. Là, un curé très gentil lui avait expliqué que seul Dieu détenait le pouvoir de donner ou reprendre la vie.

Cela dit, peut-être que Renée connaissait bien le petit Jésus, au point qu’il lui déléguait le privilège de statuer à sa place de temps en temps. De toute façon, comme elle ne supportait pas qu’on s’oppose à ses décisions, probable que Dieu préféra lui accorder ce pouvoir pour avoir la paix.

Henri, pour qui c’était le premier enterrement, constata que les gens n’étaient pas très gais, parlaient peu, et ne pensaient qu’à manger.

De ce fait, sa grand-mère aurait été déçue de voir tant de tristesse dans sa modeste demeure. Qu’elle n’y assista pas était une bonne chose, estima l’enfant.

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