Antonio
Fernand se maria le premier, il y tenait. Odette, Parisienne pur jus, travaillait aux Belles Galeries ; elle lui donnerait rapidement deux beaux enfants, un garçon et une fille. Puis ce fut au tour d’Antoine qui épousa une jeune employée des Postes, originaire de la région nantaise et qui répondait au doux prénom de Marguerite.
L’imprimerie Billard et Garay périclitait. Ernest n’avait finalement subi que quelques mois d’emprisonnement. Il avait fait appel de sa condamnation et réussi à obtenir sa libération grâce à des numéros de procès-verbaux inversés sur un des documents le mettant en cause, ce qui frappait de nullité l’ensemble de la procédure. Ramillon était furieux mais cela n’y changeait rien. L’associé de Fernand réapparaissait de temps en temps, passait une tête, prenait quelques billets dans la caisse et repartait sans explication. Ernesto ne souhaitait plus, manifestement, se confronter au regard de la clientèle et devoir répondre à ses questions éventuelles comme à celles du Bigourdan.
Antoine et son épouse se rapprochèrent de Fernand. Ils s’installèrent à Fresnes, à quelques pâtés de maison, et Antoine demanda une nouvelle affectation. Avant la naissance des enfants, ils continuèrent à sortir tous les quatre. De plus en plus souvent, Antoine réglait l’addition : « ça me fait plaisir ! » assurait-il et Fernand rouspétait pour la forme. Odette ne connaissait pas l’étendue des dégâts. Car ces années étaient « folles », oui, mais non dénuées de difficultés économiques. Les crises se succédaient et la situation de Fernand devenait plus que délicate.
Sans en référer à son frère, Antoine demanda conseil à Paul Abadie, leur ancien tuteur, lequel lui indiqua le nom d’un avocat parisien qui pourrait les aider. Il s’agissait de faire en sorte qu’Ernest Billard ne puisse plus venir puiser dans la caisse et empirer ainsi la situation de l’imprimerie. Il fallait donc réussir à mettre fin au contrat d’association avec lui en arguant du fait qu’il ne participait plus à la bonne marche de l’entreprise. Cela serait, selon Abadie, très facile à prouver. Il y aurait, bien sûr, des honoraires à régler mais, ensuite, Fernand respirerait plus librement. Restait maintenant à convaincre ce dernier qui ne pouvait s’empêcher de défendre encore et toujours « Ernesto ». Inexplicablement. Tourner la page de leur association n’était pas si facile.
Mais contre toute attente, Fernand accepta très facilement l’idée de cette action en justice et il alla même au-delà : il voulait liquider l’entreprise, il allait changer d’activité, d’ailleurs le métier d’imprimeur ne lui plaisait pas plus que ça, il s’en rendait compte à présent. Pour quoi faire ? Il ne savait pas encore exactement mais cela mûrissait dans son esprit. Quelque chose de très différent, oui, très différent.
La procédure fut donc lancée, l’entreprise liquidée, les machines vendues et Fernand réussit même à récupérer un peu d’argent, de quoi tenir, au moins, quelques mois. Le temps de se retourner.
À Odette, l’ancien imprimeur dit qu’il ne fallait pas s’inquiéter Il avait plusieurs projets en route, de nombreuses pistes s’offraient désormais à lui, il voyait les choses beaucoup plus clairement. Odette ne cherchait pas vraiment à en savoir davantage. Tant qu’elle pouvait nourrir les enfants, s’il était content, elle était contente.
* * *
Antoine, en revanche, était beaucoup plus inquiet. Il faisait le maximum pour aider son frère et tentait de le sonder pour connaître ses projets. Mais Fernand était devenu insondable. Comme un puits sans fond. Il se bornait à lui répondre : « Ne m’appelle plus Fernand, je m’appelle Fernando. Il faut m’appeler Fernando, tu m’entends ? »
* * *
Puis vint ce jour tragique du printemps 1931. Ce jour où Fernand, ou plutôt Fernando comme il voulait qu’on l’appelle désormais - ou peut-être à nouveau - plongea, en costume de bain, du haut d’un pont parisien.
Noëlla l’imagine faisant le saut de l’ange, jambes serrées, bras en croix, comme ces sportifs qui participent chaque année à un concours de plongeon de haut vol au Kosovo, du haut d’un pont de 22 mètres, devant des centaines de spectateurs. À quelle hauteur était le pont au Change ? Noella l’ignorait. Y avait-il des spectateurs pour applaudir Fernando ? Pourquoi le journaliste parlerait-il d’un « exploit » si tel n’était pas le cas ? Réalisait-on un exploit, tout seul, en catimini ? Fernand avait-il été victime d’un coup de folie ? Avait-il entendu des voix lui ordonnant cette action périlleuse ? Ou bien Fernando avait-il voulu mettre fin à ses jours, contrairement à ce que tout le monde semblait croire ? Avait-il voulu donner le change en faisant croire à un accident avec son costume de bain ?
Fernando avait choisi de plonger entre le Palais de justice et Châtelet, là où Ernesto avait été arrêté : fallait-il y voir un début d’explication ? Ou bien voulait-il simplement finir sa course au coeur même de Paris, cette ville qu’il avait tant attendue, en laquelle il avait mis tous ses espoirs, qui lui avait beaucoup donné mais où il n’avait, finalement, jamais réellement habité ?
* * *
Antoine n’eut pas le coeur de rester à Fresnes. Trop de souvenirs s’y rattachaient. Quarante jours seulement après la mort de Fernand, il retourna vivre à Bagnères avec femme et enfants. Puis Bagnères même lui parut trop pesante et il déménagea à nouveau pour une petite ville qu’il ne connaissait pas, près de Pau, dans le bassin versant de l’Adour, où il coula des jours tranquilles avec Marguerite et leur petite famille.
Odette vécut toujours en région parisienne, seule pendant quelques années, avant de se remarier avec un accordeur de pianos prénommé Anastase. Elle mit encore au monde un garçon qu'ils prénommèrent Jean, Fernand.
Antoine et Odette restèrent en contact et s’écrivirent de loin en loin. Mais depuis la mort de son frère, il ne voulait plus qu’on dise Antoine. Gare à celui qui ne l’appelait pas Antonio !
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