Pénombre
Un peu gros, tout de même !
La mère qui rentre en France après avoir emprunté tous les moyens de transport possibles et imaginables à travers deux continents, après avoir survécu à toutes sortes de dangers et de maladies, et qui meurt dans un accident de tramway – de tramway !? - en rentrant de Campan. Noëlla est dubitative. Elle est souvent allée en vacances à Bagnères où sa famille possède encore une maison ; elle connaît aussi certains petits villages alentour et jamais – au grand jamais ! - elle n’a entendu parler d’une ligne de tramway ni aperçu un quelconque vestige...
Et la mère qui revient pour se rapprocher de son fils, parti à la guerre, soi disant pour avoir plus facilement de ses nouvelles, et puis hop ! c’est elle qui meurt, sans même savoir s’il est mort ou vivant, alors qu’en fait il a déjà été tué sur le champ de bataille ?
Tout cela était pourtant rigoureusement vrai. Ironie du sort. On pouvait aisément le vérifier, aujourd’hui, avec les documents d’époque. On n’avait pas tous les éléments, bien sûr, mais l’accident de Julienne, la disparition de Pierre, son inhumation au calvaire de l’Arbre en boule, près de Maizey, dans la Meuse, le Tribunal civil… Tout cela était renseigné, daté, écrit quelque part, noir sur blanc, numérisé en millions de minuscules pixels et offert au chercheur amateur, à l’explorateur du web pour peu qu’il se donne la peine de l’explorer.
On avait même accès, en quelques clics, à des actes de baptême ou de recensement, dressés à l’autre bout du monde, au dix-neuvième siècle. Et cela concernait, aussi bien, des gens qui, peut-être, avaient voulu disparaître. Ou, du moins, se faire discrets.
Il y avait là quelque chose de fascinant, d’un peu effrayant, même, à la limite. Allait-on devenir totalement transparents, fichés dans chacun de nos faits et gestes, et de nos pensées ? Pour le moment, nos pensées n’appartenaient qu’à nous. Et il restait, heureusement, des zones d’ombre, ou plutôt de pénombre, où pouvaient survivre nos petits secrets inoffensifs. Nul n’était tenu de dire, en permanence, toute la vérité. Si la vie « n’est pas une opérette », comme l’affirmait un groupe de rock nantais à la fin du vingtième siècle, elle n’est pas non plus un tribunal révolutionnaire. Odette, par exemple, savait peut-être quelque chose qu’elle n’avait pas dit aux journalistes, quelque chose concernant la vie privée de Fernand, ou la sienne, ou la leur… En quoi cela les regardait-il, après tout ?
« Les siens ne lui connaissaient aucun souci d’aucune sorte » avait écrit le rédacteur du « Petit Parisien ». Mais qui étaient « les siens » ? Les journalistes avaient-ils d’ailleurs interviewé qui que ce soit ou bien écrivaient-ils simplement les informations qu’ils recueillaient auprès du commissariat ou de la préfecture de police ? C’était le plus probable : il ne s’agissait pour eux, après tout, que d’un fait divers parmi d’autres ; seul son caractère insolite le faisait émerger pour quelques heures avant de sombrer dans l’oubli journalistique. La police elle-même avait-elle interrogé Antoine ? Marguerite ? Avait-elle fait un lien avec l’affaire Ernest Billard ? Imaginait-elle un possible meurtre ? La tenue de Fernand, son costume de bain, rendait en fait cette dernière hypothèse peu vraisemblable, de même sans doute que la présence de nombreux témoins en plein Paris.
Et puis, confiait-on toujours ses soucis les plus intimes à ses proches pour l’état civil ? « Communiquer » avec ses enfants, avec son conjoint, cela paraissait plus ou moins naturel, voire essentiel, aujourd’hui, pour ne pas vivre côte à côte comme des inconnus. Était-ce déjà le cas au dix-neuvième siècle ? Au début du vingtième ? Odette et Fernand se faisaient-ils des confidences ? Jules et Julienne parlaient-ils d’autre chose que de l’intendance ou de l’avenir de leurs enfants ?
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