II - Quand on est le nouveau
Le portail du pensionnat, je présume. En l'examinant, j’observe que la peinture n'est plus aussi éclatante. Tiens ! Il y a des dorures dessus. Des symboles, dont celui de la ville. Si je compte bien, j'en dénombre douze.
Un serpent enroulé à gauche, une croix à droite. Séparés par un soleil. Je suis impressionné. Au-dessus de la porte, il y a un arc de type baroque. C'est un ancien château, il me semble.
Je n'en saurais pas plus à moins de faire quelques recherches. Au CDI ou à la bibliothèque. Je percerais peut-être le mystère de ces dorures ou de ce lac mystique..
Ma main descend sur la poignée et j’ouvre. Gonflant la poitrine et le regard droit devant, j’affronte ma première journée à l'Épi Noir. La Porte des Ténèbres claque et je pénètre dans la cour de récréation. Prêt à faire une rentrée qui sera mémorable.
Nous y voilà, l’Épi Noir. Ce lieu mystérieux qui abrite en son sein des histoires et qui connaîtra bientôt la mienne. Mon passé et mes failles. Bienvenue Ben, tu es chez toi maintenant, car ta maison t'as banni.
J’imagine que ma mère doit être soulagée. Un problème en moins sur la conscience, après tout, il ne reste plus que Célia maintenant. Elle a perdu une fille et le garçon est parti en internat.
Est-ce que la situation serait pareille si les faits étaient inversés ? Que ce soit moi le disparu, et non Julia. Comment ma mère aurait réagi ? Sûrement comme aujourd'hui, en fin de compte, je ne suis rien d’autre qu’un de ses enfants.
Je comprends que ma colère passée était inutile. Les regrets m’envahissent peu à peu, tout comme celui de ne rien savoir sur ce qui s’est passé au parc, tout à l’heure. Cette entité, ce lac. Tant de questions.
Elles virevoltent comme le faisaient les lumières bleutées entre les arbres. Je me gratte à nouveau la tête. Me trouver dans cet endroit me terrifie, j’ai peur de l’inconnu. Mais surtout, arriverais-je trop tard ?
Faisant un pas vers ma destinée, la rentrée, je peux observer les alentours. Le grand bâtiment blanc face à moi avec ses rangées de fenêtres toutes symétriques. L’ordre ici est important. La régularité aussi.
Je vois au loin une statue en marbre noir située à côté du bâtiment. Ce n’est pas le moment, il faut que j’aille chercher ma clé. Je suis déjà suffisamment en retard comme ça, pas la peine d’en rajouter avec ma curiosité dispersée.
[ C’est grand ici, je ne vais jamais trouver le bâtiment de la direction]
Il faut que je demande à quelqu’un. Rassemblant tout mon courage, je m’avance cherchant une âme bienveillante. De mon angle de vue, j’observe les élèves, la plupart sont assis sur des bancs et écoutent de la musique. D’autres discutent. L’intégration est difficile quand on est le nouveau.
Mais le plus important, personne ne se préoccupe de la réunion, comme si c’était normal. Après tout c’est la rentrée, le moment où l’on rencontre de nouvelles têtes que l’on côtoiera tout au long de sa scolarité. Un ou deux ans, voire trois.
Je dois être le seul débile à m’en soucier. Vers le fond de la cour, une lignée de filles discutent assises sur un banc. Sacrilège ! Je n’aurais jamais le courage de les aborder, n’ayant pas le charisme d’un apollon ou d’un playboy pété de thunes. Elles ne s’intéresseront jamais à moi, même si je leur demande seulement mon chemin.
Pourtant, elles sont ma seule chance de pouvoir arriver à mon dortoir. J’ai mal au dos, la faute au sac à patates qui me sert de chat. Elle a pris du poids ces derniers temps, frôlant l’obésité. Une recherche sur le navigateur Internet de la ville s’impose : comment faire maigrir son chat en dix conseils ?
J’en ris tout seul. Qu’elle fasse un régime serait marrant. Je traîne des pieds en allant vers les filles qui ne m’ont même pas aperçu. De leur banc, elles ressemblent à des reines. Il y en a même une taillée pour le rôle.
Face à elles, mon regard est tourné vers mes chaussures. Je me réjouis qu’elles soient propres et non tâchées de boue ou avec des feuilles mortes accrochées. Une partie de leur conversation passe dans mon oreille et ressort de l’autre. Au moins, je peux poser un nom sur une des filles : Barbara.
« Franchement Barbara, ce n’était pas cool tout à l’heure, ce que tu as fait aux filles.
- Quoi ? Tu parles de Samantha et Stella ? Oh ! Elles s’en remettront. Ce ne sont que des gamines, si mon tour des pupilles les effraient, bah tant pis pour elles.
- Elles allaient seulement aux toilettes, elles ne t’espionnaient pas.
- Et alors ? Il existe une notion importante dans la vie, celle de vie privée. Je me fous de leur avis ».
Ses amies secouèrent la tête. Cette Barbara semble avoir un certain pouvoir au pensionnat, elle a un charme magnétique qui m’interpelle. Je vais me renseigner sur elle. Après comme dirait ma mère : les gens c’est comme les œuvres d’art, plus tu les analyses correctement, mieux tu les comprendras.
Je dois la remercier de m’avoir transmis son « don » de la minutie, chaque détail, je le passe à la loupe. Ça me permet de mieux connaître mon entourage et de savoir qui vaut le coup, ou non.
Souriant, je me dis que Barbara n’est pas prête à être analysée de la tête aux pieds par mon logiciel neuronal. Les vêtements donnent des indices sur la personnalité des personnes.
[Son ton m’agace déjà. Si c’est avec elle que je passe toute mon année, je ne donne pas cher de ma peau. Ni de la sienne]
Premièrement, elle est plus âgée que moi, de deux ans sûrement. Au lycée, elle serait en première, voire en terminale. Elle est aussi plus grande que moi.
Elle est charmante mais en même temps cassante. Son regard est imposant, deux émeraudes à la place des iris, c’est le « tour des pupilles » dont elle devait parler. Ils font peur ses yeux, mais moi me fascinent.
La lueur verte étincelante peut la faire rejoindre le bestiaire de mes nombreux jeux de rôle. Elle aurait été parfaite dans Alien Excision II. Je sens cependant cette froideur qui me repousse. La mode semble être importante pour elle. Mais contrairement aux autres, dicte ses règles au lieu de suivre bêtement.
Ses cheveux sont coiffés en un long carré blond ambré affinant son visage ovale, le mascara noir fait ressortir la préciosité de ses yeux. Sa bouche sèche est recouverte d’un rouge à lèvres bleu turquoise.
Une telle confiance l’anime, son autorité est innée que je la vois bien diriger une armée dans AE II. Probablement celle des cyborgs, elle a toutes les caractéristiques d’une machine, ni cœur ni âme.
La tenue est assez rapide à décrire, sweat-shirt zippé turquoise à capuche, un jean gris fin droit et des bottes noires sanglées de boucles métalliques lui arrivant aux mollets. Une vraie reine du givre !
Tatouée d’un coeur rouge enfermé dans une prison gelée. Je n’avais pas fait attention mais la blondeur de la majesté comporte du bleu pastel sur les racines et turquoise aux reflets bleu-vert sur les mèches.
Au poignet droit, un bracelet qui finalise sa tenue d’avatar, en métal noir et avec des piques grises. Les ongles de la dame sont bleus avec des crânes blancs en motif. Joli style, mais tu me fais quand même un peu flipper Barbara.
[ Bon ! Allez Ben ! C’est qu’une simple phrase : pouvez-vous m’aider à trouver le bâtiment de la direction, s’il vous plaît ? Et ne parle pas à la blonde, les autres semblent plus sympathiques.]
Elles doivent sentir que je les observe, car leurs regards se tournent vers moi. Je me sens brûler de l’intérieur quand la reine me fixe froidement. Formidable ! J’ai trouvé la Méduse du coin. Au moins une personne à éviter.
« Je peux t’aider ? Nous espionner comme tu le fais, ça s’appelle une intrusion dans la vie privée. C’est irrespectueux et c’est une des choses qui me saoule le plus. Alors vas t’en.
- Essaie d’être moins agressive quand les gens te pa…
- Silence Cassandra. Je n’ai aucune leçon à recevoir de toi. Ici c’est moi qui donne les ordres, les règles sont faites pour être respectées. Surtout les miennes. Alors du balai.
- Euh ! Je voulais savoir si…
- Tu es sourd ou quoi ? C’est une conversation privée. DÉGAGE ! ».
La première approche avec le quintet de filles se révèle être un échec. Je fais mine de m’éloigner pour observer la situation. La fille qui a voulu me défendre, Cassandra semble révoltée envers son amie, je la vois se lever et s’exclamer à voix haute.
« Non mais pour qui tu te prends Barbara ? Tu crois que tu vas te faire une bonne réputation en agissant ainsi ? Tu ne fais que repousser les autres ou les effrayer pour qu’ils ne nous côtoient pas. Moralité, on reste toutes les cinq comme des idiotes. Moi, ça me gave.
- C’est ce que font les élèves populaires, de « rester seules comme des idiotes ». Ça ne t’a jamais posé de problème avant. Il t’arrive quoi ? T’es en phase de rébellion, oser me manquer de respect, je n’imaginais pas ça de toi Cassy.
- Tes règles te montent au cerveau, ma chère. On se croirait en dictature avec toi. Laisse lui au moins une chance de s’expliquer, il a l’air tout perdu le pauvre.
- Si ça te fait plaisir ».
La regardant, je ne peux m’empêcher de reprendre ma petite analyse et de décrypter cette inconnue. Assise vers le fond du banc, elle me fait un signe de la main. Zut ! J’ai été remarqué.
J’admire ses ravissants cheveux-mi longs bruns et bouclés qui portés par le vent, me dévoilent un grain de beauté sur la joue droite. Elle porte au cou un pendentif doré au cou qui s’agite, secouant une opale. Son corps est couvert d'un haut gris surmonté d’un pull noir à manches longues et d’un jean sombre. Le noir semble l’incarner.
Pourtant je ne ressens pas de la frayeur en la contemplant. C’est plutôt le contraire, elle m’hypnotise telle une sirène. Sa tenue est finalisée par des boucles d’oreilles argentées en forme de lune.
Le temps qui s’était arrêté reprend et je repars en quête d’informations. M’arrêtant devant elles et les regardant une par une, avant de me concentrer sur Barbara : la clé pour atteindre mon dortoir.
« Salut ! fis-je
- Ouais ! Salut ! Tu veux quoi ? On a pas que ça à faire, nous.
- Voilà… Euh… Je voulais savoir si…
- Eh bah ! On n'est pas prêt de connaître la fin. »
Son sarcasme m’irrite, ce n’est pas ma faute si elle m’effraie. Elle n’a qu’à arrêter de jouer avec ses pupilles et de me fixer, je ne suis pas un soldat qu’elle peut fusiller avec ses lasers. Allez Ben ! Ce n’est qu’une simple phrase.
« Euh ! Et donc je me disais que…
- Bon allez. Temps écoulé ! On verra ça dans cent ans. Tu peux retourner jouer à la marelle ou aller voir un orthophoniste. »
Cassé. Mon estime et mon égo sont détruits. Ce concours de clash inattendu m’a arraché les mots de la bouche, j’ai envie de me refermer comme une huître. C’est si difficile d’être le nouveau, mais avec elle, c’est impossible.
Cassandra furieuse se lève de son banc et entraîne son amie brunette en un rien de temps. Je les vois partir assez vite et entends quelques répliques: T’es qu’une pétasse sans coeur et sans âme. Barbara rit en écoutant, elle doit y être habituée.
La rousse à côté tourne le dos et regarde le sol, et la copie conforme de l’altesse se tient juste à côté, rigolant avec son mentor. Moi, je suis là, assistant à cette scène. Cette parodie de télé-réalité américaine débile, un programme qu’affectionnait Julia.
Célia et moi nous l’avions un jour surprise en train de regarder une émission de ce genre et on riait. Julia avait fait la tronche et nous avait dit une phrase iconique: lâchez-moi ! De toute façon vous ne connaissez rien, vous ne savez pas apprécier la subtilité de l’art ».
Notre fou rire a duré toute la journée, les parents ont même voulu appeler le médecin de peur qu’on ait chopé une maladie rare.
« Bah alors ? Tu ne t’en vas pas ? Retourne voir maman.»
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