I
Vous savez ce que je suis. La simple mention de mon nom vous est insupportable. Alors vous vous taisez, encore et toujours. C'est bien : votre silence m'est utile.
Je ressens votre haine, votre dégoût, votre terreur... Vous pensez qu'elle m'atteint ? Vous avez raison. Vous pensez que j'en souffre ? Détrompez-vous. Tous les poignards dont vous aviez cru me percer ne me font que l'effet de petites griffures. Vous avez été nombreuses à m'en donner d'ailleurs, lorsque vous aviez tenté de vous défendre. C'était d'une naïveté charmante.
Croyez-vous que vous n'êtes que des proies pour moi ? Mes chéries... en acceptant mon marché, vous avez choisi de ne pas en être. Rien que pour cela, vous avez droit à mon plus grand respect. Parce que vous avez choisi de perpétuer mon héritage, je m'adresse à vous ce soir. J'avais envie de me replonger dans ces beaux souvenirs, vous montrer une dernière fois ce que je suis, et ce que vous êtes devenues.
Celle que j'ai goûtée pour la première fois n'est plus là pour s'en rappeler. Je manquais d'expérience et je me suis précipité. Cette faim inassouvie me rendait fou. J'avais toujours essayé de la réprimer, jusqu’à ce que j’accepte, enfin, d’en être l’esclave. J’ai fini par comprendre que la raison, la bonté et même la honte n’avaient aucun pouvoir face à de si puissantes pulsions.
Je me suis dès lors mis en quête de la victime idéale. Je l'ai trouvée dans une boite de nuit, aux abords d'une ville. Elle n'était pas majeure, cela se voyait tout de suite. C'était probablement sa première sortie en solitaire : son air mal assuré pouvait en témoigner.
Je m'en souviens encore : ses vêtements courts et étriqués, ses jambes fuselées, sa peau cuivrée et ses longs cheveux noirs... La façon dont elle s'est mise à danser m'a tout de suite interpellé : elle cherchait à séduire un homme. Pas un énième ado boutonneux malhabile. Non, un adulte.
Je l'ai rejoint dans sa danse, m'enivrant de son odeur acide et parfumée. Elle m'a regardé droit dans les yeux, d'un air mortellement sérieux, puis m'a embrassé au beau milieu de la piste.
Ce regard, vous l'avez toutes eu. Avec le recul, je comprends qu'elle aussi avait souffert entre les mains d’un de mes semblables. La souffrance a parfois cet effet paradoxal où on cherche à l'entretenir, en espérant qu'elle finisse par nous apporter du plaisir. Mais, ça, vous devez le savoir, n'est-ce pas ?
Lorsque je lui proposai de la ramener en voiture, elle accepta sans hésiter. Elle avait dû s'attendre à tout autre chose.
Évidemment, la panique l'a gagnée quand je me suis engagé, feux éteints, dans un sentier boisé. Elle s'est débattue comme une furie, essayant de me faire perdre le contrôle du volant.
J'ai freiné brusquement. Elle s'est cognée la tête. J'ai profité de ces quelques secondes d'étourdissement pour la pousser hors de la voiture. Je ne voulais pas y laisser de traces.
Couchée sur le sentier boueux, elle s'était mise à crier. Je me suis jetée sur elle, la main plaquée sur sa bouche. Ainsi maîtrisée, j'eus tout le loisir de fondre sur sa gorge. Je l'ai mordue à la manière d'une bête sauvage. Le sang giclait de sa carotide. J'ai tout bu goulûment, comme un chien assoiffé lape une écuelle d'eau. Mon visage et mes vêtements en étaient souillés, mais tout cela n'avait aucune importance sur le moment.
Le plaisir... je le découvrais enfin. Aucune jouissance n'est comparable à celle que j'ai pu éprouver lorsque je me suis délecté de son sang. Même les vôtres ne m'ont pas procuré de sensations aussi intenses. J'espère que cela ne vous vexe pas trop.
Durant de longues minutes, j'ai oublié le monde. J'écrasais son corps de tout mon poids, la tête levé vers le ciel noir, un sourire aux lèvres, les canines dressées au point d'en devenir douloureuses ; même cette douleur me procurait un frisson agréable.
Malheureusement, je dus redescendre sur Terre. Je ne la sentais plus bouger. Dans la pénombre, je pouvais voir ses yeux écarquillés et sa bouche ouverte, son visage figé dans une expression de désespoir. Ses bras étendus lui donnaient l'air d'une martyre. C'était d'une telle beauté... mais cette vision devait bientôt disparaître. Ce n’était plus qu’un corps, après tout.
J'avais tout préparé pour m’en débarrasser : le plastique conserve étonnamment bien, et l’acide, correctement utilisé, annihile la moindre trace de culpabilité. J'avais également pris soin de dissimuler ma plaque d'immatriculation, au cas où elle aurait tenté de me piéger.
Quelques jours plus tard, on diffusa des avis de recherche. Je voyais son visage partout: dans les journaux, à la télé, placardé sur les murs. Je lisais et écoutait les témoignages de ses proches sans ressentir la moindre culpabilité. Pourquoi m’encombrer de remords? Je ne me sens jamais coupable du plaisir que je prends. Vous devriez suivre mon exemple. Vos vies vous en paraîtront moins pénibles.
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