III
Cette malheureuse aventure a eu le mérite de m’apporter du sang frais et, avec lui, une nouvelle jeunesse. J’étais bien plus séduisant, ce que les femmes ne manquaient pas de remarquer. J'avais trouvé un travail et une maison dans un petit village. Parmi les rares habitants se trouvait Nathalie, une trentenaire divorcée et mère d'une petite fille de sept ans : Lucie.
Lucie, ma douce. M'entends-tu ? Ressens-tu la même haine que les autres à mon égard ? Je ne veux pas le croire. Pas après ce que nous avons vécu. Avant toi, je ne comprenais pas ce qu'aimer voulait dire. Quand je t'ai perdue, les ténèbres m'ont envahi pour faire de moi la créature froide et cynique que je suis aujourd'hui. Tu as été si cruelle de me rejeter... mais je te pardonne. Même si, toi, tu ne me pardonneras jamais.
Crois-moi, j'aurais aimé pouvoir me passer de ta mère pour t'atteindre , mais c'était le moyen le plus sûr. Ma relation avec elle était très contraignante. Elle attendait de moi des choses que je ne pouvais pas lui offrir. Mais je faisais de mon mieux pour faire semblant. Je lui répétais inlassablement que je voulais faire partie de sa vie. En vérité, Lucie, je voulais faire partie de la tienne. Uniquement de la tienne...
Ta beauté d'une pureté inégalée m'émouvait aux larmes. Ces longs cheveux blonds, ces grands yeux bleus et ces joues roses et rebondies… Tout chez toi m’évoquaient les poupées de porcelaine, dont la perfection n’avait d’égal que la fragilité. Mais un dernier détail poignant me plongeait dans un véritable délire obsessionnel : ta petite bouche rouge sang... Aujourd’hui encore, je me plais à me remémorer cette vision, même si je sais qu'une pâleur cadavérique a depuis longtemps envahi toutes ces belles couleurs.
J'aurais pu passer ma journée à te prendre dans mes bras, t'installer sur mes genoux, contempler ton précieux petit visage et laisser la faim me ronger jusqu'à la laisser exploser en un paroxysme d'extase... Mais la prudence était de mise : seule ta mère était supposée bénéficier d’une si grande passion.
Au bout de quelques mois de vie commune, elle me laissa seul avec toi pendant quelques jours, juste le temps de prendre des vacances avec ses amies. Ce fut pour moi l'occasion de te dévoiler ma vraie nature.
Tu m'as toujours trouvé étrange, sans pour autant ressentir de la peur. Tu me disais souvent que mes yeux étaient trop clairs, mes dents trop longues... Devant ta mère, je disais en plaisantant que j'étais le grand méchant loup. Seul avec toi, je pouvais redevenir sérieux. Je t'ai donc tout avoué sur ma condition : il me fallait mordre des jeunes filles pour continuer à vivre. Tu n'as pas eu l'air de me croire. Tu souriais, pensant que ce n’était qu’une blague de plus. Évidemment, tu ne pouvais pas comprendre...
Ce serait un jeu, alors. Un jeu où je serais le loup et toi, la fiancée du loup. Nous avons organisé un faux mariage, avec tous tes jouets. J'ai mis mes plus beaux habits. Toi, ta plus belle robe de princesse. Nous avons éclairé ta chambre à la bougie et nous nous sommes agenouillés, main dans la main, pour réciter nos vœux. Jouant le rôle du prêtre tout comme celui du marié, j'ai annoncé d'un voix forte:
" Vous pouvez croquer la mariée! "
Je me précipitai sur ton bras pour le mordre. Tu t'es mise à crier de surprise et de douleur. Le désir était plus intense que jamais, mais je ne pouvais pas te vider jusqu'à l'agonie. Ton pauvre petit corps n'aurait pas tenu le choc et ta mort m'aurait été insupportable.
Je m'arrêtai donc juste à temps. Tu t'es massé le bras en me lançant un regard chargé de crainte et d'incompréhension. Je t'ai serrée contre moi, t'assurant qu’il était normal que les loups fassent mal à leurs femmes la première fois.
Discrètement, je m'ouvris l'index et te le tendis: "Tiens. À toi de me croquer aussi fort que tu peux !". Pressée de te venger, tu mordis mon doigt. Je sentis ta langue se poser sur ma plaie. Je t'avais faite mienne : la femme du grand méchant loup. Ma compagne. Enfin!
Comme à chaque fois, la transformation fut douloureuse. Je m'allongeai à tes côtés pour t'aider à surmonter cette épreuve. Le lendemain, tes canines étaient devenues plus acérées et tes yeux plus clairs que jamais. J'étais si fier de t'avoir auprès de moi…
Tu as vite compris que ce jeu n'en était pas un. Le désir du sang était devenu obsédant. En attendant que ta mère revienne, je partais à la recherche d’animaux à égorger. Des chats, surtout. Je te servais leur sang dans un verre, pour que tu n'aies pas à voir leur cadavre. J'ai voulu te protéger le plus longtemps possible, mais inévitablement, il te faudrait du sang humain. Autrement, tu te serais changée en bête.
Quand ta mère rentra de ses vacances, elle remarqua ta blessure au bras. J'avais réussi à te convaincre de lui mentir en lui disant qu'un chien t'avait mordue. Elle était furieuse contre moi, mais moins que si elle avait appris la vérité.
La suite, tu la connais, désormais : inquiété par tes miaulements incontrôlés et par les poils qui te poussaient sur le visage, je devais rapidement te faire boire le sang qui t'étais réellement destiné. Je ne pouvais cependant pas agir de manière impulsive, comme lors de mon premier meurtre. C’était la première fois que je nourrissais une compagne, je voulais m’assurer de faire du bon travail.
Aurais-je pu choisir une autre victime ? Cela n'aurait pas été satisfaisant... Mon choix était motivé par l'urgence de la situation, mais aussi par ma volonté de me débarrasser de tout ce qui faisait obstacle à notre relation. Comprends-moi, ma douce : je te voulais pour moi tout seul.
J'ai donc tué ta mère. J'aurais aimé pouvoir le faire sans qu'elle ne souffre, mais le sang d'un cadavre, même encore chaud, est un poison pour nous. Je l'ai attachée au lit et bâillonnée après avoir fermé la porte à double tour. Avec l'équipement adéquat, je suis parvenu à la vider de tout son sang et le conserver. Mais... tu hurles ? Ai-je rendu ce moment trop limpide pour toi ? Très bien, Lucie. Je m'arrête là.
De toute façon, tu n'as pas tardé à te rendre compte de ce que j'avais fait : nous avons passé des mois dans une maison abandonnée, loin du village, à nous nourrir de jeunes squatteurs imprudents. Je t'avais dit m’être disputé avec ta mère, mais chaque soir, tu avais l'espoir qu'elle vienne te chercher. Quand tu t'es demandée s'il ne lui était pas arrivé quelque chose, je suis devenu le principal suspect, et je ne pouvais pas te donner tort. Ton si doux visage déformé par les pleurs me hante encore aujourd’hui…
J'ai eu beau essayer de te persuader que tu ne pourrais pas survivre sans mon aide, tu n'avais qu'une idée en tête: t'enfuir. T'enfermer dans une chambre et te forcer à boire n'a servi à rien. Chaque jour, tu me maudissais davantage, et chaque jour, je plongeais de plus en plus profondément dans les abysses de ma solitude. Cette situation ne pouvait plus durer, alors je t'ai laissée partir.
Je sais que tu es en vie. C'est bon de le savoir. Même si tu ne veux pas m'entendre, même si tu es une de celles qui me haïssent le plus, je suis heureux qu'un lien te lie toujours à moi. Tu aimerais qu'il se brise, n'est-ce pas? Non, ma douce... tant que je m'y accrocherai, nous serons liés, que tu le veuilles ou non.
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