Chapitre 29 : Sernos, vingt ans plus tôt (2/4)

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Deirane se cacha la bouche des deux mains.

— Je ne me doutais pas, dit-elle, je suis désolée.

— Ce n’est rien, mentit Saalyn.

— Comment c'est arrivé ?

— Un commerçant d’Orvbel, Jergo le jeune. C’est le petit fils de Jergo l’ancien. J’ai ruiné sa famille il y a soixante ans. Le descendant est le digne héritier de l’ancêtre. Quand je suis tombée entre ses mains, il l’a vengé. En reproduisant ses actes.

— Tu parlais de Shaab, pas d’Orvbel.

— Quand Shaab m’a capturée, ils m’ont revendue à l’Orvbel.

— Tu as pu t’en sortir, puisque tu es ici.

— Öta m’a sauvée. Il n’a pas fait dans la dentelle. Il a rameuté tous les guerriers qu’il a pu trouver, libre ou pas, et a attaqué le domicile de Jergo. Mais le roi Brun d’Orvbel est toujours vivant lui.

— Et l'Orvbel n’a pas envoyé de protestation officielle.

— Si. Elle est en cours de traitement par les guerriers libres, à Neiso.

Deirane n’était pas une idiote. Elle avait compris. Le roi d’Orvbel n’était pas près de voir sa requête satisfaite, si elle avait bien saisi l’importance de Saalyn aux yeux de la corporation. Sans compter que l’Orvbel vivait du trafic d’esclave. Et les Helariaseny vouaient une haine viscérale aux négriers.

— L'Orvbel est plus près de l’Helaria que d’ici, reprit-elle, pourquoi être venu ici ?

— Parce que si Wotan avait vu dans quel état ils m’ont mis, il aurait rasé l’Orvbel et massacré toute sa population. Son peuple souffre assez comme ça de la folie de ses princes. En plus nous ne pouvons pas nous permettre une telle guerre.

— L'Orvbel n’est pas si puissant.

— Non, sauf qu sommes peu aimés nous autres stoltzt. Si nous nous lancions dans des conquêtes, même par vengeance, les autres peuples se ligueraient contre nous. Nous ne pourrions pas résister à une coalition de royaumes.

— Tu vas renoncer alors ?

— Non, je vais attendre. Une occasion de me venger du prince se présentera bien un jour. L'Orvbel pourrait nous déclarer la guerre, qui sait ; personne ne pourrait alors nous reprocher de nous défendre.

Elle ramassa sa tunique et la remit. Puis elle revint s’asseoir près de Deirane.

Deirane essaya d’enlacer la guerrière pour la réconforter. Saalyn la repoussa. Deirane comprit alors que la leçon du jour était finie. Elle quitta la pièce pour rejoindre sa chambre. La porte close, Saalyn termina sa bouteille avant de s’effondrer sur son lit.

Deux jours plus tard, en rentrant de son entraînement, Deirane éprouva un choc en croisant un gems qui sortait de la chambre juste à côté de la sienne.

— Mademoiselle Deirane, salua-t-il poliment.

— Nous nous connaissons ? demanda-t-elle.

— Sur la route de Nasïlia, à l’est de Sernos. Vous étiez accompagnée de ce jeune lieutenant.

— C’était vous ?

— Notenor, pour vous servir.

Il s’inclina et lui prit la main sur laquelle il déposa un baiser.

— Je vois que vous avez finalement opté pour la civilisation, la vraie, dit-il en se redressant.

Bizarrement, Deirane se sentit obligée de défendre son pays.

— Nous ne sommes pas des barbares, nous avons une civilisation.

Cette idée dut amuser le gems, car il retroussa les lèvres en ce qui ressemblait à un sourire.

— Laissez-moi deviner. Les habitants de votre village n’ont pas accepté votre différence et vous ont chassée.

— C’est à peu près ça, répondit-elle. Ils ont voulu me faire payer la mort d’un jeune homme.

— Barbarie. Quand nous tuons, nous autres gems, c’est pour la vraie raison. Et notre vengeance poursuit le véritable responsable, pas un bouc émissaire. Rien ne pourra me faire voir votre peuple comme civilisé.

— Que faites-vous ici ?

Le gems eut l’air surprit de la question.

— Ne suis-je pas un Helariasen ? Cet endroit n’est-il pas l’ambassade d’Helaria ? À moins que le sens de votre question ne soit : pourquoi suis-je à Sernos. Je suis le représentant des gems à l’assemblée des peuples.

— L’assemblée des peuples ?

Deirane n’avait jamais entendu parler d’une telle assemblée.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Requérez-vous mon assistance ?

Deirane se souvint des histoires que sa mère lui avait raconté sur les démons quand elle était petite.

— Non, répondit-elle précipitamment.

Le gems éclata de rire.

— Vous ne risquez rien de ma part, expliqua-t-il au bout d’un moment. Je peux répondre à une simple question sans signer un pacte de sang ou réclamer votre âme. Nous ne sommes pas les démons de vos légendes, même si notre apparence semble vous le faire croire. Nous sommes des gens tout à fait normaux et fréquentables. Enfin, ceux d’entre nous qui se mêlent aux autres peuples. J’admets quand même que certains solitaires, dans leur domaine lointain, ne sont pas très différents de vos récits. Même nous, nous ne les fréquentons pas.

Il commença à s’éloigner. Alors que Deirane allait entrer dans sa chambre, il se retourna.

— Au fait, dit-il, toutes mes félicitations.

— Vos félicitations ? Pourquoi ?

— Je croyais que chez les humains, on félicitait les futures mères. J’ai dû me tromper.

Puis il s’en alla pour de bon, laissant Deirane interdite sur le pas de sa porte.

Deirane entra précipitamment dans la chambre de Saalyn. La stoltzin était affalée sur son lit, le manche d’un usfilevi traînant sur le sol encore dans la main, tentative avortée de composer une chanson. La vision désola la jeune fille. Elle avait déjà eu l’occasion de voir son amie travailler. Elle pinçait quelques accords en chantonnant, s’arrêtait, recommençait en changeant un peu les paroles. La langue d’Helaria était une langue dure, qui heurtait un peu la bouche. Pourtant Saalyn arrivait à la rendre mélodieuse.

Deirane ramassa l’instrument pour le ranger dans sa boite en compagnie des nombreux autres que Saalyn possédait, jeta la bouteille vide dans la corbeille. Puis elle la secoua pour la réveiller. L’Helariasen commença par protester, vouant la jeune file aux gémonies. Devant son insistance, elle renonça.

— Que se passe-t-il ? demanda la guerrière d’une voix peu engageante.

— Le démon, juste à côté.

— Notenor ?

— Oui.

— Un gems. Ce sont des gems. Cesse d’utiliser ce terme péjoratif, surtout ici.

L’énervement l’avait réveillée. Deirane prit un air contrit, mais elle avait atteint son but.

— Excuse-moi, dit-elle.

— Ce n’est rien, fait attention à l’avenir. Que voulait-il ?

— Il m’a félicité pour mon bébé.

— Et alors ?

Saalyn la scruta du regard.

— Tu ne savais pas que tu es enceinte ?

— Tu le savais ?

— Bien sûr.

— Pourquoi n’as-tu rien dit alors ?

Deirane était au bord des larmes. Saalyn lui ouvrit les bras pour l’inviter à la rejoindre. La jeune fille s’assit sur ses genoux et posa la tête sur son épaule. La guerrière lui caressa les cheveux.

— Tu n’en parlais pas. Je croyais que c’était une histoire de tabou. Je n’avais pas compris que tu l’ignorais ?

— Comment j’aurai pu savoir une telle chose ?

— Je n’en sais rien, c’est ton corps. Tu n’as pas su quand tu as conçu ?

— On ne sait jamais. Chez les humaines, il faut plusieurs douzaines pour s’en rendre compte.

— Je l’ignorai. Chez nous, c’est très rapide. Quelques calsihons seulement.

Elle fit une légère pause, l’air pensive.

— C’est logique, si on y réfléchit bien, vous avez largement le temps avant l’accouchement, alors que nous gardons nos œufs à peine un à deux mois en nous avant de les pondre.

— Toi, comment as-tu su ?

— À l’odeur. Il y a quelque chose qui change dans votre odeur chez les humaines quand vous concevez. Je l’ai su dès que je t’ai vu la première fois.

— Tout le monde le savait, sauf moi, remarqua amèrement Deirane.

— Les stoltzt et les gems seulement, les bawcks aussi s’il y en avait eu ici, mais c’est rare. Qui est le père ?

— Je ne sais pas ?

Le ton de la voix permit à Saalyn de comprendre.

— Pourquoi avoir ouvert ta matrice ?

— Ouvert ma matrice ?

De toute évidence, Deirane n’avait rien compris à la question de son amie.

— Pour concevoir, il a bien fallu que tu ouvres ta matrice à la semence de l’homme.

— Ils m’ont pris de force, je n’ai rien ouvert de moi-même.

— C’est impossible. Des stoltzint aussi sont prises de force parfois et aucune n’a jamais enfanté.

— Je ne comprends pas de quoi tu parles.

— Les stoltzint et les humaines ne doivent pas être pareilles de ce côté-là, conclut Saalyn.

— Tu n’as pas l’air de savoir grand-chose sur les humaines, remarqua Deirane.

Malgré les yeux humides, on sentait un léger amusement dans sa voix.

— Non, j’ai plus étudié les humains que les humaines. Question de goût. Je suis une guerrière libre, pas une savante.

Deirane se laissa câliner un moment avant de reprendre.

— Qu’est-ce que je vais faire ?

— Je ne sais pas trop. Il n’y a pas de sage-femme à l’ambassade. Les femmes préfèrent rentrer au pays pour accoucher. Elles n’ont pas confiance dans les soigneurs de Sernos. Pourtant ce pays a la réputation d’être le plus avancé dans le domaine médical. En cas de besoin, on devrait trouver ce qu’il faut en ville. Tu devrais en parler avec l’ambassadeur Tresej.

— Je n’oserai jamais.

— Il ne mord pas, tu sais ?

— C’est si personnel et je… je…

— Si c’est parce que c’est un homme, va voir Calen. Elle sera de bon conseil.

— Je ne vais pas la déranger, elle est malade à cause de moi.

— Déranger Calen ?

Saalyn émit un petit rire discret.

— Calen est habituellement une personne très dynamique. Son inactivité lui pèse. Elle voudrait se lever, mais elle est encore trop faible pour ça. Jergen doit déployer des trésors de persuasion pour l’obliger à rester au lit. Alors ça la rend de mauvaise humeur. En fait, il y a longtemps que je ne l’avais vue si agressive. Lui donner un problème à ruminer pourrait résoudre tous les nôtres. Et te valoir la reconnaissance de Jergen.

Deirane hocha la tête

— J’irai la voir après le repas.

— Bonne idée.

Saalyn prit le menton de la jeune femme dans la main et tourna son visage vers elle.

— Et cesse de faire cette tête-là. Ce qui t’arrive n’est pas une catastrophe. Au contraire, c’est la chose la plus merveilleuse qui puisse arriver à une femme.

Deirane esquissa un pauvre petit sourire.

— Chez une femme normale, dit-elle, mais tu oublies… Que va-t-il se passer quand mon ventre va commencer à grossir si les fils d’or ne bougent pas ?

— C’est ça qui te ronge ?

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