Chapitre 29 : Sernos, vingt ans plus tôt (3/4)
Saalyn n’avait pas pensé à ça. Elle imagina une réponse en vitesse.
— Je suis sûre que celui qui t’a fait ça a prévu le cas. La magie qui les maintient en place doit aussi les adapter quand ton corps change.
— Tu crois ?
— Bien sur. J’imagine que le gems se prend pour un artiste, il a une certaine idée de lui-même qui serait réduite à néant si son œuvre mourrait quelques douzaines après sa création.
— Un drow.
— Un drow ?
Le ton de surprise échappa totalement à la jeune femme.
— Quel que soit son peuple, jamais un individu ne t’aurait lâchée dans la nature s’il n’avait estimé son œuvre parfaite. Tout se passera bien.
Saalyn enlaça plus étroitement la jeune fille et la berça comme un bébé. Elle pensa soudain qu’elle-même avait plus de six-cents ans – les trois-quart de sa vie – et qu’elle n’avait pas encore enfanté. Cette idée la déprima. Elle embrassa les cheveux de sa protégée, se disant qu’à défaut, celle-là pourrait combler son désir de maternité.
Comme prévu, après le repas, Deirane se rendit à l’appartement seigneurial pour rencontrer la doyenne. Afin d’avoir une excuse, au cas où Saalyn se serait trompée, elle avait emprunté à une servante le plateau contenant le bouillon de viande qui lui était destiné. N’entendant aucun bruit dans la chambre, elle entra. Quand elle releva la tête après avoir passé la porte, elle s’immobilisa, incapable de faire un geste de plus.
Calen ne dormait pas, elle était allongée sur son lit, avec Jergen. Les yeux mi-clos, les bras au-dessus de la tête, elle s’offrait aux mains de son amant. Jergen couvrait le corps superbe de baisers et de caresses, arrachant des gémissements à la belle stoltzin. Malgré sa puissance, il manifestait une délicatesse, une douceur, une tendresse presque infinie. Calen n’était pas encore totalement remise de sa maladie, heureusement Jergen était suffisamment expérimenté pour lui donner du plaisir sans la fatiguer.
Deirane était fascinée. Elle ne pouvait détacher le regard de la stoltzin qui se lovait de plaisir. Elle sentit une douleur légère, et pas désagréable, envahir son bas ventre. Elle imagina que c’était-elle qui était allongée sur le lit. Le souvenir du viol remonta à la surface, il n’était toutefois plus aussi insupportable qu’avant.
Jergen enlaça Calen qui se blottit lascivement contre lui. La stoltzin ronronnait, une particularité que ce peuple partageait avec les chats. Brusquement le bruit cessa, elle ouvrit les yeux et regarda Deirane. La jeune fille se sentit fautive, elle chercha une excuse avant de se souvenir qu’elle était aveugle et ne pouvait la voir. Elle allait s’esquiver discrètement quand la doyenne lui parla.
— Si tu amenais ce bouillon à l’odeur excellente, j’ai faim.
— Tu es là, remarqua Jergen, je ne t’avais pas vu. Ça fait longtemps.
— Un peu moins d’un calsihon, répondit Calen.
— Ah quand même.
Deirane piqua un fard.
— J’espère que le spectacle t’a plu, lança Jergen.
Malgré les paroles badines, on sentait un air de reproche dans le ton.
— Laisse-la, dit Calen à son amant, elle n’y est pour rien. C’est toi qui n’as pas verrouillé la porte.
Puis s’adressant à la jeune humaine.
— Approche, et passe-moi ce bol.
Un peu intimidée, la Deirane alla jusqu’au lit. Elle déposa le plateau sur la table de chevet.
Calen s’était redressé dans son lit, et avait remonté le drap sur sa poitrine. Elle huma le fumet du bouillon.
— Ça a l’air appétissant, dit-elle.
— La faim revient, remarqua Jergen, c’est bon signe, qu’y a-t-il pour moi ?
Il jeta un coup d’œil sur ce qu’avait amené la jeune fille. Il n’avait pas été oublié. À une bonne portion de viande et de légume bien généreuse, s’ajoutait une petite pâtisserie – la cuisinière avait un faible pour le Mustulsen, elle avait tendance à lui faire des petites douceurs de ce genre – et une carafe d’hydromel. Pendant qu’il engloutissait son repas tout en essayant de faire la conversation à leur invitée, Calen buvait son bouillon sans dire un mot. Quand elle eut fini, elle posa le bol sur le plateau.
Elle interrompit son amant en pleine digression sur les mérites respectifs de la gestion des deux continents pour s’adresser à Deirane.
— Ce n’est pas habituel qu’une invitée fasse le service ici, tu as quelque chose de spécial à me dire ?
Deirane hésita. Ce n’était pas facile. Surtout devant le stoltzen.
— Tu veux que Jergen sorte ? demanda la doyenne.
C’est exactement ce que voulait Deirane. Elle ne voulait pas non plus donner l’impression de s’imposer. Timidement elle hocha la tête, oubliant que l’aveugle ne pouvait pas le voir. Jergen avait copris, il avait déjà repoussé les draps et se dirigeait vers la salle de bain. Calen avait traduit sans difficulté la réaction de son amant.
— Que veux-tu me dire en privée ? demanda-t-elle.
Deirane se lança.
— Je suis enceinte, dit-elle.
— C’est fantastique ! Tu dois être heur…
Le mutisme de Deirane la coupa.
— Oh. Le père est l’un de ceux qui t’ont… maltraitée.
— Comment savez-vous ?
— Je ne serai jamais devenue ce que je suis si je n’avais pas été capable de comprendre ce que l’on me dit pas.
Calen ramena les jambes sous elle et invita Deirane à s’asseoir à côté d’elle.
— Tu vas donc être maman, dit-elle.
— Je ne sais pas comment faire. J’ai peur de ce qui va se passer.
— C’est normal, c’est une expérience nouvelle pour toi. En plus ton corps t’envoie des signaux inconnus. Certains peuvent être effrayants, d’autres seulement désagréables.
— Vous connaissez ?
— Bien sûr, comme toutes les mères depuis que le monde existe.
— Mais vous pondez des œufs.
— Et alors. Il faut quelques douzaines de jours après la conception pour qu’ils soient prêts à être pondus. Nos symptômes sont différents, ils sont moins violents que ceux des humaines, mais ils sont quand même là. En fait, ils apparaissent même plus vite que chez vous. Parce que tu n’as pas commencé à les ressentir je suppose.
— Pas encore, non.
Deirane hésita un instant avant de continuer.
— Je ne sais pas non plus où je vais pouvoir mettre mon enfant au monde.
La question était si surprenante que l’aveugle resta un moment muette de saisissement.
— Mais, ici naturellement. Tu t’imagines qu’on va t’expulser parce que tu es enceinte. Je sais que quelques royaumes considèrent les filles-mères comme des criminelles. En Helaria, le mariage n’existe pas, toutes les femmes sont donc techniquement des filles-mères. Cela n’a rien de choquant pour nous.
— Festor avait présenté Jalia comme sa fiancée.
— Un mot qui ne correspond pas à la réalité. Mais qui implique des sentiments qui sont bien réels.
— Et pour la sage femme ? Personne n’accouche ici ?
— Presque personne. Il y a quelques accidents parfois.
— Saalyn m’a dit que c’était rare et que vous n’entreteniez pas des docteurs pour si peu de monde.
Il y avait une note d’espoir dans la voix.
— C’est vrai, mais nous sommes à Sernos. C’est la ville la plus grande du monde, la plus riche et certains disent la plus civilisée. Des dizaines de femmes accouchent ici sans problèmes chaque jour. C’est aussi une ville humaine. Tu y seras donc mieux suivie qu’en Helaria où les humains sont moins nombreux.
Deirane se blottit contre la stoltzin qui l’enlaça de ses bras.
— Je ne veux pas partir d’ici, dit-elle.
— Pourquoi partirais-tu ? Nous n’avons pas pour habitude de chasser ceux qui viennent se réfugier chez nous tant qu’ils respectent nos lois.
— Et pour la naissance ?
— Tu accoucheras où tu veux, ici si tu le désires, une sage femme ne devrait pas être trop dure à trouver. Ou rentrer chez toi si tu préfères être entourée des tiens.
— Je ne peux plus rentrer chez moi.
La jeune fille se souvint alors contre qui elle s’appuyait, la personne la plus puissante de la Pentarchie après les pentarques. Elle voulut s’écarter la stoltzin la retint, sans trop de difficulté au demeurant. Sa réaction la rassura et c’est sans hésitation qu’elle s’abandonna à l’étreinte.
— Je ne pourrai jamais vous rembourser tout ça, dit-elle.
— Si. En prenant ta part de travail.
— Je ne sais rien faire.
— Tu as vécu dix ans dans une ferme sans rien apprendre ! J’ai du mal à le croire.
— Jergen m’a dit la même chose.
— Et tu lui as répondu que tu savais soigner les bêtes et t’occuper d’une basse-cour.
Visiblement, le stoltzen avait tout raconté à sa maîtresse.
— Je suis sûre que nos cuisiniers apprécieraient d’avoir la volaille à portée de main plutôt que de courir le marché pour en trouver. Quoi d’autres ?
— Cultiver des légumes.
— En clair, si on te donne un bout de terrain dans le champ de manœuvre derrière, tu pourrais nous faire vivre en autonomie complète.
L’idée que l’ambassade mange grâce à elle amusa Deirane.
— Vous n’avez pas le personnel pour entretenir un potager ?
— Certainement. Il faudrait demander à Tresej. Ou plutôt à l’intendant de l’ambassade. Moi aussi je ne suis qu’une invitée ici…
Calen lâcha brutalement Deirane.
— Ben-tiens ! dit-elle, toi qui te plains de ne rien savoir faire, tu vas te rendre utile. Tu vas m’aider à rejoindre la salle de bain.
— Mais, Jergen n’est pas encore sorti.
— C’est l’idée.
Un petit sourire espiègle illuminait le visage de la belle aveugle.
Trois jours plus tard, alors que Deirane revenait de sa leçon d’escrime, elle entendit une voix l’appeler par son nom. Elle se retourna face à la jeune fille qui la rattrapait. Elle semblait avoir son âge, étant stoltzin elle devait avoir plutôt dans les environs de quinze ans.
— Vous êtes Deirane de Jensen ? demanda la jeune fille.
La stoltzin avait utilisé la façon helarieal de nommer les gens, le nom suivi de celui d’un des parents. Cela faisait bizarre à Deirane qui n’avait jamais été appelée ainsi.
— Oui, répondit-elle.
— Vous êtes convoquée à l’intendance. Calnor veut vous voir.
— Maintenant ! J’ai un rendez-vous avec Saalyn.
— Sans vouloir être impertinente, Saalyn n’est qu’une invitée. C’est Calnor qui commande ici.
— Calnor, je l’ignorai, je ne sais même pas qui est Calnor. Je croyais que c’était Tresej qui commandait.
— Tresej est l’ambassadeur. Calnor est l’intendant de l’ambassade, il commande au personnel.
— Je ne savais pas. Je suis ici que depuis à peine trois douzaines.
— Vous êtes nouvelle ? Si vous voulez, je peux aller prévenir Saalyn que vous ne viendrez pas.
— Merci, répéta Deirane.
Puis, comme émergeant d’un rêve.
— Où je peux trouver Calnor ?
— Au rez-de-chaussée. Au fond du couloir à gauche.
— Merci.
La jeune humaine s’éloigna sous le regard amusé de la stoltzin.
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