Chapitre 36 : Sernos, vingt ans plus tôt. (1/2)
Son amitié avec Celtis permit à Deirane de découvrir certains coins de l’ambassade dont elle ignorait l’existence. Étant toujours restée dans la cour et ses dépendances, elle n’avait pas découvert les bassins. Situés près de la villa, en bordure du fleuve, un immense plan d’eau artificiel avait été aménagé. Il était parsemé d’îles qui le subdivisaient en petits lacs reliés par des canaux. Des ponts permettaient d’aller d’une île à l’autre. Elles étaient toutes bordées d’une plage de sable et les plus grandes comportaient un petit bosquet d’arbre au centre. L’endroit était alimenté par les ruisseaux qui descendaient des montagnes, totalement dépourvus des poisons qui coulaient dans le fleuve. Comme elle était un peu froide, les Helariaseny avaient construit un ingénieux système pour la réchauffer : avant d’arriver dans les bassins, elle coulait en un mince film sur une place pavée de noir qui captait la chaleur du soleil.
Normalement, l’endroit avait été construit à l’usage des résidents de l’ambassade. Bien entendu les gamins des quartiers proches n’avaient pas tardé à le découvrir. Les gardes avaient fermé les yeux sur leur invasion. Leurs cris de joie lors de leurs ébats donnaient un peu de vie aux lieux. Au tout début, dès qu’elle avait pu marcher, Jergen y avait conduit Calen. Les gamins avaient trouvé en elle une compagne de jeu toujours disponible. Bien que sa cécité lui interdît de nager sans surveillance, elle mettait un point d’honneur à faire de l’exercice tous les matins pour conserver la forme. Les enfants se disposaient chacun à l’extrémité de son trajet et l’appelaient. Elle s’orientait sur leurs cris. Celtis avait confié à Deirane que dans leur lointain archipel tropical, les dauphins se chargeaient de la même tâche. Sauf que si les gamins prenaient leur travail très au sérieux, les dauphins, plus folâtres, avaient tendance à la chahuter un peu et elle buvait la tasse plus souvent qu’à son tour.
Le plus souvent, Satvia était présente aussi. Bizarrement, alors que l’eau aurait pu compenser son handicap, elle préférait rester sur la berge la plus extérieure. Elle était donc loin à l’écart. Cela soulageait Deirane tant la grande stoltzin, lui faisait peur. Mais elle avait fini par repartir. Le conclave qui l’avait fait quitter sa patrie du sud était terminé. Son oncle était resté en arrière pour s’occuper de son aimée pendant sa convalescence. Calen et Jergen aussi étaient rentrés chez eux, lui dans son royaume en Shacand et elle dans son île tropicale d’Ystreka.
Deirane avait néanmoins continué à fréquenter l’endroit, y venant le plus souvent possible, soit avec Saalyn, soit avec Celtis, le plus souvent avec les deux. Et les mois passèrent. Son ventre s’arrondit, ses seins gonflèrent. Les fils d’or au début résistèrent un peu, puis ils se détendirent, mettant fin à toutes ses angoisses.
Ce jour-là, Deirane était allongée sur une plage de sable en bordure du plus grand plan d’eau. À ses côtés, Saalyn et Celtis lézardaient au soleil. Les trois femmes profitaient d’une accalmie dans la pluie qui tombait depuis quelques semaines. Les pluies de feu étaient rares à Sernos, néanmoins elles n’y étaient pas inconnues. Un petit bassin couvert avait été aménagé pour s’en protéger. Il était spécialement étudié pour éviter toute contamination par les poisons qui pourraient polluer le plan d'eau principal. En particulier, son niveau était surélevé de quelques doigts de façon à ce que le courant aille dans un seul sens.
Volcor les avait accompagnées. Il avait pris comme prétexte que Deirane pouvait avoir besoin de lui. En réalité, c’était toutes les jeunes stoltzint qui venaient se baigner qui l’intéressaient. Amusée, Saalyn le regardait entreprendre avec un succès mitigé une jeune naïade. Les cicatrices de la guerrière libre avaient fini par disparaître, deux mues les avaient totalement effacées et avec elles, son penchant pour la boisson. Sa beauté redevenue intacte lui valait de nombreuses avances. Pourtant elle les repoussait toutes, ne désirant aucune aventure. Même Volcor avait essayé. Ce qui n’avait rien d’anormal, seule Celtis échappait à sa convoitise. Cela était étrange d’ailleurs, vu que le lien entre frère et sœur n’était pas interdit pour les stoltzt. Le seul tabou que ce peuple respectait était celui entre parents et enfants. Et encore.
En fait, il n’était pas tout à fait vrai de dire que Saalyn était indifférente aux hommes. Son disciple Öta avait annoncé sa venue prochaine. Il serait là après la saison des pluies en Helaria. Cela n’était l’affaire que de quelques mois. Et depuis elle était plus excitée qu’une puce. Elle était prête à reprendre le travail. Et d’autant plus motivée pour retirer de la circulation les tortionnaires, esclavagistes et autres monstres de tout poil.
— Deirane, tu es parmi nous ?
— Pardon ? répondit l’intéressée.
Celtis, lui parlait en effet depuis un moment, Deirane, perdue dans ses pensées n’avait pas écouté.
— Je te demandais ce que tu pensais du match d’hier.
La veille en effet, un match de camcam avait opposé les Helariaseny aux Yrianii. L’esplanade derrière l’ambassade pouvait à l’occasion être aménagée en terrain de jeu où diverses équipes se rencontraient dans des épreuves sportives. Le camcam se jouait entre deux équipes de douze personnes sur un terrain délimité par une ligne à chaque extrémité. Chaque équipe possédait une ligne de but, elle devait mener le ballon au-delà de celle de l’adversaire tout en protégeant sa propre ligne. Quand les Helariaseny jouaient entre eux pour le plaisir, il n’y avait qu’une seule règle : ne pas blesser un autre joueur. Au contraire des matchs officiels où les parties étaient très codifiées : la taille du terrain, les coups autorisés, le décompte des points, le nombre de manches et la disposition des joueurs au début de chacune d’elle, tout était spécifié dans la charte du camcam.
Ce jeu était très ancien. Il était déjà populaire aux temps lointains du Vornix. Les Feythas eux-mêmes en étaient friands, en tant que spectateurs. Ils l’avaient bien sur modifié selon leurs goûts. Soixante ans après leur disparition, les bracelets de forces, les chaussures à clous, les couteaux et l’exécution du meneur perdant avaient été supprimés des stades. Malgré tout cela restait un jeu violent où il n’était pas rare que quelques joueurs finissent la partie sur une civière.
Au début, fidèle à sa coutume, l’Helaria avait présenté des équipes mixtes. À la longue les plaquages virils, les blagues graveleuses et les attouchements prétendument amicaux avaient fini par écœurer les femmes. Elles avaient demandé, une grande première dans l’histoire de la Pentarchie, à avoir leurs propres épreuves face à des équipes de leur sexe.
La partie de la veille était un match amical opposant deux équipes masculines. Cela veut dire qu’il ne faisait pas partie d’une compétition sinon il se serait déroulé dans le cirque de Sernos, juste que les deux équipes voulaient se mesurer l’une à l’autre. Dans ce genre d’épreuves les règles étaient largement assouplies et les maillots tombaient souvent avant la fin de la partie. Soi-disant à cause de la chaleur. En réalité il valait mieux voir là l’effet de la présence des femmes qui assistaient nombreuses à ces exhibitions.
La veille, Celtis avait remarqué un joueur. Et pour le soir, elle était en train d’arranger une rencontre fortuite. Une rapide enquête lui avait permis d’apprendre que c’était un commerçant qui venait d’ouvrir sa boutique. Il vendait des tapisseries, ce qui expliquait son corps superbe. Les pièces de laine les plus lourdes pesaient leurs poids et leur manipulation sculptait des muscles d’acier sans hypertrophie excessive. Un gros avantage des stoltzt sur les humains, à taille égale un stoltzt était plus fort.
Deirane poussa un cri. De surprise plus que de douleur.
— Que se passe-t-il, demanda Celtis.
— Une douleur, au ventre. Comme une contraction.
— C’est grave ? demanda Saalyn, d’un air inquiet.
— Non, je ne crois pas, je crois… Je crois que le moment est arrivé.
— Il faut rentrer, dit Celtis.
— Je crois oui, répondit Deirane.
Saalyn aida Deirane à se mettre debout. Celtis appela Volcor.
Le stoltzen quitta la jeune femme qu’il entreprenait et rejoignit le bord pour venir aux nouvelles.
— Deirane va accoucher, expliqua Celtis.
— Accoucher ? Quand ?
— Maintenant.
— Ici ? Tout de suite ?
— J’ai un peu de temps devant moi, je n’en suis qu’aux premières contractions, répondit Deirane.
— Tu as le temps de rentrer à la villa ?
— Largement.
— Et tu as besoin d’aide ?
— Volcor, l’interrompit Saalyn, on dirait que c’est la première fois qu’une de tes connaissances accouche.
— Pour les humaines, oui, répondit Volcor, la plupart de mes conquêtes sont des stoltzint.
— Deirane, une de tes conquêtes, tu te surestimes petit frère, riposta Celtis.
Une nouvelle contraction de Deirane les interrompit.
Volcor et Saalyn semblaient inquiets. Pas Deirane. Pas pour ça. Elle tourna la tête vers la villa, à trois cents perches de là.
— De l’aide ne serait pas de refus, dit-elle, je peux marcher, mais là ça fait loin.
— T’inquiète pas, l’étalon entre en action.
— L’étalon ? releva Saalyn.
— Une monture mâle, c’est un étalon, riposta Volcor.
— Tu as largement démontré que tu n’étais pas un hongre.
Il prit délicatement Deirane dans ses bras. Elle s’accrocha à son cou.
— Dis donc, tu n’es pas bien grande, mais tu es lourde mine de rien.
— Nous sommes deux, répondit Deirane, légèrement vexée.
— On y va.
— L’étalon est prié de ne pas trop secouer sa cavalière, dit Deirane.
— Ne t’inquiète pas, je serais si doux que tu ne t’apercevras même pas que je me déplace.
Il fallut quelques stersihons pour ramener Deirane dans sa chambre, à l’étage des domestiques. Saalyn avait fait un détour par la ville pour ramener la sage-femme. Quand elle rejoignit l’appartement de Deirane, un attroupement s’était formé devant sa porte. Tous les domestiques de repos attendaient la suite des événements. Lors de ce genre d’occasion, les humains avaient tendance à se regrouper entre eux, même en Helaria, et peu de stoltzt avaient assisté à une naissance. Certains même n’avaient jamais vu de bébé humain.
Annotations
Versions