Chapitre 12 - 1 : La jeune fille

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Malgré sa bonne humeur, le jeune homme ressentait déjà une certaine forme d’ennui. La même que celle qu’il éprouvait à la suite d’événements joyeux, comme après une soirée mémorable avec des amis ou de très belles vacances. Comme si Émilie n’était qu’une étoile filante au milieu d’un univers désespérément vide, représentation de la vie et le monde du jeune homme. Une pensée récurrente qui d’ordinaire plongeait Donatien dans une profonde mélancolie longue de plusieurs jours, mais pas aujourd’hui. La jeune femme semblait plutôt être une étoile tout court, au même titre que ses trois meilleurs amis. Elle paraissait même très bien partie pour devenir rapidement la plus brillante de sa voute céleste sombre et éparse.

Une torpeur douce gagnait ainsi le jeune homme alors qu’il s’apprêtait à s’installer dans une modeste salle de classe. Plus proche de ce qu’il avait toujours connu en termes de dimensionnement, tant en termes de surface que de nombre de bureaux, il ne fut pas trop dépaysé. Pour une fois, il arriva assez tard, moins de cinq minutes avant le début du cours. Le professeur de latin se trouvait toujours absent, mais toutes les places des premières rangées étaient occupées. Un peu contrarié, Donatien s’assit par contrainte vers le fond de la salle, craignant que cette position n’entame sa motivation, déjà mise à mal par son tempérament distrait. Le temps estival lui rappelant les vacances et la superbe vue depuis la grande fenêtre à sa droite appelait bien davantage à l’imagination qu’à la concentration.

Le professeur arriva peu de temps après. Il pensait que l’apparition providentiel de cet homme d’âge mûr le sortirait de son état de langueur, mais il allait vite goûter pour la première fois depuis plusieurs jours à l’amère déception. Outre le manque d’envie et d’énergie évident de cet enseignant, Donatien comprit rapidement que la question de sécher ce cours pour le semestre se posait dès aujourd’hui. À la vue des prémices de ce cours, il réalisa que pour au moins six mois, ce seraient uniquement les bases de la langue de Plaute. Pour un latiniste de plus de trois ans d’expérience comme lui, rien de plus que des révisions.

L’ennui guettait le pauvre étudiant qui se résignait au fil des minutes à devoir simuler un intérêt inexistant. Toutefois, la providence continuait de bénir le jeune homme en lui évitant un tel destin. Une dizaine de minutes après l’arrivée du professeur, Donatien entendit du bruit du côté de la porte, vers le mur opposé au sien. Il identifia sans peine la source de ce qui devenait un brouhaha de chuchotements et de gloussements : un groupe de cinq étudiants. D’un état de méditation ou son esprit tournait au ralenti, le jeune homme passa sans échauffement à une certaine tension et curiosité. Non seulement le professeur ne relevait pas l’arrivée tardive de ce groupe d’étudiants retardataires, malgré le peu d’effort de leur part pour rester discret, au point où tous les latinistes de la salle se retournaient vers eux, mais ces cinq inconnus s’installèrent autour de Donatien. Ajouté au fait que le jeune homme avait remarqué les regards de la part de ces gens vers lui, il se doutait que rien n’allait se passer comme il l’imaginait cet après-midi. Sans trop attendre la nouvelle voisine de table du jeune homme brisa la glace sur un ton de confidence, mais assez fort pour que les quatre autres énergumènes autour de Donatien pussent suivre la conversation en devenir.

- Hey !

- Oui… ?

- Tu t’appelles comment ?

Le jeune homme, un peu choqué par ce qu’il venait de se produire, ne répondit pas immédiatement. Cette approche aussi désinvolte décontenançait le garçon réservé qu’il demeurait encore. Surtout, il se demandait qui pouvaient être ces gens, capables de débarquer en retard à un cours sans que cela ne semble déranger les professeurs et d’aborder un parfait inconnu en plein milieu d’une leçon. Comprenant vite qu’il n’obtiendra des réponses à ses nombreuses question qu’en dialoguant avec eux, Donatien se décida à jouer le jeu et à répondre. Après tout, il n'avait pas vraiment mieux à faire, ce que la mystérieuse jeune femme semblait avoir réalisé en voyant ce jeune homme seul au fond de la salle à rêvasser.

- Donatien.

- Oooh… pas mal du tout. J’aime bien. Moi c’est Sophie, enchantée !

Elle tendit sa main vers le jeune homme afin de le saluer en bonne et due forme. Ce dernier la serra avec un certain plaisir. La remarque méliorative de sa voisine, aussi anodine pouvait-elle être, la rendit sympathique aux yeux de Donatien.

- C’est la première fois qu’on me dit ça tu sais ?

- Vraiment ? j’ai du mal à y croire…

- Et pourtant.

- Bon bref, t’es tout seul cette après-midi ?

- Euh oui… ça se voit non ?

Malgré le cynisme perceptible dans le ton du jeune homme, Sophie ne s’offusqua pas. Bien au contraire, elle gloussa doucement avant de reprendre le contrôle de la discussion.

- Mais d’habitude t’es toujours avec ta pote rouquine. Elle est passé où ?

Cette simple question eut l’effet d’une gifle pour le jeune homme. Jusqu’à présent, il pensait inconsciemment que personne ne s’intéressait à lui et son amie dans la faculté. Qu’au milieu de cette foule d’indifférence se trouvait lui et Émilie qui vivaient simplement leur vie. Donatien avait beau tenter de rationnaliser la chose, quoi de plus normal que d’autres étudiants vous observent et veuillent vous parler, mais le regard des autres pouvait écraser le jeune homme comme un poids. Quelque part, imaginer que personne n’existait réellement à part lui et sa camarade l’avait aidé à rapidement se sentir à l’aise avec elle. Il constata cette réalité avec un peu d’amertume. En fin de compte, il n’avait pas tant changé que cela et il regrettait d’être encore si facilement menacé par les autres, surtout s’ils paraissaient bien plus sociables que lui.

En soutenant comme il pouvait le regard de Sophie, il comprit un peu mieux comment elle était parvenue à l’intimider. Il identifia très aisément la première raison, plus qu’évidente : à savoir la beauté presque irréelle de Sophie. Son visage égalait ceux des portraits des plus grands peintres, semblant avoir été crayonné puis peinte par l’un d’entre eux. Ses traits fins et délicats, tracés à la perfection, parfaitement proportionnés et sans la moindre faute de goût, surpassaient ceux de toutes les femmes que Donatien avait eu l’occasion de voir, y compris ceux d’actrices ou de mannequins. Le tout encadrés par de long, ondulés et soyeux cheveux blonds, pareils à une cascade d’or liquide. Dans un second temps, l’attitude cavalière de la jeune femme vint à l’esprit du jeune homme. Son audace semblait révéler une aisance sociale stratosphérique comparée à la sienne. Seule Sophie dirigeait la conversation, tandis que les autres observaient et écoutaient sagement, sans qu’elle n’eût à donner le moindre ordre. Enfin, et certainement la raison principale, son regard, emplis de malice et d’une énergie peu commune. De celle de ceux possédant une confiance inébranlable. À moins qu’il ne s’agît de ses yeux, d’un bleu tirant sur le vert, qui lui furent familiers. Ils ressemblaient tant à ceux d’Émilie que le jeune homme se demandait s’il ne se retrouvât en face d’une nouvelle facette de sa personnalité. Son fameux double maléfique qui ne se manifestait que la nuit, mais, pour une raison obscure, se montrait à lui et une vingtaine de témoins en plein après-midi. Ou peut-être qu’elle s’était teinte en vitesse les cheveux, en plus de soudoyer quatre étudiants au hasard pour l’épauler dans cette farce. Théorie que Donatien trouvait plutôt drôle mais qu’il dû rapidement jeter à la corbeille, Sophie dépassait en taille son amie d’une bonne quinzaine de centimètres à vue de nez.

- Ne me dit pas qu’elle est morte ? Vu comment tu as l’air choqué…

Sophie tira, non sans un plaisir assumé, le jeune homme de ses réflexions. Une bonne chose se disait-il, vu comment il commençait à perdre le contrôle. Retrouvant ses esprits, il répondit enfin.

- Pire que ça, elle fait du grec.

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