Prologue
Le froid de la nuit ne démordait pas. Sur les flots remuait l’image fragmentée d’une lune pleine. Le HMS Erebus fendait modestement les plates vagues de l’Atlantique. Était-ce l’hiver qui avait rendu l’océan si calme ? Le matelot grelotant n’en savait que trop rien. Ce qu’il savait, en revanche, c’était que ce ponton s’avérait bien trop glissant.
Dérisoire pensée.
Au-dessus de sa tête s’étendait le vide infini du ciel noir et sous ses pieds, les fonds abyssaux du Fossé de Rockall. Lui, piégé entre ces deux grands mondes, admit à lui-même se sentir trop petit.
Scrutant la surface d’un œil circonspect, il cru apercevoir dans la pénombre un morceau de glace. Voire deux. Son esprit lui conta aussitôt la tragédie du Titanic. Le géant de fer avait sombré au sud-est de Terre-Neuve, environ trente-cinq ans plus tôt. Si sa conscience demeurait aussi inquiète, ce fut car l’Erebus provenait du même chantier naval que le paquebot naufragé. Par ailleurs, le navire de combat portait — comme les hommes — les cicatrices des deux guerres passées. Une récente note de service stipulait son retrait de la Royal Navy. Selon son état, il devait être ferraillé sur le champ.
Mais le bateau sillonnait encore.
Impossible pour le matelot de rester serein. Pas à bord de cette boîte de conserve. Le moindre grincement s’avérait suspect, autant que les intentions de leur capitaine de bord. Étrange personnage au visage rayé de veines sombres, les yeux emplis d’un mauve malade. Malgré tout charismatique, cela dit. Un beau parleur friqué et confiant dans ses propos. Ce fut sans doute ce qui avait amené l’équipage composite à embarquer avec lui. Pour quelle raison obscure, au fait ? Mis à part le pactole à la clé, le jeune marin n’en devina aucune autre.
— Belle nuit, n’est-ce pas ?
La surprise le fit trembler d’avantage. Derrière lui s’approcha le commandant, trop peu vêtu pour la saison. Un élément que le mousse frissonnant ne parvenait pas à cerner.
— Vous n’avez pas froid, mon capitaine ?
L’homme alla sans un mot agripper la rambarde. La lueur céleste tranchait la pâleur de sa peau de ses striures ébène. Son regard portait loin devant. Il luisait d’une émotion extasiée.
Un claquement sur le pont fit bondir le jeune marin. Sa question tomba dans les cales.
— Du calme, moussaillon, dit le commandant dans une risette. L’Erebus peut bien survivre des décennies sur une mer tranquille comme celle-là. J’ai connu bien pire par le passé.
Décidément, son timbre assuré avait le don de calmer la moindre ardeur. Le matelot laissa échapper un rire gêné. Cependant, pas moyen d’aborder la conversation de nouveau. Le commandant de bord restait impassible face à l’horizon, et le mousse ne put se résoudre à troubler ce fait.
Si depuis le début su voyage il s’était accoutumé à l’odeur iodée de l’Atlantique, il ne parvint pas à rester de marbre davantage : une effluve âcre lui chatouillait les narines. Il se figea lorsqu’à la lumière lunaire, quelques reflets rouges dessinaient la silhouette du capitaine. Ce dernier désormais contemplait le ciel d’un sourire béat.
Du sang. L’homme en était barbouillé.
Le capitaine, soudainement en proie à une transe frivole, devança les soupçons de son marsouin.
— Je l’ai saigné.
Le mousse déglutit. Le but-en-blanc du maître de bord acheva son malaise.
Son esprit lui rappela subitement les manigances auxquelles il s’était trop peu intéressé. Il se souvint de ce garçon, celui qu’ils avaient fait monter par la force. Ça, et la façon dont le commandant le traitait lui. Les propos aussi étranges qu’outranciers qu’il tenait à son sujet. Les gifles sans fondement qu’il lui collait. Celui-ci n’avait pas décroché un mot depuis qu’il l’avait aperçu au port. Se pouvait-il que les termes causaient de lui ?
Le chef gloussa, sans quitter la voûte spatiale de son regard fou.
— Et personne pour empêcher cela !
Il lâcha la rambarde. Pris d’un élan euphorique, il balançait son corps hagard dans une danse sinistre. Ses mains tantôt se serraient sur son torse, tantôt essayaient de déchirer, sans succès, la chair zébrée de son visage.
— Je savais que ce navire ferait l’affaire ! Voilà le progrès dont j’avais besoin !
Son baragouinage se poursuivit en un florilège de termes à consonance technique. L’amalgame de mots se transforma en un torrent d’insultes, toutes proférées envers les cieux. À l’évidence, le mousse ne pouvait comprendre quelle insanité logeait dans la caboche du forcené.
— Chef !
L’appel ne l’arrêta pas pour autant. Le nouveau venu les rejoignit à grandes enjambées, non sans garder une distance sécuritaire avec l’égaré qui le regarda à peine. Il lui exposa néanmoins son trouble :
— Chef, Oliver est dans un sale état. Il perd beaucoup de sang.
— Je sais, lâcha l’autre sans ménagement.
Les deux inférieurs s’échangèrent une œillade nerveuse.
— Que devons-nous faire de lui, chef ?
— Laissez-le. Il n’avait qu’à rester à sa place.
Le demandeur hocha la tête. Sur ses traits figurèrent une tension navrée. Cette décision ne lui plaisait pas.
— Capitaine !
Un quatrième homme gagna d’une bonne foulée le groupe. Il vint au plus près, manqua une glissade sur le pont et embraya d’un souffle court :
— Nos moteurs tournent, mais nous n’avançons plus !
Le capitaine brusquement mit fin à sa gambille. Fermement campé sur ses jambes, il semblait prendre garde aux ballotements de l’Erebus. Subtilement arrêtés. Par réflexe, il se pencha par dessus bord. Puis, il étudia le ciel. Enfin, il abaissa le regard vers le poste de commandement.
— La porte. Vous avez fermé la porte ?
L’homme, le dernier, haussa les sourcils.
— Bien-sûr, comme vous le vouliez.
— Toutes les portes ?
Avide de réponses, il leur fit faux-bond. Debout dans l’encadrement grand ouvert menant à la cabine, sa colère grimpa autant qu’une peur tenace.
— La ligne est rompue ! s’égosilla-t-il.
Les membres de l’équipage pointèrent leur nez dans le gel venteux. Si les cris du commandant les avaient interpellés, ils lorgnaient dorénavant le ciel avec appréhension. Le vrombissement qui les secouait jusque dans leurs entrailles n’avait rien de rassurant. Ainsi demeurèrent-ils sans qu'un seul son ne sorte de leurs bouches.
Soudain, la lumière.
Le déluge aveuglant fermait leurs yeux d’une violence inouïe. Scellées de toutes leurs forces, leurs paupières laissaient tout de même transparaître l’illumination ravageuse. Le mousse se plia au garde-corps. Il ne vit que par miracle la surface de l’eau en contre-bas, mais aussi une terrible absurdité : l’Erebus ne touchait plus les flots. Le rayon s’intensifia en une brûlure pillarde. Pas de flammes, pas de vapeur. La matière se désintégrait subitement en néant le plus total. Peau, bois, acier… rien que la lumière avait pris en otage ne résistait. Aucun matelot n’eut le temps ni de souffrir vraiment, ni de réaliser qu’il disparaissait. Seul le capitaine, subsistant au centre du pont, regardait là-haut l’être céleste qui les supprimait.
— Pas encore ! Pas encore, non !
Et à son tour, son corps trouva la vacuité.
Plus rien.
Le déchaînement s’était tut au profit des clapotis paisibles de l’océan. Ne restait de l’apparition plus qu’un halo onduleux. Les vagues se chargèrent de l’effacer à la suite du navire absent.
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