Chapitre 1

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Portnahaven attendait une belle journée. De quoi ravir les touristes, quoique sans doute peu nombreux par les temps de glace qui couraient. Mais d’ailleurs, y avait-il le moindre pôle excursionniste ici, sur l’île d’Islay ? Nolan ne s’était pas encore renseigné. Et puis, la maison de Grand-Père se trouvait éloignée du village. Le jeune homme espérait que cela lui garantisse une tranquillité optimale.

L’heure tournait à son rythme. Debout sur le ponton de bois vieilli, Nolan savourait l’air frais que lui renvoyait l’Atlantique. Une pause entre deux fréquences à analyser. Un petit plaisir inconcevable à Glasgow. Glasgow, qui l’appela au même instant. Dans sa poche s’agitait son mobile au son d’une mélodie braillarde. Nolan fouilla sa doudoune d’un geste flegme.

Décrocher revint à sonner le glas de son court repos.

— Maman ?

Il remonta le terrain pentu, sa mère et ses sempiternelles questions au bout du fil. Nolan les esquiva, ses sempiternelles réponses et sa patience en fin de vie. Mais puisqu’il s’agissait de sa mère, il ravala ses remarques agacées sans sourciller davantage.

Passé la porte du logement, il réalisa d’un coup d’œil qu’il avait — pour une fois — matière à développer la conversation.

Regard à droite de l’entrée, en ôtant sa veste. Le jeune homme sentit l’aversion gagner ses tripes. Le calibre 12 dormant dans le coin dégageait quelque chose de mauvais.

— Au fait, tu sais si Grand-Père avait des ennuis ? …oh, peu importe, pense à prévenir Oncle Phil de venir récupérer le fusil à pompe un jour. Oui, le plus tôt.

Nolan avança le long du couloir. Sur les murs tapissaient moult posters aux thèmes burlesques. De Stonehenge au Loch Ness, Flatwoods, les calendriers de civilisations oubliées, en passant par cette idiotie qu’est l’Anomalie de la Mer Baltique, sans oublier les pyramides de Gizeh, pourtant bien réelles, contrairement aux complots dans lesquels elles baignaient. La généalogie alogique de l’humanité toute entière était consignée contre les parois. Le tout baignait dans une marmelade de couleurs aussi ternes que criardes. Un ensemble agrémenté d’articles de presse, bouts de papiers à titres énigmatiques épinglés çà et là. Pour combler les trous, sans doute.

Tel était le monde de Grand-Père.

— Maman, Grand-Père était fou de paranormal. Donc non, je ne crois pas qu’il n’avait que des gomm cogne.

Les cartouches létales se trouvaient à portée de main. Dans le troisième tiroir du buffet. De la cuisine. En partant de la gauche. Le seul tiroir bien huilé de la chaumière. Nolan l’avait vu dès son emménagement, en faisant le tour de la propriété.

— Oui, je penserai à débarrasser la déco.

À nuancer. Ranger le fouillis dégueulant sur le chemin, à la limite. Mais les affiches ne le gênaient pas, d’autant que Nolan n’avait rien d’un décorateur d’intérieur. L’ambiance de la maison conservait vaillamment la dernière place de ses préoccupations.

Au bout du corridor luisait la diode de son ordinateur, lorsque l’écran ne balançait pas sa lumière bleue sur les quatre murs. Dans cette pièce plongée dans le noir vivait le matériel analytique de Grand-Père. Ses câbles par centaines et ses étranges dispositifs bricolés renvoyaient l’image d’une petit cité dont les pontons fusaient d’une tour à l’autre. Ce fut dans ce bureau encombré que Nolan avait revendiqué son antre. La vieille chaise de son ancêtre n’était autre que son héritage.

Son coeur encaissa le choc. Aurait-il dû faire de cet endroit un sanctuaire ?

— Mais Maman, je veux pas non plus jeter tout ça. C’est lui qui m’a transmis cette passion, tu sais. Oui, je sais que tu sais. Oui, les analyses de Fourier. Non, « Fourier », Maman.

Il tenta une approche vulgarisée de la chose. À force de se répéter, Nolan savait quel discours tout cuit servir à sa mère.

— Les analyses d’ondes. Oui, c’est ça… bien-sûr que j’aime ce boulot, Maman !… Grand-Père avait fabriqué son propre matos, j’avoue que j’ai encore du mal à me servir de ses machines. D’ailleurs, ça s’allume tout seul, parfois.

Preuve à l’appui lorsqu’un festival de veilleuses illumina la pièce barricadée. Nolan fronça des sourcils troublés. Des semaines qu’il vivait ici. Toujours aucun moyen de savoir à quoi rimait ce déluge lumineux ponctuel.

— Quoi, les cassettes ?… non, je ne les ai pas comptées.

Il fila vers le grand salon adjacent. Là, il dût admettre qu’un brin de ménage ne serait pas de trop. Entre les montagnes de livres, cassettes, films, magazines et bibelots — menaçants de tomber en chute libre des étagères, faute de place — il fallait bien que le garçon reconnaisse les ravages de la surpopulation d’objets.

Regard à gauche. Là s’amoncelaient en piliers de la discorde les cassettes mentionnées.

— Ouais… ouais, je connais l’histoire. Toutes ces émissions bizarres qu’il enregistrait… ouais, qui passaient tard la nuit, en plus…

Nolan s’accroupit auprès des monticule branlants. Il captura quelques noms de la vidéothèque de fortune, griffonnés par Grand-Père sur les étiquettes : « le cas Enfield : de l’exorcisme au monstre à trois pattes », « les somnambules de Fresno, étranges promeneurs de nuit », « le HMS Erebus a-t-il été véritablement démoli ? Mystère »…

Il se redressa dans un long soupir. Immédiatement, l’inquiétude déborda de son smartphone.

— Quoi ? Mais non, Maman… je viens de me relever, j’ai mal nul-part…oui, ouais je dors assez, ne t’inquiète pas.

Il mentait. Son propre esprit lorgnait sur ce point. Il y a bien ce souvenir qui le fit regarder minutieusement aux fenêtres. Tout là-bas s’élançait l’océan, paysage inaltéré à l’instant, et il s’en réjouit.

Ses premiers jours à la place de Grand-Père avaient tous été similaires. Il se rappelait précisément du soleil inondant le terrain. L’horizon au loin, une eau calme entre le ciel et la terre. Nolan déchargeait sans se presser quelques cartons et affaires de boulot. Puis, tout près du ponton, un homme. De dos. Le contre-jour le rendait semblable à nombreux autres de même stature. Aucun visuel concernant sa peau, ses cheveux, ses vêtements, excepté la forme d’un chapeau au sommet de sa tête. Nolan avait pensé à un amoureux de la mer abusant de la propriété. Un voisin ou un habitué de ce coin, aussi. Mais en ouvrant la porte dans le but de l’interpeller, il avait disparu.

Ce cinema s’était répété les fois où Nolan y pensait le moins. Entre deux fréquences de travail, lors du déjeuner, par hasard dans la journée… Se tenant toujours au même endroit, l’inconnu se volatilisait dans un battement de cils. Et jamais ce n’était allé au-delà.

Un fantôme.

Depuis peu, Nolan supposait que la fatigue était l’instigatrice de ce tourment. Ses analyses nécessitaient des temps d’écrans faramineux, certaines très peu de pauses salvatrices. Parfois, sa concentration envers ses graphiques était telle qu'il en oubliait de manger. Une combinaison de faits que sa santé traduisait par des siestes inopinées… et ces hallucinations.

— Les journaux ? Ah, attends.

Enfin un peu de nouveauté.

Du même acabit que les cassettes par centaines, Nolan avait dégoté sous peu un de ces « carnets de bord » — titre noté sur la couverture — qu’évoquait sa mère. Les ouvrages manuscrits roupillaient dans la remise, soigneusement rangés selon les chronologies et à l’abri de l’humidité. Nolan s’était approprié le premier volume de l’éminente collection ; le livre gisait sur le guéridon à côté du fauteuil.

— J’ai pris le numéro un, il date des années quarante, quand-même. Ouais, Grand-Père était encore gamin ! Il avait huit ou neuf ans, je crois… ah, ça ! Tu verrais ces pattes de mouche… j’essaie de décoder mais… oh, oui, la fameuse histoire ! Et bah justement, écoute ça.

Nolan s’empara du carnet. Il souleva de la poussière et manqua d’éternuer.

— « J’ai vu une lumière blanche au loin dans la nuit ». Lui qui la commençait toujours par cette phrase, je crois que ça vient de là. Une façon de pas oublier, ouais, exactement.

Sa famille toute entière connaissait le récit de Grand-Père tant il le leur avait étalé. Cette soirée d’hiver où lui, enfant, fignolait ses tranchées de neige avant le souper lorsque tout à coup…

La lumière, mon garçon ! Un éclair à l’horizon qui ne s’arrêtait plus ! s’était écrié Grand-Père assis dans son fauteuil, un tout jeune Nolan sur ses genoux. Le jeune homme se revoyait des années en arrière dans cette même maison. J’ai pensé à ces armes atomiques, poursuivit-il. Tu sais, avec Hiroshima et Nagasaki y a deux ans environ… Dans le souvenir, Maman grondait son paternel. Ce Nolan-ci n’avait pas à en savoir plus, d’autant qu’il n’y comprenait rien. Mais très vite, j’ai su que c’était autre chose, mon garçon. Parce que devant ça, non seulement je croyais être l’humanité toute entière, mais pourtant, je me sentais vraiment tout petit.

Une ancienne réminiscence dont le jeune homme n’avait jamais pu se débarrasser.

— Bah, il était pas méchant, Maman. Oh que non. Mais ça l’a hanté… quoi ? T’as plus de batterie ?

Son jeu d’acteur était parfait. La délivrance approchait. Il allait pouvoir touiller ses ondes à nouveau et clôturer sa journée.

— D’accord. Je t’aime, Maman. Au revoir.

Fin de l’appel. Souffle de soulagement. Nolan se sentit coupable de considérer l’attention de sa mère comme un fardeau. Cependant, le salaire n’attendait pas.

Il risqua un regard vers le journal de bord. Trop tard ! Il tomba dans le piège. Le livre l’appela comme pour prolonger sa pause, même si ce n’était que quelques minutes de rabais.

Nolan alla s’asseoir dans le fauteuil. En s’enfonçant dans l’assise de cuir qu’occupait son ancêtre, il ne pu retenir un sentiment de triomphe mêlé de tristesse. Il déglutit, une main sur le carnet.

— J’ai pris ton trône, Grand-Père. J’espère que de là-haut, tu m’en considères digne.

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