Chapitre 2 - 1/2
Nolan s’avoua que lâcher le carnet s’avérait difficile, et le fauteuil mœlleux était complice de la situation.
Pour son jeune âge, Grand-Père écrivait d’une plume relativement fluide, bien qu’à demi-lisible. Peu de ratures ornaient pourtant les pages. La quête de l’éclair lointain était visiblement un moteur littéraire effréné. Il y a longtemps que Nolan n’avait rien lu d’aussi captivant. Il fallait dire que la fascination portée par Grand-Père enfant le prenait aux tripes.
Couplé à l’irrépressible envie de savoir, son raisonnement scientifique le poussa dans la remise le lendemain même. L’objectif : survoler au hasard quelques autres échantillons de textes. Il voulait une moyenne, quelle qu’elle fut. Le constat s’avéra poignant : non seulement la patte de Grand-Père grandissait avec lui, mais elle se faisait plus intense, et visuellement plus belle.
Quelques numéros feuilletés plus tard, Grand-Père s’entichait de ses premières découvertes conspirationnistes. Il s’agissait, au début de la collection, de simples questionnements — quoique précoces — de la spiritualité et le penchant, toujours plus lourd, d’un complotisme qui collait mieux à l’histoire. Car en effet, Nolan lu là-dedans cette remarque fatidique : " s’il s’agissait véritablement des hommes, ils seraient parvenus à le cacher. Si c'est encore visible, c'est qu'ils n'ont pas pu. À moins que ce ne fut fait exprès ? ".
Mais le protocole de recherche de Nolan s’amenuisait au profit des mémoires. En l’occurrence, il captura au fil rapide de sa lecture quelques thèmes émouvants : son attendrissante rencontre avec Grand-Mère, sans parler des jours de dur labeur à la pêche avec son paternel. Le passage qui concernait son unique petit-fils manqua à ce dernier de verser une larme.
Ce qu’il fit finalement.
Grand-Père avait tenu un excellent rythme d'écriture jusqu’à sa fin. Là, ses caractères perdaient graduellement de leur superbe, jusqu’à une phrase en suspens. La toute dernière.
— Merde !
Une larme était tombée sur la page. Dans sa goutte se noya l’encre noire d’un mot effacé à jamais.
— Le boulot.
Ce simple terme déporta son attention sur l’horloge : il était temps de retourner faire son beurre. Résigné, Nolan quitta sa posture en tailleur au profit d’une démarche nonchalante. Sorti de la remise, il secoua la tête. L’odeur du renfermé lui asséna une claque de plus : ouvrir les fenêtres, première étape du grand nettoyage qu’il s’était promis d’engager à son arrivée.
Tous les carreaux du rez-de-chaussée ouverts, le jeune homme se concentra sur sa zone de travail. Les courbes et graphiques se disputaient son écran en successions nerveuses. Ses notes, cahiers, feuilles volantes, post-it, parsemaient le moindre espace du bureau. À sa souvenance, il se rappela des cartons pleins oubliés à l’étage : le poids de son métier qu’il avait sous-estimé. Ça aussi, il fallait lui dédier une place dans la maison.
Par où commencer ?
Il rassembla mollement les premiers éléments. D’abord, il tenta de classer les piles par terre. Il pesta, constatant que le sol lui-même était jonché de documents à gogo. L’exportation des dossiers cibla d’abord la table de la cuisine. Faute de place, il en dénicha sur une commode dans le couloir, dans la chambre, sur les marches d’escalier. Finalement, il dût se résoudre à mêler son bazar à celui de Grand-Père.
Le parquet du salon devint un véritable champ de mines. Les colonnes variées, toutes plus fragiles les unes que les autres, présageaient de dangereuses avalanches. D’autant que l’effet domino — péril le plus conséquent — affolait les pylônes même les plus éloignés.
Exténué, Nolan se retrouva avachi dans le fauteuil. Il dénombra le nombre de pièces restantes.
— La salle de bain.
Desapprobation.
— Nan. Trop humide. Ça va abîmer les papiers.
Sa faiblesse lorgna le carnet de Grand-Père. La volonté de lire les pas de son ancêtre ne flanchait toujours pas. Un seule chose arrêta ses ruminations de justesse : le tintouin lointain de la machine bricolée. Affolement discret des diodes et des instruments enchevêtrés, Nolan avait appris à reconnaître ce son pourtant peu puissant.
Il alla jeter un œil au bureau.
Là-dedans, le mystère n’avait pas encore été résolu. Symphonie de tic frénétiques et de tac maniaques, de quoi dépeindre une vision remuée de l’esprit du créateur responsable. La bestiole fabriquée n’avait ni queue ni tête. Elle s’esclaffait dans une langue que Nolan ne comprenait pas. Il avait bien griffonné un semblant de théorie, là, sur le calepin gisant sur le bureau, mais ses spéculations ne permettaient pas d’aller plus loin. Encore moins de bidouiller le dispositif, d’où les complaintes cryptées s’échappaient à vive allure.
Une fois encore, le charabia laissé par Grand-Père eut raison de lui.
Passer de la pièce au couloir en traînant les pieds le fit à moitié sourire. Était-ce la déception face à l’étrange machine ou la solitude ici qui le rendait aussi mou ? Sans doute les deux, sans doute avait-il mieux à penser. Derrière lui, le concerto n’en finissait plus. Il resta là, l’oreille tendue, l’œil sur sa montre.
Plus de cinq minutes déjà. Une première, car les morceaux ne dépassaient que rarement les trente secondes. Nolan arqua un sourcil nerveux. À défaut de vouloir définitivement percer le secret de cette musique, il pensa à débrancher tout ça. Une solution valable, radicale, mais terriblement profanatrice envers Grand-père.
Dix minutes maintenant. Il sentait ses jambes tendues à outrance et son cou craquer à force de passer du chrono à l’engin. Cette fois, quelque chose était différent, quelque chose n’allait pas.
L’inquiétude le porta enfin ailleurs. Le mieux restait certainement de se focaliser plus loin. Manger un bout de pain, par exemple. Il patienta dans la cuisine, une tartine beurrée en travers de la gorge. Un peu de lait pour faire descendre le tout, les yeux perdus vers le paysage au loin.
La symphonie persistait discrètement, assez pour n’être qu’un bruit blanc banal, tout compte fait.
La brise marine lui fouetta le visage. Le courant d’air, vivace, le tira un instant de ses divagations. Après tout, les fenêtres étaient toujours ouvertes, et l’hiver toujours là. S’il ne les fermait pas très vite, la certitude de dormir dans le froid sera bientôt réelle.
En premier, les deux fenêtres de la cuisine. Le parcours auto-suggéré par son esprit indiqua ensuite la buanderie. Puis, la salle à manger, et dans son sillage, le petit carreau à côté de l’entrée. Les trois dernières se trouvaient dans le salon. Nolan joua de son agilité entre les piliers, le décompte sur les lèvres à chaque vitre scellée.
— Une… deux… tr…
L’homme. Là-bas, sur le ponton.
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