Chapitre 3
— Demain, je t’emmène à Bowmore, déclara Nolan en avisant par la fenêtre de la chaumière. Ce n’est qu’à une demie-heure de route, et il y a un hôpital.
Le temps s’était assombri en l’espace de quelques minutes. La pluie tombait drue là dehors. Le vent devenu polaire poussait un ressac alarmant sur la côte. Nolan craignait que partir maintenant pour Bowmore serait assurément plus dangereux que empreint de bonnes intentions. Les secours restant injoignables, il allait falloir attendre. Et improviser.
Il avait enveloppé le garçon dans toutes les couvertures qu’il avait pu dénicher dans la maison et ses propres cartons. Pelotonné ainsi dans le fauteuil de Grand-Père, l’inconnu tenait une grande tasse d’eau chaude entre les mains dont il inspectait le contenu transparent avec attention. Puisqu’il restait muet comme une carpe, Nolan dû le contraindre comme un parent oblige son enfant à manger des légumes et à s’habiller convenablement. En effet, l’adolescent n’avait pas exprimé le moindre besoin depuis sa sortie de l’Atlantique. Pas besoin de se réchauffer. Pas besoin de boire, ni de manger. Pas besoin d’utiliser les toilettes. Le simple fait de ne rien porter n’était pas un souci à son sens.
— T’es arraché, toi… maugréa Nolan.
Le jeune homme entreprenait de dégager un chemin dans le désordre du salon tout en gardant un œil sur son invité. Par précaution, il avait mis en sûreté ses objets de valeurs. Sa raison pensait qu’il avait peut-être laissé entrer un petit voleur qui attendait une occasion de chaparder.
— Tu veux passer un coup de fil ? Euh... pas sûr que le réseau passe mais si jamais...
Il tendit son téléphone au garçon. Celui-ci analysa le miroir noir présenté avec intérêt, mais il s’en détourna bien vite au profit de sa tasse devenue tiède. Nolan s’assit sur le tapis devant le trône de Grand-Père. Les plus hautes émotions étaient passées. Maintenant, les questions fusaient dans sa tête sans ordre préalable.
— Comment tu t’appelles ? recommença-t-il simplement.
Les yeux bruns de l’inconnu se plantèrent dans les siens. L’adolescent ôta de ses cheveux la couverture qui les dissimulait. Devenus secs, ils révélaient une couleur cuivrée où quelques reflets orangés dansaient comme des flammes à la lumière jaune des ampoules. L’étranger préféra se gratter le cou et Nolan n’eut toujours aucune appellation à lui donner.
— Si tu ne me fais pas comprendre comment je peux t’appeler, je te donnerai un surnom. Sinon, on ne s’en sortira pas...
Nolan eut un mouvement de recul lorsque la main de l’autre fondit sur la sienne. Il se dégagea d’emblée en fronçant les sourcils. Le garçon ne s’arrêta pas là et réitéra plus doucement. Nolan le laissa alors guider ses doigts quelque part sur la peau laiteuse de sa jugulaire. Le dérangement qu’éprouvait l’adulte se mua en effarement : sous la pulpe de ses doigts vibraient des fils en perpétuelle réorganisation. Puisqu’il n’en croyait pas son sens du toucher, Nolan se redressa afin de mieux voir ce qui se mouvait tout près de la carotide. Il plissa les yeux devant les stries grises aussi informelles que discrètes qui s’animaient là.
— C’est un tatouage, ça ? demanda-t-il.
Les traits paraissaient former des termes à l’infini. Ils rappelaient à Nolan la singularité que pouvaient prendre les courbes de ses analyses. Était-ce un langage sans constance qui se dessinait sous la peau du garçon , ou une enième techhnologie corpolle propre à ce siècle ? Nolan voulu isoler un mot mais c’était peine perdue. La lecture de ce texte se révéla impossible tant son cerveau souffrait des descriptions chaque fois avortées de la chose. Alors, il força son esprit à se mettre d’accord sur ce qu’il pouvait distinguer.
— Grésil, lu Nolan sans trop de conviction.
Le garçon hocha la tête. Il répondait !
— Ce n’est pas ton vrai nom. Pas vrai ?
Grésil n’éprouva pas l’envie de corriger quoi que ce soit. Il hocha à nouveau la tête et Nolan arrêta ses investigations dans un soupir. Il restait encore du chemin à parcourir avec l’adolescent.
— Tu sens le poisson, Grésil.
Une rafale claqua la totalité des volets de la façade ouest. Nolan sursauta, égara ses yeux sur les fenêtres fouettées par la pluie et se leva sans attendre.
— Viens, je vais te faire couler un bain.
Un instant plus tard, Grésil barbotait dans la baignoire-îlot de la salle de bain. Nolan s’était assuré que la température soit idéale à coup de “trop chaud ?“ et de “trop froid ?“. Le garçon esquivant les questions dans le mutisme qu’il maîtrisait si bien, Nolan avait appliqué ses propres préférences.
— Tu ne sais pas parler, non ?
À nouveau, Grésil ficha ses prunelles dans le regard interrogateur de son hôte. Que cherchait-il à se comporter ainsi si ce n'était pas pour intensifier la déroute de Nolan ?
— Tu n’es pas sourd-muet, c’est déjà ça, résuma l’autre.
Dehors, un éclair déchira le ciel de jais. Le grondement du tonnerre secoua les murs et les volets claquèrent plus violemment encore. Nolan alla bloquer le volet de la salle de bain avec grand peine. Les bourrasques ne lui laissaient aucun répit.
— Reste là, ordonna-t-il lorsqu’il eut fini. Il y a une serviette sur la chaise, juste à côté.
Il quitta la pièce. Les volets des deux chambres de l’étage furent clos dans la même difficulté que les premiers. Nolan s’attaqua avec appréhension au salon puis à la cuisine. Sur le retour, il dût faire volte-face : un Grésil dénudé se tenait dans le couloir, dégoulinant d’eau sur le vieux carrelage en céramique. Les calendriers des civilisations perdues le captivaient plus qu’ils n’avaient jamais retenu personne. Il suivait les lignes de ces langues oubliées du bout du doigt bien que Nolan doutait qu’il ait été capable de les déchiffrer.
Le jeune homme emmitoufla aussitôt l’échappé trempé dans une couverture.
— T’inquiète pas, lui promit Nolan. Je vais te trouver des fringues.
Grésil tapota un symbole sur l’un des almanachs antiques. Il accrédita à Nolan une œillade curieuse, puis recommença sur un hiéroglyphe d’un calendrier différent. Au quatrième échéancier traité de manière identique, Nolan afficha sur son smartphone le calendrier grégorien, le seul en vigueur dans tout le corridor.
— On est le 16 mars 2022, expliqua-t-il. C’est ce que tu cherches ?
Il justifia sa réponse en montrant à l’autre la date du jour. Subitement, Grésil parut en pleine réflexion. Ses yeux passaient du téléphone au mur à la recherche d’une pièce manquante à son raisonnement. Nolan se fit pédagogue et lui confia son smartphone. Grésil s’en empara délicatement comme si l’objet était un fragile fragment de grande importance.
— Regarde, tu peux remonter les semaines comme ceci.
Nolan glissa un doigts sur l’écran. Les jours défilèrent, puis les semaines, puis les mois. Grésil tenta à son tour. Rien de plus facile à faire, il avait compris de suite.
— Amuse-toi avec ça le temps que je te dégote des vêtements.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Nolan revint dans le couloir avec une pile de ce qu’il ne mettait plus depuis des années, en majorité de vieux joggings dont les cordons pouvaient se régler à la taille que nécessitait Grésil. Celui-ci balayait l'écran d’une frénésie imprévue.
— Ne le tape pas, tu vas le casser !
Il zieuta les recherches de l’adolescent. Grésil s’était arrêté sur un jour qu’il isola par la suite. Il le montra à Nolan qui ne put contenir une exclamation amusée.
— 12 février 1947 ? Ne me fais pas croire que c’est ta date de naissance !
Pas de confirmation de la part du garçon qui le regardait avec des yeux ronds. Nolan échangea son smartphone contre les vêtements qu’il tenait. Il gratifia Grésil d’une petite tape sur l’épaule. Pour lui, la désorientation frappait toujours l’étranger. Il était sûr que demain, nouveau jour, il aurait reprit un peu de ses esprits.
De toute façon, ce serait bientôt aux infirmiers de Bowmore de se dépatouiller de son cas. Pour aujourd’hui, en revanche… la journée devait se terminer ainsi. Nolan s’affirma assez vite que travailler un peu ce soir allait s’avérer difficile avec cet intrus dans sa routine. Exceptionnellement, il décida qu’il passerait l’éponge sur les dernières heures avant de se coucher.
Cependant, c’était un verdict qui avait beaucoup de mal à passer. Nolan s’en rendit compte, une main tremblante sur la poignée de porte du bureau de Grand-Père. Il n’avait pas le choix. Ce qui lui détourna de peu l’esprit à ce moment était la chimère qui habitait dans la pièce : son tintamarre s’était enfin tu.
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