Chapitre 5 - 1/2

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— C’est comme ça sur toute l’île ? demanda Nolan, les bras croisés.

— Non, plus de peur que de mal, mais quelques installations ont souffert de la tempête.

Le vieux Yann referma le capot du pick-up d’un coup sec. Il tapota le métal pour désigner le moteur malade.

— Ce n’est que la batterie, répliqua Yann. Tu en auras besoin immédiatement ?

Nolan avisa d’un regard le perron de la maison, là où Grésil s'était assis pour les surveiller à distance. Yann observa le garçon à son tour de ses yeux cernés par les rides.

— Ton neveu ?

— Oh, ouais, exactement, bredouilla l’autre. J’aurais voulu lui faire faire un tour en ville.

Nolan soupira.

— L’installation électrique de la maison a tenu le coup, mais pas mon 4x4 ?

— Je repasse cet après-midi pour régler ça. Ça ira ?

— Parfait. Je t’en dois une bonne.

Le vieux Yann acquiesça avant de rebrousser chemin vers le village. Nolan avait rencontré le voisin sur le chemin de Portnahaven. Le vieil homme, voisin éminent de la localité, s’était inquiété du sort du jeune riverain, reclu a priori seul au fond de cette impasse.

Après le départ de Yann, Grésil et Nolan s’étaient retrouvés dans la cuisine de la chaumière. Le temps avait filé plus vite que la musique et il était déjà midi. À ce moment seulement, Nolan réalisa que le garçon n’avait rien avalé depuis hier – sans s’en plaindre pour autant.

— J’ai un reste de sauce dans le congélateur. Je peux le réchauffer avec des frites.

Grésil s’assit tout juste à table. Nolan peina à deviner si le garçon le regardait pour sa proposition culinaire ou parce qu’il ne faisait que ça depuis son arrivée.

— J’ai du fromage, sinon.

Nolan étala cheddar et brie en espérant que son invité se serve à un moment ou à un autre. Il fit de même avec du porridge et quelques variétés de poissons. Il alla chauffer cette fameuse sauce tandis qu’il taillait quelques pommes de terre venues du cellier, une casserole d’eau salée sur un feu vif. L’oreille tendue, il espérait entendre le bruit des plats manipulés dans son dos, mais il n’en fut rien. Il se retourna par hasard. Grésil regardait par la fenêtre. Celle-ci donnait sur l’horizon, la ligne grise et calme de l’Atlantique, dont les vagues léchaient avec paresse un rivage soulagé.

— Cet homme, tu l’as vu, n’est-ce pas ?

Grésil le confronta de ses grandes prunelles.

— Je ne suis pas fou. Tu l’as vu, c’est pour ça que tu es sorti.

L’adolescent laissa planer cinq belles secondes d’inaction avant de s’installer à table et de se servir parmi les plats. Nolan n’en démordit pas et alla s'asseoir face à lui.

— Hier, il était là. Je l’ai aperçu depuis le salon et c’est ce qui m’a poussé à descendre. Et tu te trouvais dans l’eau. Juste à côté de là où il se trouvait.

Grésil avait pioché un peu de chaque contenant. Il s’était servi du couvercle de l’un pour y disposer les aliments, insensible au regard accusateur que lui jetait Nolan.

— Tu connais cet homme.

Les deux mains du garçon retombèrent de part et d’autre de l’assiette de fortune. Il la regarda un instant avant de la pousser vers son hôte. Nolan observa le couvercle glisser jusqu’à lui lorsqu’un concerto de bruits s’éleva dans la cuisine : le micro-onde venait d’achever son cycle de réchauffe de la sauce, la casserole d’eau bouillante des frites déborda et le ventre de Nolan se mit brusquement à rugir. Il se leva en trombe. Ses mouvements au-dessus du plan de travail s’étaient faits plus brusques. Le jeune homme peinait à dissimuler ce mélange de frustration et d’incompréhension qui jouait avec ses nerfs.

— Tu n’as pas faim ? demanda-t-il, le visage néanmoins inquiet.

Il se tourna, constata que la chaise de Grésil demeurait vide. Le garçon était retourné se poster devant la fenêtre. Nolan voulu intervenir dans la rêverie de l’adolescent par une main sur son épaule, seulement de quoi l’inciter à lâcher l’océan des yeux et de livrer, d’une façon ou d’une autre, quelques réponses avant de partir pour de bon pour Bowmore. Tel était le plan… jusqu’à ce qu’il ne voit, à mi-chemin dans la pente du jardin, l’homme-de-dos.

La même silhouette. Celle d’un homme qu’on ne saurait définir autrement que par le chapeau au sommet de sa tête, une tête sans avant. Cette personne avait une symétrie parfaite. Immobile, pas un membre ne bougeait, pas un pan de tissu ne se froissait dans la brise. Son couvre-chef ne craignait pas le vent, si bien qu’il aurait pu être fait de pierre.

Nolan se sentit basculer en arrière. Le temps s’était figé tant qu’il gardait un œil sur l’homme-de-dos. Il ne vit pas la chaise que Grésil venait de pousser derrière lui dans le but de canaliser sa chute. Nolan s’y effondra comme après une rude journée de labeur. Il y resta un moment et, lorsqu’il leva le menton pour considérer au dehors, la manifestation s’était volatilisée. Encore.

Ce fut Grésil qui termina de préparer le repas. Nolan ne l’analysa que très peu, obnubilé par ce qui pouvait se trouver de l’autre côté de la fenêtre. Il ne put constater que l’adolescent s’y prenait à merveille derrière le vieux fourneau, ou du moins pour achever ce qui était en cours de préparation. Quand les repas se mirent à refroidir, Grésil incita Nolan à revenir à table en lui tapotant le bras. Nolan ne le fit qu’après une longue minute béate.

Il n’y eut plus aucune question sur le comportement étrange qui émanait de Grésil. Le garçon ne mangeait pas ni ne buvait, mais il parut satisfait de voir que ce n’était pas le cas de Nolan, bien que ce dernier avala très peu de nourriture. Il allait jusqu’à refuser les récipients que lui désigna l’adolescent et se contenta majoritairement d’eau et de denrées molles, la mâchoire ruminante. Au moins, Grésil ne s'intéressait plus au jardin tant que Nolan ne déclara pas qu’il en avait eu assez.

— Je vais faire une sieste.

Le jeune homme disparut dans le couloir sans prendre la peine de débarrasser quoi que ce soit. Son esprit se demanda si l’apparition était responsable du siphonnage de son énergie ou si ce n’était qu’une question de bouleversement de sa routine. Nolan aurait voulu abandonner Grésil à l'hôpital et revenir à ses analyses. Il aurait voulu ne jamais trouver ce garçon et échapper à ces phénomènes anormaux. Il aurait voulu ne jamais voir de sa vie l’homme-de-dos.

Grand-Père… songea-t-il devant le bureau du patriarche. Ne me dis pas que c’est ta maison qui fait tout ça…

La créature qui sommeillait dans la pièce laissa échapper un souffle bref. Quelques diodes s’allumèrent. La chose rappelait à Nolan qu’elle était en vie. Il crut qu’elle repartait dans un délire musical mais celui-ci ne dura que le temps d’une inspiration. Nolan interpréta cela comme une expression moderne de Grand-Père. Finalement, l’envie de lire un carnet de bord germa dans son esprit. Ce fut avec un volume au numéro négligeable que Nolan alla s’avachir dans le fauteuil du salon.

Quelques pages survolées plus loin, le jeune homme laissa son regard dériver vers un mouvement près d’une commode. Grésil, plus silencieux qu’une souris, se servait dans un tiroir en fournitures de bureau. Nolan restait décontenancé. Ne l’avait-il donc pas vu passer devant lui, ni même entendu craquer le parquet ?

Grésil extirpa quelques feuilles de papier vierge et des stylos de toutes les couleurs. Il ne manqua pas de montrer le tout à son hôte dans un souci de confiance, puis repartit vers la cuisine. Cette fois, ses pas firent grincer le plancher. Les mains de Nolan passèrent instinctivement sur son visage.

— Je suis crevé. C’est rien.

Le livre ouvert sur le ventre, il laissa quelques phrases pénétrer son esprit avant que les mots ne s’emmêlent sur les pages. L’histoire de Grand-Père devint floue à ses yeux. Nolan estima qu’il était l’heure de refermer l’ouvrage et de laisser sa conscience dériver quelque part.

Il la sentit quitter le fauteuil. Défaillante, sa vision le cantonna à fixer droit devant lui. Il ne voyait pas son corps, pas plus qu’il ne sentait ses jambes. Il erra dans le couloir puis dans la cuisine, où Grésil griffonnait sur le papier. Impossible de distinguer précisément ce que le garçon apposait comme charabia sur les feuilles.

— Préviens-moi quand Yann reviendra.

L’autre semblait absorbé par sa tâche. Nolan n’en tint pas cure et s’approcha de la fenêtre. Il l’ouvrit – à moins qu’elle ne se fut ouverte toute seule ? –, enjamba le tour. Il était dehors. Le tunnel qui cernait sa vision ne lui permit que de voir l’horizon.

Grésil, je vais attendre Yann ici.

Il ne se crut pas parler tant les mots sonnaient faiblement dans sa tête. Nolan traversa le jardin en direction du ponton. L’obscurité dans sa périphérie s’intensifia. Elle n’était pas encore trop sombre lorsqu’il atteignit le bois branlant. Il se pencha vers l’eau.

Sa main droite plongea. Suivie de sa tête. Puis de son corps.

Nolan s’immergea tout entier dans le froid de cet environnement sans fond. Il dériva sans comprendre, sans bouger. Sous la surface s’offrait un nouveau monde dépourvu de bruit et de mouvement. C’en était si agréable que le jeune homme oublia que son corps gelait. Seul son esprit était véritablement présent à cet instant.

Soudain, une étincelle s’alluma dans l’abysse. La calme ne subsista qu’une seconde de plus avant qu’un rayon de lumière ne traverse l’immensité du décor. La puissance du jet illuminait un gigantesque relief rocailleux sans fin. Pas une once d’obscurité pure ne pouvait se cacher du faisceau qui balayait obstinément le moindre fond, tandis que le corps de Nolan était pris au piège. Il n’y avait comme seule issue que d’assister au spectacle, assister au feu qui faisait grimper la température, le feu qui se rapprochait toujours, et encore, et bientôt…

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