Chapitre 7
Oliver parut mieux comprendre le langage mutique de Grésil que les mots bien réels de Nolan. Après une brève présentation gesticulée du propriétaire, l’adolescent l’avait conduit à la cuisine pour lui servir un thé, jusqu'à ce que Nolan ne leur précise que dans cette maison ne se trouvait que du café. Il s'était gardé de leur avouer que Grand-Père n'avait jamais aimé le thé au point d'en interdire la présence entre ses murs. Bon joueur, Oliver avait vidé le café de substitut d’une traite et avait demandé, en lorgnant sur les préparatifs du petit-déjeuner, s’il avait le droit de se servir là dedans.
— Je n’ai rien avalé depuis que je suis parti, avait-il justifié.
Nolan avait approuvé d’un signe de tête car Grésil ne s’était pas permis de servir son ami en nourriture.
— Vous venez d’où ? demanda le jeune homme tandis qu’Oliver dévorait les oeufs brouillés.
— De Austin. Texas. Mais je suis originaire du Kent. Je vous dis pas à quel point je suis content de revenir en Grande-Bretagne. Ça m'avait manqué !
Il se tourna vers Grésil, dépliant les papiers qu’il tenait et en tapota le gribouillage.
— Tu vois, je t’ai pas oublié. Et j’ai toujours la même veste, regarde !
Il tira sur son col pour en exhiber le vieux cuir écaillé.
— D'où vous connaissez-vous ? intervint Nolan.
Oliver avala les poissons comme un ogre, but une gorgée d’eau et se réinstalla dans la chaise. Son visage se masqua d’un sérieux inquiétant.
— Je vous retourne la question, dit-il simplement.
Puisque Oliver disposait de plus de familiarités dans l’affaire, Nolan prit place à table et se lança sans ménagement dans un récit dont l’Anglais ne perdit pas une miette. Le jeune homme restait constant dans son périple même s’il manquait de fluidité, mais Oliver ne l’interrompit pour rien au monde. L’originaire du Kent concevait tout ce que disait le maître des lieux.
— Alors, tu as vu ses parents ? demanda-t-il à la fin.
— Ses parents ?
— Oui, l’homme au chapeau. Ses parents.
Oliver avait mimé des guillements en évoquant le terme. Nolan restait bouche bée, les coudes posés sur la table.
— Ce fantôme est… sont ses parents ?
— Oui, je pensais qu’ils te l'auraient dit.
— Rien du tout, oui ! s’emporta Nolan. J’ai l’impression d’être un enfant à qui l’on esquive toutes les questions !
Oliver lui signifia d’un geste d’apaisement de la main de respirer profondément.
— Du calme, ce n’est rien, jura-t-il. C’est que le moment n’est pas encore venu. Moi aussi j'ai appris plein de trucs sur le tas, comme par exemple qu'avec son cerveau limité, Twist s'attache à la première personne qui prend soin de lui !
Il parti dans un fou rire, accompagné de Grésil qui riait sans produire aucun son. Nolan ne les suivit pas du tout. Son mécontentement, largement supérieur à ce moment de rigolade, poussa l’Anglais à poursuivre l’explication de son périple après avoir ravalé sa bonne humeur.
— Il y a trois jours environ, ils sont venus me rendre visite chez moi, à Sixth Street, admit-il. Ils m’ont transmis ceci.
Il tendit ses feuilles noircies à Nolan. Le jeune homme tourna et retourna la feuille le temps de comprendre que la gribouille n’était pas un dessin aléatoire : il s’agissait de ce que Grésil avait produit juste avant que l’homme-de-dos n’apparaisse dans la cuisine. Les traits n’avaient rien d’abstraits, au contraire : ils révélaient la forme toute entière de l’île d’Islay. Si Nolan éloignait le croquis de ses yeux, celui-ci prenait une allure d’image satellitaire. Là où figurait le rivage de la maison familiale, Grésil avait esquissé une forme rappelant celle d’un poisson fonçant droit vers la terre. Oliver pointa ce dernier élément.
— C'était une invitation à vous rejoindre ici, en Ecosse. J’ai pris le premier avion illico presto. Un peu de mal à trouver la maison, mais j’ai croisé un chic type qui m’a indiqué l’impasse, un certain Yorick.
— Yann ?
— Oui, c’est ça !
Le vieux Yann ne l’avait donc pas totalement laissé pour compte dans sa chaumière, même s’il l’avait ignoré trois jours durant pour il-ne-savait quelle raison.
— Et donc ? Comment avez-vous fait connaissance ? réitéra Nolan. Par le biais d'un dessin transmis par un homme au chapeau sans visage, je suppose ? Ou par une session de blagues entre anonymes ?
Oliver exprima un profond soupir. Il indiquait par ses sourcils fronçés que le ton employé par le jeune homme ne lui avait pas vraiment plu.
— J’ai rencontré Twist à Londres, un hiver. À cette époque, j’avais vingt-deux ans. Un capitaine de navire avait embauché tout un équipage de bras cassés dont je faisais partie. Il était bizarre, avec des yeux entièrement violets et des veines qui partaient dans tous les sens sur son visage… mais il payait grassement et ne demandait pas grand-chose en échange. Nous devions l’escorter à bord d’un monitor de guerre réformé, le HSM Erebus, jusqu’en Amérique. Rien de bien vilain. Et puis, les autres et moi avions envie de connaître le rêve américain une fois là-bas.
Oliver croisa les doigts.
— Personne n’avait été prévenu, mais le capitaine avait introduit un gamin totalement muet peu de temps avant le départ. Les gars voulaient l’appeler Oliver, vu qu’il avait une tête à venir de la rue, mais je portais déjà ce nom. Donc, ce fut “Twist”. À cause de Dickens, vois-tu.
Il désigna Grésil d’un coup de menton.
— Franchement, on pensait tous que c’était sa… compagnie personnelle.
Puis il leva les yeux au ciel.
— Non. Il faisait bien pire à ce gosse. Je n’arriverais…
Oliver se pencha en avant.
— Je ne peux pas en parler.
Il se hâta de finir son verre d’eau avant de s’essuyer la bouche d’un revers de la manche.
— Bref. Nous avons commencé à sillonner l’Atlantique sans poser de question. On m’a attribué une tâche simple qui était d’apporter de la bouffe au capitaine. Où qu’il soit. Honnêtement, je préférais quand il était sur le pont que dans les cales avec Twist à le... tu sais, des nazis se sont carapatés en Argentine pour ça…
Entre Nolan et Oliver régnait une tension due à ce qu’éprouvait l’Anglais à cet instant. Seul Grésil ne laissait rien transparaître. Le garçon évoqué dans le récit n’était pas lui, Nolan ne pouvait pas le croire.
— Grés… Twist n’a pas de cicatrices sur le corps, survint Nolan.
— Oui, ses parents ont pris soin de lui à la suite de cette histoire. Quand le capitaine allait pioncer ou je-ne-sais quoi, je descendais à pas de loup dans les cales et je m’assurais qu’il mange et que ses plaies ne saignent pas trop. En fait, il n’avait pas besoin de moi pour survivre puisqu’il n’est étrangement ni fait pour manger, ni pour dormir…
Nolan sursauta à ces mots.
— Mais il était content que je sois à ses côtés. C’est à ce moment que j’ai appris à le connaître. Pas facile vu qu’il ne parle pas, hein ?
Grésil lui répondit par un sourire emplit de malice.
— Ses parents ne lui ont pas laissé ça, apparemment… objecta Olivier.
L’Anglais s’était mis à jouer avec sa fourchette. Il la passait habilement entre ses doigts dans un quasi imperceptible tintement métallique.
— Puis un jour, alors qu’on approchait du Canada, j’en ai eu ma claque.
Il planta brusquement le couvert dans le bois usé de la table. Nolan sursauta, mais ne dit rien.
— Je me suis admis à moi-même que je n’avais rien à perdre et je suis parti chercher Twist. Le plan était simple : prendre un canot et quitter le navire. J’étais même prêt à me servir d’un flotteur si le canot s’était révélé inaccessible. Pire : je m’étais résolu à nager dans les eaux glacées de l’Atlantique si Dieu en avait décidé ainsi. Twist était partant. Il pensait pareil.
— Et vous avez pris quoi, alors ?
— Rien. Le capitaine m’a intercepté avant que Twist et moi ne quittions les cales et m’a poignardé à mort.
Un blanc insoutenable trancha la conversation. Nolan fixait Oliver, ce dernier concentré sur ses doigts posés à plat devant lui, l’air absent.
— Mais vous êtes là, rétorqua faiblement le jeune homme.
— Exact.
L’Anglais s’étira sur sa chaise. Il semblait avoir repris ses esprits.
— Mon dernier souvenir sur l’Erebus était l’image de Twist suriné à son tour par le commandant de bord. Vingt trois coups de couteau, si je me rappelle bien.
Grésil leva un doigt comme pour vouloir ajouter quelque chose.
— Vingt quatre, pardon, se reprit Oliver. J’ai fermé les yeux sur son corps en train de se vider de son sang et moi, je baignais dans le mien… et puis, ce fut le trou noir. Je venais de mourir.
Il afficha une mine songeuse le temps d’un instant.
— Sauf que je me suis réveillé complètement nu sur une plage du Nouveau-Brunswick. Les habitants m’ont pris pour un dingue et j’ai eu droit à un séjour chez les autorités locales. D’après mes propos, moult recherches et télégrammes à l’ambassade britannique, il a bien fallu qu’ils reconnaissent que j’étais un citoyen Anglais, mais échoué là à la suite du naufrage de mon navire. Selon eux, j’avais survécu au froid car je m’étais gonflé d’alcool avant de sauter à l’eau. Bien-sûr que non, bien-sûr que non… sauf que je me suis d’ailleurs abstenu de réfuter ça…
Il désigna Grésil d’un coup de menton.
— Ses parents m’avaient guéris de ma blessure avant de me laisser là sans un traître mot de leur part, ni de personne.
— Pourquoi ? demanda Nolan.
— Je ne sais pas.
Oliver se leva afin de remplir son verre d’eau à l’évier.
— Attendez, s’étonna Nolan. Vous avez dit “télégramme” ?
— Oui, à l’époque, c’était notre Whatsapp ! C’est dingue ce que le monde a évolué depuis…
— Quelle époque ?
Oliver, une main sur le verre, l’autre plongeant dans la poche interne de sa veste, extirpa un portefeuille au cuir plus ravagé que celui de son manteau. Il l’ouvrit d’un coup sec. Un papier rose bruni se déplia de l’objet qu’il posa devant les yeux du jeune homme : il s’agissait d’une carte d’identité estampillée par la mairie de Londres. La photo sépia que comportait le document présentait le visage de l’homme qui se tenait à côté de Nolan, identique sur tous les points excepté le bonnet, remplacé par un calot militaire. Toutefois, le maître des lieux dû relire la date de délivrance plusieurs fois en espérant qu’il se trompe : 1940, le trente juillet.
— C’est une blague ? lâcha Nolan. Vous ne pouvez pas venir des années quarante !
Grésil et Oliver échangèrent un regard surpris.
— Après ce que tu m’as raconté, je pensais que ce détail serait le cadet de tes soucis, rétorqua l’Anglais.
— Cela voudrait dire que vous n’avez pas vieilli depuis quatre vingt ans !
— Parce que c’est le cas ! J’ai vingt deux ans et je suis décédé le 12 février 1947 à bord de l’Erebus. Je me suis réveillé au Canada le 17 février 1947 et depuis ce jour, mon corps n’a plus jamais été affecté par le temps.
La conversation ne prit fin que parce que les deux partis ne trouvaient plus rien à se redire. Nolan tournait et retournait les papiers entre ses mains tandis qu’Oliver, épuisé par le voyage autant que par le nouveau fuseau horaire, demanda dans quel hôtel il pourrait aller se reposer. Nolan accepta de le faire dormir dans la chambre d’amis seulement car Grésil refusait que son ancien ami ne quitte la maison.
Annotations
Versions