Chapitre 8
Oliver dormait toujours lorsque les effluves du repas de midi emplirent la maison. Obnubilé par les récentes nouvelles, Nolan avait travaillé très peu aujourd’hui encore, mais restait convaincu que sa technique de rendu allait le sauver une fois de plus. Tandis qu’il surveillait la cuisson du stovies, il zieuta par la fenêtre et son cœur rata un battement. Son esprit ne tolérait toujours pas l’image de l’homme-de-dos, bien que Grésil se tenait avec ce dernier sur le ponton. Le garçon parlait avec ses mains à ses “parents”, comme l’avait laissé entendre l’Anglais, des parents dépourvus de visage sur lequel se référer.
Alors, il s'attache à ceux qui sont sympas avec lui, d'où son lien avec Oliver, s'était-il répété de façon bête. Donc, s'il était tombé sur quelqu'un d'autre, les choses auraient pu prendre une tournure différente... tout comme Oliver aurait peut-être disparu avec le navire s'il n'avait pas eu la jugeote de s'inquiéter pour Grésil. Résultat, il ne vieillit plus. Et moi ? Je lui ai offert le gîte et le couvert. Cela va-t-il me récompenser par des super pouvoirs aussi ? Sauf si... il y a peut-être des conditions ? Est-ce qu'Oliver le sait, au moins ?
— C’est que ça sent bon, par ici !
Nolan tressaillit. Oliver était entré dans la cuisine en se frottant fortement les paupières. L’Anglais s’était délesté de son bonnet et de sa veste, révélant une tignasse en bataille et une stature entretenue. Il s’excusa de son cri lorsqu’il vit son hôte lui jeter un regard assassin, avant d'aller se planter devant la fenêtre.
— Oh, ils sont là, s’exclama-t-il. C’est pour ça que ton bidule fait autant de bruit dans le bureau, alors.
— Ce n’est pas un bidule.
— Ça a un nom, dans ce cas ?
— Non. Mon grand-père l’a construit il y a des années pour ses recherches.
— Quelles recherches ?
— Des analyses en tout et n’importe quoi.
Il tenait à s’épargner un long discours passionné auquel son invité ne comprendrait certainement pas grand-chose, voire rien du tout.
— Et bien, répliqua Oliver, le machin capte les ondes de ces créatures, c’est déjà ça.
Nolan se tourna vers lui.
— Vous pensez que la machine détecte leur présence ?
— C’est même certain que c’est à ça qu’elle sert ! Ton grand-père devait en savoir quelque chose.
— Rien à voir. Il était dévoué à la recherche paranormale et a organisé sa vie autour de ça. C’est un hasard qu’il soit tombé sur eux.
Nolan lui-même ne croyait pas vraiment à ses propres réponses. Le croquis vu dans le carnet lui apparut à l’esprit pour le lui évoquer.
— Ça, je ne crois pas. Tu sais, ils finissent toujours par rappeler qu’ils sont là, et ils ne font jamais rien au hasard. Cela dit, il n'y qu'eux pour savoir ce qu'il se passe vraiment.
Oliver se pencha devant le carreau.
— Comme je me l’étais juré, j’ai repris le cours de ma vie aux Etats-Unis, totalement livré à moi-même. Je ne suis pas devenu un entrepreneur renommé ou un salarié modèle durant ces Trente Glorieuses. Je ne suis pas devenu riche, car les opportunités économiques présentées dans ce pays s’ouvraient pourtant comme des pâquerettes. Mais j’ai eu une existence fluide et dénuée de problèmes. De gros problèmes, en tout cas.
Dehors, Grésil en était venu à gesticuler vigoureusement face au spectre immuable.
— J’ai rencontré ma femme au Nouveau Mexique. J’ai su au premier coup d'œil qu’elle était la bonne. Le travail et la maison se portaient bien, seuls les enfants restaient absents malgré les tentatives acharnées pour pallier ça. Plus vite que prévu, les choses se sont succédées dans ma vie sans que je ne les remarque, mais ma femme, voyant que mon visage ne changeait pas au fil des décennies, avait compris avant moi que quelque chose m’était arrivé, et m’arrive encore. Elle connaissait l’histoire de l’Erebus, je la lui avais raconté tant de fois…
Grésil s’était assis sur le ponton. L’homme-de-dos avait quitté les lieux et le garçon était redevenu calme.
— Bientôt, elle n’était plus ma femme mais ma mère. Puis elle est devenue ma grand-mère. À son enterrement, ils étaient beaucoup à penser que j’étais son arrière-petit-fils ! Des idiots, ceux-là… Grace n’était pourtant pas si âgée à sa mort… À cause de moi, nous n’avons pas pu garder éternellement les mêmes amis ni les mêmes habitudes. Il fallait s’en aller à un moment ou à un autre. Puisque nous n’avons pas eu d’enfant, je me suis retrouvé seul, et même en enchaînant toutes les conquêtes possibles que m’offre ce nouveau siècle, je me sens constamment seul.
Oliver se redressa un peu en voyant Grésil revenir vers la maison.
— Est-ce qu’ils sont revenus vous voir ? demanda Nolan
— Pas eux spécifiquement. Mais j'aurais préféré. Je les aurais harcelé de questions comme jamais, crois-moi...
L’Anglais soupira en allant se mettre à table.
— J’avais fait mon trou dans l’Oregon au début des années 2000. Je me faisais de l’argent en tant que bûcheron dans les alentours de Crater Lake et j’avais établi mon repère dans un bar miteux qui me correspondait tout à fait. Je suis resté là-bas quelques années. La télévision m’a dissuadé de faire mon intéressant devant les autorités histoire de ne pas finir dans un labo, avec des types en blouse qui se demandent en boucle pourquoi mes cellules ne vieillissent pas… bref, j’avais pris l’habitude de faire profil bas.
Grésil venait de s’arrêter sur le palier afin de contempler l’océan, rêveur.
— Un jour, une minette est entrée dans le bar. C’était une fugueuse, clairement. Une gamine qui avait une tête à avoir traversé le pays en bus. Elle s’est instinctivement dirigée vers moi et a pris le tabouret à côté du mien. Elle a sorti de son sac un ordinateur portable tout neuf et a commencé à pianoter dessus sans se soucier des gros bras puants qui la regardaient de travers. Il fallait dire que son profil ne collait pas à celui des autres clients éternels. Enfin, elle a tourné l’écran vers moi : c’était un avis de recherche avec ma trombine en gros plan, des descriptions spécifiques de moi et des crimes que je n’avais pas commis. Elle m’a dit bien haut “ j’envoie ça au FBI ou non ? “.
Oliver s’était mis à triturer nerveusement ses doigts.
— Des gars se sont levés pour la foutre dehors. C’est là qu’elle a bondi de son siège, a brandi un Sig Sauer avant de menacer la clientèle et m’a dit clairement qu’elle “me retrouverait chaque fois plus vite”.
— Et comment ça s’est fini ? interrogea Nolan.
Il y eut un silence.
— Elle s’est tiré une balle dans la tête devant tout le monde.
Nolan déglutit.
— Et vous ? Qu’est-ce que vous avez fait ?
Oliver parut prendre le temps de réfléchir avant de répondre.
— J’ai embarqué l’ordi sans cogiter et je me suis barré de l’Oregon. J’ai changé six fois de voiture en chemin et j’ai fait gaffe à passer par les petites routes pourries dépourvues de caméra, quitte à constamment bivouaquer dans la caisse. Le dilemme était de savoir que faire du portable, surtout. Je l’ai sondé, et j’y ai découvert des tonnes de fichiers sur moi : qui j’étais, d’où je venais, mon parcours en Amérique, ma femme, mes déplaçements… cette gosse savait tout de mon être. Il y avait même des clichés pris à partir de la vidéosurveillance publique.
— C’était une chasseuse de prime ?
— Non, je n’y crois pas. Seulement quelqu’un de doué en informatique. À vrai dire, j’ai réalisé très vite que le pays se foutait bien de mon existence. C’était inutile de se cacher à la vue des gyrophares ou de garder une casquette vissée sur le crâne. Personne n’était à ma recherche. Il n’y avait qu’elle. Elle, avec ses yeux violets et sa face striée de veines noires.
Nolan tiqua.
— Ce sont les marques que portait votre capitaine, releva-t-il.
— Exact.
— Elle aurait peut-être eu un lien de parenté avec lui ?
— Je ne sais pas. Si elle avait été sa fille, ils auraient eu plus de cinquante ans d’écart... Sa petite fille, alors ?
— Si ça se trouve, vous n’êtes pas le seul à avoir survécu à l’Erebus.
Oliver écarquilla les yeux de stupeur. Son dos se raidit avant de toucher durement le dossier de la chaise.
— Bon sang, mais pourquoi n’y ai-je jamais pensé ? s’écria-t-il. En 97 ans d’existence, non mais ! Ils auraient donc épargné ce salaud et il aurait eu un môme ? Et les autres…
Grésil entra dans la cuisine au moment où Nolan haussait les épaules, les bras croisés.
— Twist est bien là, comme vous, rajouta le jeune homme.
— Twist doit rester en vie, c’est comme ça, rétorqua Oliver. Mais nous, sur ce monitor ? Pourquoi nous auraient-ils sauvés ? Je ne sais même pas si mon rôle est de continuer de vivre éternellement ou seulement de vous raconter ça…
Nolan lança une œillade à l’adolescent avant de froncer les sourcils. Grésil venait d’afficher une mine déconcertée à la plainte de l’Anglais, ses doigts grattant distraitement les manches sur ses épaules. Il jeta un œil discret à Nolan mais se détourna aussitôt, le visage empourpré à l’excès.
La conversation ne put aller au-delà de cette théorie. Oliver ruminait cette pensée autant que son plat. Grésil, sans assiette, continuait de fuir le moindre contact visuel. Nolan mangeait en silence. Rien de pertinent ne lui venait à l’esprit, d’autant que les soucis d’Oliver ne le concernaient pas vraiment. D’ailleurs, combien de temps allait-il rester, celui-là ? Le jeune homme retint l’idée de le laisser repartir avec un garçon paranormal dans ses bagages. Après tout, Grésil et l’Anglais avaient plus de points communs que Nolan n’en aura jamais avec eux deux. De toute la table, il était le seul normal.
Un lointain écho s’approcha de la maison vers la fin du repas. L’audition de Nolan étant occupée par les bruits de vaisselle, ce fut Olivier qui demanda qui pouvait être à l’origine de tout ce raffut. Le jeune homme tendit l’oreille.
— C’est la sirène des pompiers, déclara-t-il.
— Vous les avez appelés ? questionna l’Anglais, sur le qui-vive.
— Il y a moins d’une semaine, quand j’ai trouvé Grésil. Mais les communications étaient HS à cause d’une tempête qui arrivait en même temps. Ils viennent certainement s’assurer que tout va bien par ici.
Oliver n’avança rien à cette réponse mais restait visiblement prudent, debout à la fenêtre. Grésil vint le voir dans un élan de curiosité à son encontre. Nolan, de son côté, en avait terminé avec le débarrassement de la table.
— Je vais aller les voir, assura-t-il alors que Grésil filait à toute vitesse à l’étage. Eh, ne pars pas trop loin, toi !
— Il n’y a pas de fenêtre de ce côté, justifia l’autre à la place du garçon. Il veut juste voir ce que c’est. Il déteste deux trucs, tu sais : ne pas distinguer une chose, et le désordre.
— lls voudront l’examiner.
— Non, ne leur dis pas pour lui ! s’opposa l’autre.
Nolan affiche une mine décontenancée.
— Ils verront bien qu’il n’est pas normal, expliqua Oliver. Enfin, à l'intérieur, surtout...
— Alors quoi, je leur dis que mon appel était une erreur ? Je déteste faire déplacer les secours pour rien.
— On a qu’à raconter que c’était moi. J’ai été surpris par la tempête, je suis tombé de mon bateau et j’ai nagé jusqu’au rivage de ta maison. Et maintenant, je vais mieux.
— Vous n’avez pas un corps modifié qui leur mettrait la puce à l’oreille, au juste ?
— Seulement au niveau moléculaire. Le reste passera sans souci. Et puis moi, je ressens la faim et le sommeil.
Moléculaire ? pensa Nolan en voyant un soldat du feu passer devant la fenêtre. Les modifications seraient donc jusque dans son ADN ?
On frappa à la porte. Une exclamation confirma qu’un pompier patientait effectivement devant l’entrée au son de “ tout va bien là-dedans ? Nous avons reçu un appel inquiétant ”.
Oliver opina du chef devant Nolan et alla vers la porte. Grésil redescendait l’escaliers à bout de souffle avant d’agripper le t-shirt de Nolan, le visage masqué par une expression de terreur. L’Anglais avait ouvert à l’homme dehors et entamait le dialogue.
— Bonjour, l’appel venait du proprio’, il…
Il ne put poursuivre davantage. Le secouriste braqua une arme sur son front et pressa la détente.
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