Chapitre 9 - 2/2

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Nolan ne savait plus comment réagir. La douleur que manifesta son poignet à l’instant, écorché à la menotte, sembla le détourner légèrement de la conversation.

— Il a eu le droit de garder son corps, lui, grogna A. Depuis tout ce temps ! Moi, j’ai vu mes enveloppes partir les unes après les autres, chaque fois d’une manière différente, pendant cinq millénaires.

Il regarda la paume de ses deux mains. Elles tremblaient.

— Ce corps-là me plaît. Il y a longtemps que je n’en avais pas eu un beau et fort comme celui-ci, autant te dire que je compte en prendre soin. Vois-tu, je suis également né dans une bonne famille au début de ce siècle. Les moyens offerts par cette situation m’ont permis de rattraper un temps considérable dans mes projets.

— Quand vous dites “projets”, c’est parce que vous vous rappelez de tout ?

A se tourna vers Nolan en étirant un rictus.

— C’est qu’il est perspicace, Mornington Junior ! Voilà des lustres que je me rappelle de tout, en effet. De toutes mes enveloppes, de toutes mes vies, de toutes mes morts, de tout ce qu’ils m’ont fait. Lorsque je revenais à moi dans un nouveau moi, c’était pour poursuivre, dès mon plus jeune âge, là où ils s’étaient arrêtés. Cela fait partie du programme.

— Unn subit le même traitement ? Il est comme vous ?

— Non, c’est le préféré ! s’emporta A en balayant son assiette d’un revers. Contrairement à moi, il n’y a qu’au début des expérimentations qu’ils ont touché à son cerveau – parce qu’il piaillait un peu trop à leur goût. Et depuis, il à poursuivit son existence sans jamais revenir à la case départ tandis que moi, j’ai constamment dû m’adapter à toutes ces nouvelles situations successives qui me barraient la route ! De la famille pauvre à la famille riche, du trafic d’humains aux commanditaires de ces actes infâmes, de la paix à la violence… ils ne m’ont jamais laissé aucun répit !

Il prit une grande inspiration.

— Le pire étant que j’ai constamment dû m’acclimater dès la naissance de tous ces changements. Quoi de plus étrange qu’un petit de quatre ans parler tel un historien de la civilisation sumérienne à des celtes qui n’en ont cure ? Ou de la construction précise des pyramides à des gueux moyenâgeux qui voient le Diable partout ? Unn n’a jamais eu à affronter les dérives de la conscience humaine contrairement à moi. Il n’a jamais été torturé, pendu ou brûlé vif pour avoir proféré des hérésies aussi absurdes que ceux qui n’ont que ce mot à la bouche. Alors que son corps n'a d'humain que la forme, il a constamment échappé au pire simplement parce qu'il ne s'exprime pas. Conclusion : "fermez-la et tout se passera bien !"

Il cala son dos contre le dossier, la tête rejetée en arrière.

— Unn t’a-t-il parlé de l’Erebus ?

— Oliver l’a fait.

— Ce fumier ! Il a au moins servi à ça.

Nolan s’attendait à ce que A poursuive sa propre biographie, mais il n’en fut rien. A s’était approprié une nouvelle assiette et mangeait désormais sereinement, prenant le temps de mâcher chaque bouchée avant de passer à la suivante.

— Vous étiez cette fille qui a retrouvé Oliver, tenta le jeune homme. Et le capitaine du monitor Erebus.

— C’est cela, répondit A avec calme. Il a sûrement relevé les marques sur mon visage… ils n’ont jamais pu les effacer... à moins que ça ne les intéresse pas ? Ces infâmes rayures... Quel handicap ! Le corps de Unn leur pose visiblement moins de problème, d’où leur intérêt envers celui-ci…

L’intrus se racla la joue de ses ongles sales.

— Oliver ignorait tout de la mission pour laquelle il s’était engagé sur ce bateau, poursuivit Nolan.

— Il devait obéir. Et empocher l’argent.

— Mais… et Unn ?

A remis son dos droit.

— Ce petit veinard… J’ai retrouvé Unn dans une ferme en Normandie, en France, à la fin de l’occupation. Les fermiers s’étaient vantés jusque dans les grandes villes d’avoir trouvé un ouvrier qui travaillait jour et nuit, sans manger, sans boire, sans se plaindre… j’y ai tenté ma chance, et voilà le travail.

Il débarrassa son assiette et ses couverts, se coula un café dont la machine bruyante dissuada quiconque de parler tant que la tasse n’était pas prête. A repris son récit dès la fin du bourdonnement mécanique.

— Après cela, j’ai acquis à une enchère secrète de la Royal Navy le HMS Erebus qui devait finir à la casse. Depuis des siècles, je réfléchissais à un moyen de détourner leur attention.

Il pointa un doigt vers le plafond en prenant une gorgée de café.

— J’ai fait de ce tas de ferrailles une cage de Faraday suffisamment puissante pour les rendre aveugles. Oh, et je sais ce que tu penses : “la faire sur terre, c’était très bien aussi !“, mais j’avais la certitude que les eaux internationales me garantiraient une tranquillité optimale de la part des humains. Mais c’était sans compter ce petit sournois d’Anglais… comme quoi, on ne peut compter que sur soi-même. Désolé, Kayne.

Il avait exprimé ses regrets en aparté.

— Ce coin m’a l’air bien paumé, accorda-t-il. Je vais rester un peu, le temps de m’amuser.

Il vida sa tasse comme s’il prenait un shot de whiskey. L’objet dépourvu de contenu, l’intrus le jeta au sol où il se fracassa en minuscules fragments. A alla s’accroupir devant Nolan, ses yeux mauves plus sombres que ce que leur couleur atypique pouvait leur conférer.

— S’ils voient Unn dans l’état où je vais le laisser, ils reviendront le sauver comme à chaque fois. Ce n’est pas ce que je veux. Je veux que tout ça s’arrête enfin pour lui, et que nos parents réalisent que mon esprit est bien plus important que le corps de cette petite carpe muette. Tu comprends ? J’ai été le premier choisi, le plan A, et lui le plan B. Il n'en sera pas autrement. J'espère en être à la dernière vie avant que cela soit conclus.

A se redressa, quitta la cuisine dans une floppée de juron, une myriade qui redoubla d’intensité lorsqu’il marcha dans le sang qui séchait toujours là, dans l’entrée.

Nolan était à nouveau seul. A ne lui avait rien laissé présager sur son avenir à lui. Le jeune homme ignorait s’il resterait en vie ou non à l’issue de cette mésaventure, si A lui donnerait finalement sa grâce, ou si une tierce personne ou force supérieure viendrait à son secours et à celui de Grésil, dont il ne connaissait pas le pronostic actuel. Même en admettant que le vieux Yann puisse donner l’alerte par hasard, rien n’assurait au jeune homme qu’il serait toujours de ce monde à l’arrivée des autorités compétentes.

Une énième tentative de déceler le radiateur se solda par une déchirure de la peau de son poignet. Nolan grinça des dents. Il s’imagina se luxer un pouce afin d’échapper au bracelet. Sa conscience l’en dissuada puisque le seul exemple de cette manœuvre qu’il possédait en mémoire provenait d’un film.

Alors, il attendit plus longtemps. Son dos se ruinait contre les tubes de fonte. Il tendait et détendait les jambes engourdies par cette posture. Un liquide clair s’était mis à suinter de sa blessure.

On entra brusquement dans la maison. Une masse se déplaçait dans le couloir de son pas lourd, mêlé de bruits d'égouttis et de vêtements gorgés d’eau. La personne se mouvait péniblement. Elle parvint à atteindre la cuisine en longeant le mur, emportant quelques morceaux de posters dans son sillage. Lorsque son regard croisa celui de Nolan, ce dernier ne put contenir un cri de stupeur.

Oliver, empestant l’iode et les algues, se tenait sur le pas de la cuisine par miracle tant ses jambes pantelaient. En fait, son corps tout entier était épris d’un rude frisson.

— …pas une heure… pour se baigner… laissa-t-il échapper avant de tomber à genoux et qu’une flaque d’eau de mer ne les entoure.

Nolan vit sur son front un point rouge pareil à une cicatrice récente. Oliver rampa jusqu’au jeune homme avant de lui tourner le dos. À l’arrière de sa tête, le spectacle avait pris une toute autre allure : son crâne s’était fragmenté sous la forme d’une toile d’araignée noire soulignée de rouge. Au centre de la blessure brillait un agrégat dont Nolan ne put identifier clairement la forme.

— …enlève-la, articula l’Anglais en levant un bras à mi-hauteur comme pour pointer sa nuque. Sinon… attends…

Oliver s'exécuta de lui-même, cherchant à tâton l’objet entre ses touffes de cheveux et de peau agglutinés. Entravé, Nolan ne pouvait rien faire, hormis regarder les doigts du ressuscité arpenter sa propre tête en retenant un relent de bile. Les ongles de l’Anglais grattaient le centre de la toile sans discontinuer, entraînant sang et tissus à se détacher et glisser dans son dos. Nolan ferma les yeux, ravala ses hauts-le-coeur quand enfin, Oliver parvint à extraire entre sa pulpe la pointe de balle logée dans sa caboche.

La pièce de plomb heurta le sol dans un tintement bref. Le temps, comme suspendu, laissa le silence emplir la cuisine, Nolan aplati contre le radiateur, Oliver assis et immobile fixant un point invisible quelque part devant lui. La fracture à l’arrière de son crâne s’estompait de seconde en seconde. Sur sa peau nue ne finit par subsister que de discrètes lignes roses, bientôt blanches. Lorsque le processus fut achevé, il ne restait de la blessure que les morceaux arrachés plus tôt et le sang qui en avait coulé.

— Je l’ai su en 1956, lorsque ma femme m’a renversé, chuchota l’Anglais. C’était un accident. Grace sortait du garage quand je suis passé avec mes outils de jardinage… Le temps que les secours arrivent, mon bassin avait repris sa forme normale et j’étais encore un peu sonné.

Un regain d’énergie traversa le corps inactif d’Oliver. Il sauta sur ses pieds dans une projection de gouttelettes marines.

— Ça a été un gros déclic dans ma vie, plus gros que cette manie de ne pas vieillir. Je ne pouvais plus me blesser, ni même mourir.

Il se pencha sur les mains entravées de Nolan. L’Anglais avait tiré de sa poche ce qui pouvait être une épingle et s’affairait à ouvrir la paire de menottes.

— Quel rapport entre ne pas mourir et s’y connaître en crochetage ? interrogea Nolan avant de masser ses poignets libres. Au cas où le gouvernement t’attrappe ?

— Non, j’ai vécu assez longtemps pour l’apprendre, c’est tout… mais je ne te cache pas qu’il doit y avoir un peu de paranoïa là-derrière quand-même.

Rangeant son outil dans sa poche puis ôtant sa veste alourdie d’eau, il ajouta :

— Bon. Ecoute bien ce que je vais te dire.

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