Chapitre 6
Le lendemain parut creux et passa lentement. Nolan s’était assuré de rendre de quoi satisfaire ses supérieurs, quelques dossiers rapides et d’autres pas trop urgents transmis via son portable. Il gardait ceux-là jusqu’à leur date butoire de rendu au cas où une journée pouvait s’avérer “improductive” à ses yeux, ceci afin de se prémunir des exigences toujours plus voraces de la hiérarchie. Jusqu’à présent, la technique avait indubitablement porté ses fruits, et Nolan en avait grandement besoin.
Ses heures s’étaient passées au lit ou dans la salle de bain. Son humeur massacrante lui intimait de rester à l’étage en dépit de descendre voir ce que pouvait bricoler Grésil en bas. Nolan n’avait éprouvé qu’une faible once d’appréhension en laissant le garçon tout seul ce jour-là. Pourtant, il n’entendait strictement rien venant d’en bas. La maison renvoyait l’étrange sensation de n’être habitée que par lui, et lui seul.
Lorsqu’il se tenait près de la fenêtre à fixer l’horizon, il voyait Grésil quitter plusieurs fois la demeure afin de se rendre au ponton. À chaque reprise avant de dévaler la pente, il se tournait pour regarder précisément la fenêtre où se tenait le jeune homme.
Grésil ne restait campé devant l’Atlantique que le temps d’une minute. Puis, il pivotait sur la gauche. Il semblait prendre une certaine précaution pour orienter ses pieds et sa tête, tout en paraissant suivre dans le ciel et sur l’océan une énième manifestation échappant au réel.
Nolan avait tenté, dans un élan de lucidité, de recontacter les autorités de secours – voire les autorités tout court – via son portable. Tandis qu’il faisait les cents pas dans la chambre, la voix de l’opérateur demandait la raison de son appel mais se coupait dès la fin de la question. Nolan avait réitéré au point de se confronter à une dizaine de personnes différentes. Il avait opté pour une nouvelle stratégie en téléphonant aux riverains de Portnahaven les plus proches. La tonalité l’avait surpris et le bout de fil suintait l’absence de réponse.
Une autre option consistait à aller trouver les voisins de lui-même. Sauf qu’il ne voulait pas quitter l’étage. Cette pensée l’effrayait. Rien que d’y songer le faisait sauter dans les couvertures. L’homme-de-dos ne devait pas être bien loin pour avoir laissé la terreur le ronger à ce point.
Il se rassura en pensant que le vieux Yann finirait par revenir se charger de son pick-up. Cela n’arriva pas, ni ce jour, ni celui d’après.
Le surlendemain, on toqua à sa porte. Grésil s’était présenté avec un plateau dans les mains qu’il avait laissé sur le bord du lit. Dissimulé sous les plaids, Nolan ne put le voir, mais Grésil s’était tenu un bon quart d’heure à attendre que le maître des lieux ne se décide à manger. Il s’en était allé bredouille, et Nolan n’avait avalé que carottes et petits pois dans la journée. Son appétit s’était visiblement octroyé quelques jours de vacances. Pas son sommeil. Il avait dormi durant presque deux fois les douze heures du cadran.
Le troisième jour, Nolan se réveilla avec le soleil. L’aube s’annonçait ravissante dans son ciel qui virait au bleu éclatant. Le jeune homme se sentait mieux, tellement qu’il se leva d’un saut du matelas. Son ventre exprimait une certaine famine que Nolan combla avec les restes froids de son plateau. Ensuite, il prit une grande inspiration, se changea et se rendit au rez-de-chaussée. Il était temps de se reprendre en main.
Malgré cela, il resta sur ses gardes. Qu’avait donc bien fichu Grésil durant ces deux jours de coma introversif ?
En bas, Nolan trouva toutefois la maison dans un état absolument normal. Les lieux demeuraient propres, bien qu’il notifia encore que quelqu’un avait réarrangé les bibelots à sa manière. Un petit déjeuner chaud l’attendait dans la cuisine, quelques œufs brouillés accompagnés de sardines et des morceaux de fromage à côté d’une tasse de café.
La faim se manifesta à nouveau. Seulement, une chose manquait.
— Grésil ?
Un crissement de cuir le fit partir vers le salon. Il y dénicha le garçon assis dans le fauteuil de Grand-Père, un livre entre les pattes.
— Salut.
Grésil lui adressa une œillade optimiste en refermant son ouvrage. Nolan reconnut l’un des carnets de son ascendant, mais n’en tint pas rigueur. Sur le guéridon reposait la totalité de la collection manuscrite de Grand-Père dispatchée en deux piles : à gauche ce qui avait été lu, à droite ce qu’il lui restait. Grésil en était au neuvième volume.
— Il faut qu’on discute de tout ce bazar, poursuivit Nolan en s’asseyant devant le fauteuil.
L’autre hocha la tête.
Les troubles de Nolan filèrent à toute allure dans la tirade qu’il exprima. En fait, ce n’était qu’un résumé de tout ce qu’il s’était passé jusqu’alors, agrémenté d’un panel d’émotions à chaque passage biscornu. Le jeune homme se posait beaucoup de questions. Il aurait aimé avoir la force d’appliquer une rationalité intransigeante à tout cela car après tout, il n’avait jamais manqué de logique au cours de sa vie. Mais quelque chose l’en empêchait.
Grésil se contentait de balancer sa tête plus ou moins positivement. Quand un silence intervint dans le monologue, le garçon se courba sur le guéridon pour sonder la tranche des carnets. Il extirpa le troisième volume et l’ouvrit machinalement sur une page, puis il tendit le journal à Nolan, indexant un paragraphe spécifique.
L’hôte lut une première fois sans comprendre. La seconde fois, ses sourcils se froncèrent en décelant une chose qui n’avait rien à faire là. La troisième fois, il se concentra sur les termes écrits par Grand-Père à cette époque-là. Ses mains se mirent à trembler.
C’était en 1954. Grand-Père avait contextualisé ce passage par un moment de pêche avec son paternel et quelques hommes du village. Il avait seize ans et tenait déjà la barre comme s’il l’avait fait durant une longue existence. Les filets s’étaient remplis si vite de harengs, sardines et maquereaux que leur bateau n’eut pas vraiment le temps de s'éloigner de l’île. Puisque les pêcheurs ne purent gonfler davantage leur prise, ils décidèrent de rentrer au bercail. Dans sa confiance puérile, Grand-Père leur assura qu’il pouvait contourner le récif rocailleux d’Eilean Mhic Coinnich les yeux bandés. La raison d’emprunter ce passage entre la terre d’Islay et cette toute petite île adjacente ? Grand-Père savait que les femmes de sa maison les verraient passer juste devant dès leur sortie du couloir d’eau. Quand la chaloupe émergea du corridor, il fut déçu de ne voir aucune de ses sœurs ni même sa mère. À la place, un homme au chapeau se tenait là où il bâtira plus tard le ponton familial, un homme qui leur tournait le dos.
Selon Grand-Père, le plus troublant demeurait que l’apparition n’en était pas à son premier coup d’essai. Elle devait s’être échauffée de façon sporadique en choisissant d’abord des endroits comme les marchés aux poissons, auprès des consommateurs du pub, et plus encore dans les alentours de Bowmore. Il soulignait l’étrangeté de la chose en écrivant ces lignes, dont il formula la fin comme ceci : “ ce fut la fois de trop “. Le survol des pages suivantes révéla les plans élaborés par Grand-Père dans l’espoir de provoquer le fantôme. Parmi les recettes figuraient toutes sortes de schémas étranges, des formules véridiques comme improbables et même…
Nolan referma le carnet lorsqu’il crut voir les esquisses de la machine du bureau. Il était ébranlé. Grésil avait replié ses genoux contre sa poitrine et l’observait attentivement.
— Alors… murmura enfin le jeune homme. Grand-Père savait pour cet homme ?
Silence.
— Et toi, tu es vraiment né en 1947 ?
Grésil étira un sourire mais secoua la tête pour réfuter. Il se hissa hors de l’assise pour filer dans le couloir. Nolan ne réfléchit pas une seconde de plus et s’engagea dans son sillage. Le garçon sondait les affiches du corridor avec grand intérêt, lorsqu’il se figea devant un calendrier aux symboles totalement indéchiffrables. Il tendit le bras vers les dessins, le regard porté sur celui de Nolan. Celui-ci se planta devant le mur. Même en sollicitant toute ses capacités intellectuelles, il était incapable de déviner un traître mot du charabia antique inscrit sur le poster.
— Tu sais, je n’y connais rien à ces images, déclara-t-il sincèrement. C’était la passion de mon grand-père, mais il ne m’a pas transmis cette facette-là de lui.
Sa franchise n’avait pas eu pour effet d’attirer les grands yeux de Grésil sur lui. Le garçon gardait le bras tendu sur l’affiche mais sa tête regardait la porte d’entrée au bout du couloir, ou peut-être légèrement à côté. Nolan se pétrifia autant que le souffle de Grésil était devenu absent. Une ombre venait d’occulter le carreau opaque de l’entrée.
— Il est de retour ? L’homme ?
Grésil consenti à changer de posture et se dirigea vers la porte.
— Non ! S’il te plaît ne le laisse pas entrer !
L’adolescent fit volte-face. Il ne semblait pas comprendre cette demande au point d’exprimer un “non” en fronçant les sourcils, et repris sa marche. Nolan le retint aussitôt par le bras.
— Je vais ouvrir, articula-t-il. C’est bon, je vais le faire.
Le garçon afficha soudain une mine détendue. Il laissa le jeune homme le doubler, toutefois prêt à lui passer devant si son hôte se ravisait au dernier moment. Le corps de Nolan tremblait même après s’être gavé d’une grande inspiration. La toute petite pensée que là dehors pouvait en réalité se trouver le vieux Yann le consola faiblement.
Quand une certaine chaleur vint se diffuser dans son dos, il pencha les yeux et vit que Grésil s’était agrippé à son bras. Lui aussi scrutait la porte et, par extension, qui pouvait bien se trouver derrière.
Est-ce vraiment l’homme-de-dos pour que cela le trouble ainsi ? songea Nolan. Non. Il n’a jamais prévenu pour celui-là. Sait-il au moins qui se trouve là derrière ?
Un seul moyen de savoir. Nolan tourna la clé avec précaution, trois secondes de manœuvre où son instinct lui rappela que dans le coin dormait sous un grand chiffon le calibre douze de la maison.
On ne sait jamais, lui murmura une sombre part de lui-même. Ça ferait une bonne massue.
Il ouvrit la porte de la main gauche, la main droite tendue vers l’arme, les pieds prêts à bondir vers elle. Grésil se plaqua davantage contre lui. Nolan vit en premier lieu des épaules recouvertes d’un blouson de cuir passé. La personne le dépassait d’une demi-tête. Quand le jeune homme vit d’abord un cou sous le col puis un menton, il se risqua à confronter l’individu.
L’homme l’inspectait. Deux iris bleues dont les paupières durement plissées traduisaient une prudence accrue. Il n’était pas bien vieux, sans doute avait-il le même âge que Nolan. Une mâchoire crispée, une mèche brune dépassant du bonnet noir vissé sur sa tête. Pas un mot qui sortait de sa bouche. Le type, qui tenait quelques papiers froissés et pliés dans la main, ne venait pas d’Islay. Il n’en avait pas l’air.
Nolan sentit Grésil risquer un œil vers le visiteur. Ce dernier étudia le garçon à son tour quand brusquement, il se détendit. Il desserra les dents et ses yeux s’ouvrirent bien plus que ce que Grésil lui-même était capable de faire.
— Twist ! cria-t-il d’une joie palpable. Bon sang, tu n’as pas changé !
Il tendit les mains vers le garçon. Nolan eut le réflexe de s’interposer mais Grésil le contourna avant de sauter dans les bras de l’Anglais – comme le supposait son accent.
— Seigneur, mais ça fait combien de temps ? s’exclama l’homme à nouveau.
— Excusez-moi…
Nolan, perdu dans une histoire dont il ignorait tout, s’attira les deux regards enjoués. L’inconnu reposa Grésil au sol avant de tendre la main et afficha un sourire.
— Pardon, je suis si heureux que j’en ai oublié les bonnes manières… je m’appelle Oliver.
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