Le départ
6.LE DEPART
Le lendemain, un soleil d’hiver sur la neige éblouissait le lever un peu brutal suite à la soirée copieusement arrosée de la veille. La diligence, attelée aux ordres de l’officier était devant la porte d’entrée et les tenanciers étaient là aussi pour remercier Mademoiselle Boule de Suif de l’ambiance qu’elle avait mise, qu’ils s’en rappelleraient longtemps. La tenancière remercia particulièrement Boule de Suif de l’avoir ainsi aidé à gérer un peu la situation pas facile pour elle. Nous vous avons mis dans la diligence, en dessous de votre place un panier à provisions avec nos spécialités et deux bonnes bouteilles.
Mademoiselle Boule de Suif continuait à tailler bavette avec les tenanciers, en les remerciant de leur attention et laissant les autres voyageurs s’installer. Le cocher enveloppé dans une sorte de peau s’impatiente tout en fumant sa pipe. Tout ce petit monde installé Mademoiselle Boule de Suif monte et s’installe à son tour à la place qu’elle occupait pendant la première étape, sous le regard des autres compagnons qui ne savent pas quoi dire. Ils ne savent pas si Mademoiselle Boule de Suif est au courant de ce qui s’est passé durant la soirée d’hier, ils devaient savoir !
Se regardant tous les uns après les autres, ils se demandent qui allait bien pouvoir commencer sans divulguer leur « nouveau secret ». Sont-ils les seuls à savoir ? comment faire pour questionner Mademoiselle Boule de Suif sans lui faire comprendre ce qu’ils ont vécus.
Ils la regardent, elle semble un peu troublée, ils ne savent pas s’ils doivent faire comme si elle était la seule à avoir dû subir l’officier ou si elle sait qu’ils ont dû tous subir cet affront de la part des Prussiens.
En regardant Mademoiselle Boule de Suif, ils ont l’impression qu’elle est honteuse de ce qu’elle a fait.
Ils ont raison mais pas pour la raison qu’ils pensent, elle se dit que ce n’est pas bien ce qu’elle a fait que ces gens ne méritaient pas ce qu’ils ont vécu mais que de toutes façons, il est trop tard.
Il n’y avait pas deux heures que la diligence roulait et c’est à la suite d’un questionnaire digne des plus grandes enquêtes que les amis de Mademoiselle Boule de Suif conclurent qu’elle ne savait rien et qu’ils pouvaient faire comme si de rien était. En se regardant chaque à tour ils comprennent qu’ils sont libres et qu’elle ne connait pas leur secret.
Ils se sentent en confiance, ce qui change la manière de regarder Mademoiselle Boule de Suif ils commencent à se détourner d’elle et de faire comme s’ils ne la voient plus, elle se dit qu’il n’a pas fallu longtemps pour que le naturel revienne au galop, ils sont déjà revenus à la même attitude, celle qu’elle voulait faire changer.
Le comte prend le bras de sa femme et l’éloigne de ce contact impur.
La grosse fille s’arrêta, stupéfaite, elle tente de reprendre la conversation avec la femme du manufacturier.
Et là elle se souvient de ce qu’elle a vécu dans le passé et se dit que ses compagnons de voyage sont certains qu’elle n’est au courant de rien, qu’elle, a passé la nuit avec l’officier. Et le souvenir plus présent elle repense à ce qui s’est passé avec Guy :
L'autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu'elle accompagna d'un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait affairé, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eût apporté une infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu'elle avait occupée pendant la première partie de la route. On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître ; mais Mme Loiseau, la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari : « Heureusement que je ne suis pas à côté d'elle. » La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença. On ne parla point d'abord. Boule de suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d'avoir cédé, souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait hypocritement jetée. Mme la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce pénible silence. "Vous connaissez, je crois, Mme d'Etrelles ? - Oui, c'est une de mes amies. - Quelle charmante femme ! Ravissante ! Une vraie nature d'élite, fort instruite d'ailleurs, et artiste jusqu'au bout des doigts : elle chante à ravir et dessine dans la perfection !" Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait : « Coupon - échéance - prime - à terme. » Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraissé par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un bésigue avec sa femme. Les bonnes sœurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur vague murmure comme pour une course d'oremus ; et de temps en temps elles baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis recommençaient leur marmottement rapide et continu. Cornudet songeait, immobile. Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes : « Il fait faim », dit-il. Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent à manger." « Si nous en faisions autant », dit la comtesse. On y consentit et elle déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C'était, dans un de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, pour indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune du gibier, mêlée à d'autres viandes hachées fin. Un beau carré de gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé : « faits divers » sur sa pâte onctueuse. Les deux bonnes sœurs développèrent un rond de saucisson qui sentait l'ail ; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les vastes poches de son paletot-sac, tira de l'une quatre œufs durs et de l'autre le croûton d'un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre à même les œufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là-dedans, des étoiles. Boule de suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, n'avait pu songer à rien ; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d'injures qui lui montait aux lèvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l'exaspération l'étranglait.
Elle se souvient de tout comme si cela était arrivé hier. Cette fois elle a des réserves si les tenanciers ne lui ont pas mentis. Elle regarde en dessous de son siège et le panier se trouve bien à sa place, en l’ouvrant, elle y voit tout ce qui lui était promis ainsi que les deux bouteilles de leur merveilleux vin.
Alors elle songea à son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulûment dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatre bouteilles de bordeaux ; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants ; mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, roulèrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides coulant comme les gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu'on ne la verrait pas. Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un signe. Il haussa les épaules comme pour dire : « Que voulez-vous ? ce n'est pas ma faute. » Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe, et murmura : « Elle pleure sa honte. » Les deux bonnes sœurs s'étaient remises à prier, après avoir roulé dans un papier le reste de leur saucisson. Alors Cornudet, qui digérait ses œufs, étendit ses longues jambes sous la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la Marseillaise. Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l'air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie. Il s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles : Amour sacré de la patrie, Conduis, soutiens, nos bras vengeurs, Liberté, liberté chérie, Combats avec tes défenseurs ! On fuyait plus vite, la neige étant plus dure ; et jusqu'à Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurité profonde de la voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre le chant d'un bout à l'autre, à se rappeler chaque parole qu'ils appliquaient sur chaque mesure. Et Boule de suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot, qu'elle n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres
Mais, cette fois elle résiste et ses larmes ne coulent pas, elle se dit que la méchanceté de ces gens n’a pas de limite et qu’ils méritent bien ce qu’il leur est arrivé. Sur ce, elle ouvre le panier et commence à déballer ces merveilleuses préparations que les tenanciers lui ont préparé.
Elle déguste le poulet qui est délice en regardant tous ces gens et en ayant le souvenir de ce qu’ils ont enduré de la nuit, elle compte bien aussi leur faire savoir qu’elle sait ce qu’ils ont fait.
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