Confrontation

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Milo était enfin dans la place.

Il n'en revenait pas lui même de son audace : il avait attiré un garde à l'extérieur avec une ruse vieille comme le monde, était entré dans le manoir sans se faire remarquer et, cerise sur le gâteau, possédait maintenant le précieux trousseau de clés des prisons.

Il ne lui restait plus qu'à trouver les prisons.

Il avait commencé ses recherches en grimpant l'escalier et en examinant les pièces du premier étage et s'était rapidement rendu compte qu'il faisait fausse route : l'ameublement était trop luxueux pour être à proximité d'une prison. Il était donc redescendu au rez-de-chaussée, se souvenant d'un escalier menant aux étages inférieurs. Il y avait toujours ces deux gardes qui risquaient de le surprendre, mais l'un dormait à poings fermés en ronflant bruyamment et l'autre était absorbé par la recherche du trousseau de clé... Milo ne put s'empêcher de sourire : peut-être avait-il un don pour le métier de cambrioleur qu'il convenait de développer...

C'est au moment où il se préparait à descendre que la chance sembla l'abandonner. De l'extérieur, quelqu'un frappa à coups redoublés sur la porte. Milo n'eut que le temps de se dissimuler dans un recoin.

— J'arrive, j'arrive, fit le soldat. Qui va là ?

— Questeur ! répondit une voix.

Le soldat ouvrit la porte, un homme à capuche se tenait à l'extérieur.

— Vous n'êtes pas le frère Cuthbert ? Où est Johan ?

— Johan s'occupe de mon cheval, il a failli faire une mauvaise chute dans le virage et il faut le calmer. C'est un garçon très dévoué... et non je ne suis pas le frère Cuthbert. Je suis le frère Etienne. Le frère Cuthbert a eu une mauvaise grippe et il m'a donné des instructions à propos des prisonniers qu'il pense possédés par le démon. Il faut que je les voie tout de suite... à ce propos, vous n'avez rien mangé provenant de leur chariot ? Ni conservé aucun objet leur ayant appartenu ? Ça pourrait être dangereux. Surtout les pièces d'or, les démons jouent la cupidité des hommes pour s'infiltrer dans leurs esprits avec de l'or ensorcelé.

— Oh non mon père, nous ne conservons ni objet ni argent quand nous arrêtons un malandrin, c'est que le sergent nous surveille... Il s'occupe personnellement de toutes les confiscations et il remet tout au seigneur jusqu'à la dernière pièce. Vous voulez lui parler ? Il est dans la pièce à côté.

— Non, non, ne le dérangez pas, ce sont les prisonniers que je dois voir tout de suite.

— Ils sont en bas mais... Attendez je vais chercher les clés. J'étais certain de les avoir laissé sur la table mais je ne les retrouve plus.

— Ne vous fatiguez pas, répondit le prêtre en descendant les escaliers. Je me contenterai de lui parler à travers le judas, et je vous dirai ensuite s'il est vraiment dangereux, si c'est un honnête alchimiste ou un simple charlatan.

Le soldat retourna dans le corps de garde et entreprit la tâche délicate de rechercher les clés sans réveiller le sergent. Milo en profita pour sortir de sa cachette et emboîter le pas au prêtre.

Ce dernier descendit rapidement les marches du donjon, l'étage inférieur comptait une demi-douzaine de cellules, il jeta un rapide coup d'oeil par le judas de chacune d'elle. Les trois premières étaient vides; il arriva enfin à la quatrième.

— Ah, Messire le Grand chevalier Eadrom, on vous a offert une cellule individuelle ? C'est fort aimable de la part du seigneur… et voici Messire Noah, votre moine combattant en compagnie de ce brave alchimiste dont je n'ai pas retenu le nom. Votre jambe ne vous fait plus trop souffrir j'espère ? Voyons maintenant qui se cache dans la dernière cellule ? Mais messire Antonius bien sûr. Vous pourrez vous vanter de m'avoir fait courir.

— Vous ? Rugit Antonius. Mais combien de temps allez vous encore me poursuivre ?

— Plus très longtemps, soyez rassuré. Le temps d'ouvrir cette porte, ce qui ne nécessite qu'un peu d'habileté manuelle, de régler votre cas et ensuite je vous laisse tranquille...

Milo n'était pas, et n'avait jamais prétendu être, un halfelin courageux. Il avait même coutume de se dire : "Le vrai courage, c'est de ne pas avoir peur d'être accusé de lâcheté quand on évite les dangers inutiles". Cependant, il avait suivi l'homme en robe de bure, mû par une de ces intuitions qui caractérisent les gens des petits peuples.

Mais maintenant, il se trouvait face à un problème : Antonius était sans défense face à l'assassin et personne à part lui ne pouvait intervenir. Que pouvait-il donc faire ? Se ruer sur l'assassin l'épée au poing ? Il n'avait pas la moindre chance... se faufiler tout près de lui et le frapper traîtreusement par derrière ? Il était certes très capable de se déplacer sans bruit, une telle traîtrise ne le dérangeait pas dans la mesure ou la vie d'un innocent était en jeu, mais il avait le déplaisant pressentiment que l'assassin l'entendrait, Cet homme semblait avoir un certain don pour avoir toujours un coup d'avance sur ses adversaires.

Il osa risquer un coup d'oeil au bout du couloir. L'homme était décidément trop sûr de lui... Au lieu de se dépêcher d'ouvrir la porte de la cellule et d'éliminer Antonius, comme il avait certainement été payé pour le faire, il lui expliquait calmement comment un informateur lui avait exposé en long et en large le plan d'Archibald et décrit les forces et faiblesses de chaque membre de la compagnie, comment il avait précédé la compagnie sur la route qu'elle devait prendre et comment il avait réussi à se faufiler parmi les villageois, empoisonner les potions miraculeuses de Théodule et attendu que tout le groupe se fasse arrêter... bien sûr, il y avait eu quelques imprévus : le transfert des prisonniers dans le château en était un de taille, le fait que le seigneur ait eu l'idée saugrenue d'envoyer un écuyer chercher un inquisiteur en était un second mais au final, tout se terminait bien puisqu'Antonius était enfin à sa merci.

Tout en écoutant, Milo réfléchissait à un moyen de sauver Antonius sans trop exposer sa propre vie... l'histoire de l'inquisiteur lui donna une idée : l'assassin l'avait vaincu, volé sa robe de bure et laissé pour mort, mais l'était-il réellement ? Rien dans le récit ne le laissait penser, il semblait au contraire que ce tueur mettait un point d'honneur à ne tuer que sa victime désignée, et c'est ce qui décida Milo à risquer un audacieux coup de bluff.

Au lieu de rester le plus silencieux possible, il se mit à tambouriner des pieds sur le sol età hurler d'une voix de stentor :

— Suivez-moi, deux par deux, et faites bien attention, cet assassin est très dangereux, mais il ne doit pas nous échapper ! Une deux ! Une deux !

L'assassin s'immobilisa. Tourna la tête vers le couloir et sorti son sabre recourbe, puis il avança lentement vers l'entrée où Milo se tenait toujours caché dans l'embrasure de la porte de la première cellule.

— Voilà une voix que je reconnais, mais ce n'est pas celle d'un soldat, n'est-ce pas messire Milo ?

En entendant son nom, le halfelin fila sans demander son reste... il avait espéré faire une diversion pour sauver Antonius et c'était apparemment réussi... il remonta les marches d'escaliers quatre par quatre (un exploit pour une personne de sa taille) et, à mi-chemin, tomba nez à nez avec un homme en armes en train de descendre.

Oh, pas un de ces flegmatiques geôliers qu'il est si facile de berner. L'homme était plutôt âgé, portait sur sa cotte de mailles la croix dorée des inquisiteurs du jugement dernier, tenait une longue épée à la main droite et surtout...

Son regard brillait d'une irrésistible envie de tuer.


* * * * *


Fradj avait suivi la route prise par le cavalier, s'était arrêté au premier carrefour et caché pour observer la suite des événements. Il n'avait pas eu à attendre bien longtemps. L'assassin qui avait pris la même route suivit les traces du cavalier sans la moindre hésitation. Fradj le suivit encore, manqua de peu d'être surpris lorsqu'il revint sur ses pas pour préparer son embuscade et resta caché pendant toute la durée du combat. Il estimait, avec le bon sens typique des gnomes, que si deux hommes d'armes ne pouvaient venir à bout d'un assassin, deux hommes d'armes et un gnome ne feraient pas beaucoup mieux, et il ne serait plus en état de faire quoi que ce soit ensuite.

En voyant l'écuyer s'écrouler et l'assassin charger son dernier adversaire, Fradj fut d'autant plus convaincu d'avoir fait le bon choix.

Après avoir longuement ferraillé, l'homme en bure marqua des signes de faiblesses, l'assassin en profita pour lui entailler le poignet et l'homme en bure s'écroula. Si Fradj avait été joueur, il aurait parié que cette conclusion n'était pas naturelle et qu'un poison devait y avoir joué un rôle... Mais il n'était pas joueur, et il n'y avait personne avec qui parier. L'assassin dépouilla son adversaire de sa robe de bure, remonta sur son cheval et repartit au petit trot vers le manoir.

Fradj attendit qu'il soit suffisamment loin pour s'approcher des victimes. L'homme en bure, qui n'était plus à présent qu'un vieil homme sans bure, était simplement inconscient, Fradj le remit sur pied en lui faisant ingurgiter une potion reconstituante « empruntée » au professeur Flasque. L'homme ouvrit les yeux.

— Tout va bien messire ? N'ayez pas peur, je suis un ami. Mon nom est Fradj le conteur, j'ai assisté à votre duel mais je n'ai pu intervenir à temps parce que j'étais trop loin…

— Ego te absolvo, répondit l'homme.

— Pardon ? Fit Fradj.

— C'est du latin, reprit l'homme, et celà signifie que je te pardonne ton petit mensonge car j'ai vécu suffisamment longtemps pour savoir que la plupart des gens, hommes ou gnomes, ne sont pas des héros, mais bien peu osent l'avouer.

— Vous ne croyez pas si bien dire, et pourtant nous aurions bien besoin de héros. Figurez vous qu'à Castelforge d'où je viens...

— L'expérience m'a appris aussi que les gnomes parlent beaucoup trop, le coupa l'homme sans bure. Allons à l'essentiel, que m'as tu fais boire pour me remettre sur pieds et depuis combien de temps l'homme en noir est-il parti ?

— Je vous ai donné ça, répondit Fradj. C'est une « potion reconstituante » du professeur Flasque, les gens du village prétendent qu'elles sont empoisonnées mais je sais bien que c'est faux, et vous voyez bien que j'ai raison... Quant à l'homme en noir, un assassin en réalité, il est parti depuis une dizaine de minutes.

— Tu sembles bien le connaître.

— Oh, c'est une longue histoire messire, figurez-vous qu'avant-hier, alors que je cherchais l'inspiration pour une ballade épique dans une taverne de Brocéliande appelée « le sorcier joyeux », voilà qu'une troupe de la milice fait une entrée fracassante et demande à voir le mage Antonius...

— C'est une longue histoire que je n'ai guère le temps d'entendre. Je suis déjà au courant des problèmes de votre ami alchimiste et je suis là pour tirer cette affaire au clair. Et si cette potion est si efficace, j'espère qu'il t'en reste un peu pour remettre sur pieds l'écuyer de messire Cédric, car je n'ai pas envie de le porter jusqu'au manoir.

C'est ainsi que l'inquisiteur put reprendre son chemin bien plus tôt que l'assassin ne l'avait prévu.

Sa chance était peut-être en train de tourner.


* * * * *


En voyant Milo, l'homme prononça un mot d'une seule syllabe :

— Place !

Et Milo se mit contre le mur. L'homme le dépassa, immédiatement suivi par une demi-douzaine d'hommes en armes. Car cette fois, l'inquisiteur ne voulait laisser aucune chance à l'assassin : il avait emprunté plusieurs hommes d'armes à Sire Cedric et préparé un sortilège lui conférant une immunité provisoire au poison.

L'assassin n'essaya pas de se cacher. Il avait retiré la robe de bure et se tenait au milieu du couloir, son sabre au fourreau. N'importe quel soldat aurait supposé qu'il allait se rendre, mais l'inquisiteur savait qu'il n'en était rien. L'homme préparait certainement un mauvais coup, et il ne lui laisserait pas le temps de l'exécuter.

— Monsieur l'inquisiteur, je suis bien aise de vous revoir. Figurez vous que j'ai craint un moment que vous ne preniez froid sans votre survêtement. Si nous nous arrêtions quelques minutes pour discuter ?

L'inquisiteur ne s'arrêta pas, il s'apprêtait à commettre une légère entorse au code d'honneur de son ordre en frappant le premier, et de surcroît un homme désarmé. L'assassin dût le deviner, car il ajouta aussitôt :

— J'ai bien peur que vous ayez d'autres projets, et moi aussi. Nous discuterons donc un autre jour.

Comme il terminait sa phrase, l'inquisiteur avait parcouru les trois quart de la distance qui les séparait, et choisit ce moment pour lever son épée. Son geste fut interrompu par une explosion de fumée. L'inquisiteur devait s'y attendre, car il frappa sans hésiter à l'endroit où l'assassin aurait dû se trouver, mais ses coups d'épée ne rencontrèrent que le vide.

La fumée se dissipa, l'assassin avait disparu.

— Trois hommes restent au bout du couloir, fit l'inquisiteur. Que les trois autres fouillent chaque recoin et raclent chaque coin d'ombre de la pointe de leur épée, notre homme s'est peut-être rendu invisible.

— A moins qu'il ne se soit téléporté à l'extérieur, messire, fit une voix étouffée. Une analyse magique pourrait vous le dire.

— Vous êtes ce magicien que cet assassin a pris en chasse je présume, répondit l'inquisiteur en regardant dans le judas de la cellule la plus proche. Si cet assassin peut se téléporter, pourquoi ne l'a-t-il pas fait dans votre cellule pour finir son travail ?

— Peut-être parce qu'il ne peut le faire qu'une fois et qu'il veut en sortir vivant... S'il n'est pas magicien, il a pu recevoir un objet magique lui permettant une seule téléportation sur une courte distance.

L'inquisiteur hésita... Ce que lui disait le magicien était sans doute exact. Les « Tueurs Noirs du Kytar » dont l'assassin faisait sans doute partie possédaient une impressionnante réserve d'artefacts magiques où le grand maître piochait l'équipement qu'il octroyait à ses meilleurs éléments. D'un autre côté, si l'assassin s'était simplement dissimulé dans un coin d'ombre sous couvert d'invisibilité, il ne pouvait courir le risque de mettre le magicien à sa porté en le faisant sortir de sa cellule.

— Nous ferons comme je l'ai décidé monsieur le magicien, les hommes fouilleront chaque recoin de ce couloir et, lorsque nous serons certains que personne ne s'y cache, vous pourrez sortir et vous livrer à toutes les analyses magiques que vous voudrez.

Et pendant que les soldats du seigneur raclaient consciencieusement chaque pierre du couloir de la prison, l'assassin galopait sur la grand route. Comme il l'avait imprudemment avoué à sa victime, il était au courant de leurs intentions depuis le premier jour et il savait parfaitement quelle direction prendre... Bien sûr, Antonius pouvait estimer cette route trop dangereuse et retourner à Brocéliande, mais l'assassin était persuadé qu'il ne le ferait pas. Son instinct ne l'avait jamais trompé.

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