Chapitre 2
Degenhard et son bataillon quittèrent le bâtiment de la milice Brâkmarienne. Il s'élevait haut dans le ciel nuageux et portait fièrement les drapeaux représentant Brâkmar : un glaive orné d'ailes de démons. Sur la grande place, ils contournèrent l'autel rectangulaire sur lequel était posé l'immense crâne d'une bête féroce, éclairé par plusieurs bougies de cire. Il était dépourvu de chair et sa surface osseuse était recouverte de marques causées par les lames tranchantes qui avaient terrassé la créature.
Leurs talons claquant sur les pavés de la ville, ils marchèrent rapidement vers le nord, sous les regards des marchands et des artisans qui s'interrompirent dans leur travail. Les lampadaires de ville éclairaient à peine les avenues avec leur flamme qui propageait une luminosité rouge et effrayante. Entre les dalles sombres dont étaient composés les sols de la Cité des Démons, du sang coulait pour se déverser dans les égouts où de nombreux rats vivaient. Ils passèrent devant des rues étroites où, dans les coins assombris, des cadavres gisaient, abandonnés après leur dernier duel et dépouillés de leurs biens et fortune par les pauvres passants.
Après une dizaine de minutes de marche, ils arrivèrent enfin à la grande porte Nord. Haute de plusieurs mètres, elle permettait aux Brâkmariens de quitter la cité et d'en fouler les abords. Son sommet était décoré d'une grande épée sculptée dont la garde était empoignée par deux mains gantées. Comme à toutes les portes et sur tous les bâtiments publics, le drapeau de la nation y avait été accroché grâce à des clous plantés entre les pierres. Généralement, il flottait agressivement dans le vent, mais Degenhard nota que l'étendard restait inerte dans l'air tiède.
Avec ses frères d'armes, il passa sous la grande grille en métal qui était maintenue ouverte par le soldat Thoof. Celui-ci salua ses collègues en faisant claquer ses bottes et leur souhaita bon courage. Ils le remercièrent et lui rendirent son salut tandis qu'ils traversaient le haut pont surplombant la rivière de lave qui encerclait les remparts.
De l'autre côté des immenses murs de la cité, l'atmosphère changeait du tout au tout. Il n'y avait là aucun bruit. Pas un oiseau ne s'était posé sur l'un des rochers sombres, ni même un fantôme hantait les parages. Cela changeait des bruits de la ville où l'on pouvait entendre les forgerons frapper avec leurs lourds marteaux, les nombreux pious piailler ou les animaux se plaindre de leur mauvais traitement aux enclos publics. Ici, tout était parfaitement calme.
Soudain, une explosion accompagnée d'un séisme plus faible que le précédent éclata. Les miliciens virent une lumière transpercer les nuages qui couvraient le ciel et s'abattre sur le sol. Une centaine de flèches enflammées répliquèrent à cette attaque. Les soldats les suivirent du regard se planter sur une mystérieuse forme floue au sommet du volcan duquel commençait à s'échapper de la fumée. Contrairement à ce que le soldat pensait, elle n'était pas noire, mais bleue et violette. Cependant, il ne fallait pas se laisser berner pas ces magnifiques couleurs.
La silhouette semblait s'être fait toucher et tomba sous le poids des projectiles. Un instant, Degenhard se détendit, pensant peut-être que la bataille était déjà terminée et que lui et sa troupe n'auraient pas besoin d'aller prêter main-forte. Mais la situation en fut tout autrement.
Sous les yeux ébahis de tous, l'ombre colorée se redressa en écartant des bras entourés de brume et renvoya les flèches vers leurs archers qui les reçurent de plein fouet.
— Quel genre de personne ou de créature peut bien faire ça ? s'interrogea l'un des hommes de Degenhard en regardant la scène avec un air effrayé.
Le général n'avait pas de réponse à cette question qu'il se posait également.
— Nous n'avons pas le temps de nous questionner plus, répliqua Degenhard en serrant le manche de sa faux. Nous devons nous hâter de rejoindre les autres !
Sa troupe acquiesça et, prenant un air impassible, ils s'élancèrent d'un pas décidé, prêts à protéger leur cité coûte que coûte. Ils coururent tout en évitant les pics rocheux qui gênaient le déplacement dans les environs des remparts. Ils passèrent devant le Brakdad Café dont toutes les lumières étaient éteintes. Dehors, des choppes vides et pleines étaient renversées, témoignant du départ précipité des clients. Ils atteignirent le premier camp Ouginak et le dépassèrent en voyant qu'il était désert. Puis ils gagnèrent la route 666 qu'ils longèrent jusqu'à retrouver toutes les unités qui s'étaient regroupées en un point et tentaient d'attaquer la silhouette du volcan.
Organisées, les troupes s'étaient réparties en plusieurs lignes. À l'avant, les protecteurs brandissaient leur bouclier afin d'empêcher les attaques de toucher les soldats qui étaient derrière. Ceux-ci étaient tous ceux qui pouvaient lancer des attaques à distance, principalement les archers. Tout derrière, bien plus petits, les soigneurs se chargeaient de guérir les blessés. Il y en avait beaucoup, suite à la précédente réplique de l'adversaire.
Degenhard donna les ordres à son groupe.
— Que tous ceux qui peuvent frapper à longue portée rejoignent les archers, dicta-t-il sur un ton martial et la moitié de ses hommes disparut, se mêlant à l'armée. Les soigneurs, partez à l'arrière et les protecteurs à l'avant, ceux qui peuvent encaisser les attaques également.
Écoutant attentivement ces ordres, tout le monde le quitta, sauf une personne.
— Carmélia ? appela-t-il, étonné qu'elle ne fût pas partie avec les autres.
— Somme toute, n'es-tu pas content au fond de toi de ne pas pouvoir te battre ? demanda-t-elle puisqu'il ne pouvait pas frapper à une distance pareille.
— Est-ce vraiment le moment d'en parler ? répliqua-t-il en soupirant.
— On n'a jamais vraiment pu en parler et je pense que, vu la gravité de la situation, c'est bien le moment. Tu aurais pu partir mais tu ne l'as pas fait. Pourquoi ?
— Je n'ai pas eu le choix.
— Mais on a toujours le choix !
— Avec Brâkmar, pas vraiment, riposta-t-il, énervé qu'elle poursuivît cette discussion qui ne mènerait sûrement à rien. Et actuellement, je ne pense pas que je puisse tourner le dos à ma nation. Va rejoindre les autres, un soldat en plus peut grandement aider.
Elle hésita un instant et, finalement, le général la regarda s'éloigner tandis qu'elle sortait des cartes à jouer de ses sacoches.
— Archers ! entendit-on une voix crier. En position !
Tous les archers, ainsi que tous les miliciens spécialisés dans le combat à distance, se préparèrent en armant leur arc et en tendant les cordes. Carmélia, qui les avait rejoints, serra ses as de trèfles entre ses doigts griffus. « Que la chance soit avec nous... » pria-t-elle mentalement.
— Feu !
À ce mot, les cordes des arcs claquèrent et les flèches s'envolèrent. Carmélia lança avec force ses cartes à jouer qui s'enflammèrent à cause des frottements de l'air, planant aux côtés des armes des archers qui sifflaient dans le vent. Elles montèrent en cloche, semblèrent s'arrêter un instant au sommet de la parabole formée par leur trajectoire, et retombèrent en piqué pour atteindre leur cible.
Mais cette fois-ci, la silhouette ne se laissa pas toucher. Une barrière magique d'un bleu perçant l'enveloppa et la protégea des projectiles qui partaient en fumée lorsqu'ils entraient en contact avec le bouclier immatériel.
Les soldats se figèrent face à cette réaction soudaine, déconcertés.
Ils entendirent tous alors un bruit étouffé semblant provenir des profondeurs de la terre qui se mit une énième fois à remuer. Les combattants essayaient de garder leur équilibre tout en regardant leurs pieds et le sol qui commençait à se craqueler et à se fissurer à certains endroits. Les tentes des camps environnants s'effondrèrent, les murs et les maisons du village de Gisgoul s'écroulèrent dans un vacarme fracassant. À tout cela s'ajouta une puissante explosion qui attira tous les regards vers le sommet du volcan.
La fumée qui en sortait était maintenant devenue plus noire et plus épaisse et s'élevait dans le ciel à une vitesse impressionnante. Des points lumineux se joignirent au spectacle, s'enflammant dans le ciel. De la lave se mit à couler du cratère et entama sa descente vers les plaines ténébreuses de Brâkmar. À chaque seconde, l'épais liquide gagnait en vitesse et se rapprochait toujours plus rapidement.
— Attention ! s'exclama quelqu'un quand des masses s'écrasèrent brutalement autour d'eux.
Toutes les troupes se dispersèrent afin de les éviter dans un désastreux chaos. Tout le monde se poussait, plusieurs trébuchèrent et se firent piétiner par les autres qui cherchaient désespérément un abri. Malheureusement, la plupart n'en ressortirent pas vivants, abattus par les rochers qui volaient de toutes parts.
De son côté, Degenhard s'élançait vers les grottes des montagnes opposées, en face du volcan. Au moins, il y serait à l'abri et pourrait rejoindre le territoire voisin. Il courrait, s'obligeant à garder le regard levé et droit devant lui. Il avait vécu de nombreuses batailles et pertes, il restait cependant répugnant de voir tout ce sang imbiber le sol et ces corps écrasés dont on retrouvait parfois un membre plus loin. Le général remonta son foulard sur son nez pour cacher l'odeur méphitique qui emplissait ses narines malgré le tissu.
Il entendit alors un gémissement à sa droite. Il s'arrêta dans sa course et rejoignit le malheureux qui était à moitié aplati par une pierre.
— Eros ! interpella Degenhard en reconnaissant le jeune soldat qui avait rejoint son bataillon quelques années auparavant.
Il s'agenouilla devant lui.
— Chef... ? bredouilla l'autre dans une plainte.
— Ne bouge pas, je vais te sortir de là !
Il se releva et brandit sa faux, prêt à briser la pierre pour l'en défaire.
— Non... J'ai beau avoir résisté à de puissantes attaques, mais là... c'est trop tard.
Le milicien s'arrêta net dans son geste, fixant son jeune protégé.
— S'il vous plaît... allez-vous-en avant que vous ne finissiez comme moi...
Mais son chef restait immobile, ne semblant pas vouloir bouger. Il reposa le bâton de sa faux sur le sol et baissa la tête, enfin conscient qu'il ne pouvait plus rien. Le regard sombre, il accompagna Eros dans ses derniers instants et l'observa rendre son dernier souffle. Il n'était qu'un gamin, pourquoi avait-il fallu qu'il partît aussitôt ?
Il connaissait ses disciples depuis leur arrivée à la Milice et avait passé presque tout son temps à les former. Il les avait vus se battre maladroitement jusqu'à devenir de grands guerriers aussi doués que lui. Durant les entraînements et les moments libres, ils avaient appris à se connaître. Cela faisait depuis bien longtemps que Degenhard n'avait pas été aussi proche de quelqu'un. Ce sentiment d'apprécier et d'être apprécier était agréable. Mais en étant leur général, il se sentait responsable d'eux. Et voir mourir l'un d'eux sous ses yeux, c'était comme s'il était coupable de sa mort. Il n'avait pas su les protéger, et il avait l'impression d'avoir manqué à son devoir.
Degenhard ne se soucia plus du reste qui l'entourait, dépassé par tout ce qui était en train de se produire.
— Degenhard ! entendit-il au loin mais il ne s'y intéressa pas plus que ça.
Il sentit alors quelqu'un lui prendre les bras et le tirer énergiquement en arrière. Quelques secondes après, quand il eut atterri sur les fesses, ses yeux s'écarquillèrent en voyant une pierre s'abattre violemment à son ancienne position.
— Réveille-toi Degenhard !
Il fut secoué par les épaules. Enfin, il remua la tête, cligna des yeux et revint à la réalité. Il fut content de voir Carmélia en face de lui. Il savait qu'au moins un membre de sa troupe était en vie. Mais cela n'effaça pas la récente mort d'Eros ni la disparition des autres qu'il n'avait pas revus.
— Relève-toi et suis-moi vite ! le prévint-elle en s'élançant à travers le champ de bataille.
Degenhard sauta sur ses jambes et partit à sa poursuite. La situation était pire que précédemment. Des centaines d'autres pierres avaient fait leur atterrissage et il ne restait que peu de personnes encore debout.
Tout en évitant les débris du volcan qui crachait toujours de la lave et de la fumée, ils rejoignirent rapidement l'une des nombreuses grottes qui s'étaient formées dans les montagnes Ouest. Ils furent soulagés en se retrouvant à l'abri, éloignés du danger. Ils jetèrent un regard à leur région et eurent à peine le temps de voir une dernière fois la forme de couleur. Du haut de son perchoir, elle semblait se régaler du désastreux spectacle tandis que la lave commençait à grignoter les remparts de la cité.
C'est alors qu'un éboulement entraîna la chute de plusieurs cailloux qui bouchèrent l'entrée du passage, séparant définitivement les deux soldats de leur nation.
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