Choc de culture
Le chevalier se réveille d’une micro sieste. Il est affamé et assoiffé. Sa musculature d’athlète lui exige de quoi survivre en attendant un possible dénouement. Son cerveau primitif remarque alors une forme verte et globuleuse, à portée de main. Dans un manque de discernement total, l’information erronée d’un champignon comestible arrive jusqu’au bout de ses doigts. Il en arrache aussitôt une partie et la porte à sa bouche. Le goût amer le surprend, mais l’illusion d’ingurgiter un aliment le réconforte. Il mâche ainsi lentement le petit morceau de peyotl, ignorant tout de l’existence de tels cactus aux substances hallucinogènes. La tribu des Panamint qui vit dans ce désert l’utilise en remède, mais aussi parfois comme stimulant pour rentrer en transe lors des pow-wow, les cérémonies spirituelles de danses traditionnelles.
Parti seul à la chasse avec son arc et ses flèches, Inyo rêve de cet évènement qui sera peut-être le dernier, car les colonisateurs parlent de l’interdire. En effet, depuis peu, sa vie si paisible s’est transformée en cauchemar. Des hommes blancs venus d’une contrée lointaine, bien au-delà de l’océan, se sont installés sur son territoire. Il ne se fie guère à ce peuple aux valeurs bien différentes des siennes. D’ailleurs, depuis leur apparition, la discorde a augmenté entre les chefs de groupe à cause de la monétisation des échanges de céréales et de peaux de bêtes. De plus, une obsession saugrenue hante cette armada de blancs. Ils plantent des croix partout. Il n’en comprend pas la finalité. Alors, pour échapper à cette ambiance dénaturée qui règne dans son village, il est parti traquer le grand Géocoucou.
Même s’il n’arrive pas à le capturer à chaque fois, il repère souvent ses cachettes, car il connaît le désert et ses mille recoins telle la poche qu’il n’a pas. En effet, il ne porte pas de pantalon, plutôt une peau d’ours qui entoure son corps imberbe et musclé et qui tient grâce à une ficelle nouée autour de sa taille. Ce vaillant jeune homme jouit d’une très bonne réputation au sein de sa tribu. Toujours prêt à rendre service, c’est un jeune papa, disponible et responsable. Il rêve d’une vie tranquille comme l’ont menée ses ancêtres jusqu’à présent, mais il doute de la véracité de ce futur depuis la récente occupation de leur territoire.
De son côté, le chevalier patiente, la bouche pleine d’amertume à l’avant-goût d’une indigestion.
Non loin, une femelle Géocoucou, sortie de son nid caché au milieu des touffes d’herbes, voit une forme inconnue dépassant du sable, ce qui l’intrigue. Elle craint déjà suffisamment les chats sauvages, les ratons laveurs poivre et sel, le puissant bec du faucon, les serpents-espions, les fourbes coyotes… sans parler des flèches qui arrivent de toute part à n’importe quel moment ! Elle veut savoir quelle est cette nouvelle menace et se rapproche.
C’est alors que notre homme sent un « TOC, TOC, TOC » insistant lui taper l’arrière du crâne. « Qui ça peut être ? » Il imagine un instant le cerf blanc en train de lui lécher sa bosse. Non, ce n’est pas lui. Ces coups-là frappent bien plus ! On dirait qu’ils veulent déterrer un trésor.
Ne voyant aucune réaction, la femelle le « TOC, TOC, TOC » une deuxième fois. Tiens, la drôle de forme bouge. Prudence. Il peut s’agir d’un piège. Elle recule tout en gardant les yeux fixés sur cette silhouette.
« WAOUH ! Halte-là ! C’est ma tête qu’on essaye de transpercer là ? » finit par réaliser le chevalier. Il la redresse et agite ses bras en guise de défense contre… un appendice bien pointu. Bizarre. Il ne se rappelle pas d’avoir vu un oiseau au long bec dans la fameuse troupe animalière de la forêt. La femelle Géocoucou recule doucement tout en contournant cette masse mouvante dans l’autre sens. C’est alors qu’ils se retrouvent tous deux nez à bec.
Le prisonnier du sable observe cette volaille fort exotique qu’il n’a jamais rencontrer de sa vie. Sa tête est dotée d’une crête et son petit corps se resserre en une longue queue qui trace des sillons dans le sable à mesure qu’elle se déplace. Ses fortes pattes s’enfoncent d’ailleurs un peu trop dans ce sable mou. Réalisant que cette masse n’est point une menace ni une carcasse riche en protéines, elle s’éloigne sans trop attendre. « FLIP, FLIP, FLIP ! »
Une saine intuition, car… « PFFFFFFT ! » d’un seul coup, une flèche fend la bise et atterrit entre eux deux.
Les battements du cœur du chevalier s’affolent. Ce projectile n’annonce rien de charmant. Il se demande quelle espèce d’individu va entrer en scène à présent. Dans un élan de survie, il tente de dégager ses jambes à nouveau et d’envisager une fuite. Alors que son corps lui ferait croire que c’est enfin possible, son cerveau se questionne si le moment est vraiment opportun à une échappée ? Il ne manquerait plus qu’une flèche le perfore ! Il se dit qu’après tout sans une aide extérieure il aurait bien du mal à s’extirper complètement, alors il attend. Son destin est suspendu aux évènements externes.
À cette heure-ci, le vicomte a dû se marier avec Roménia. Sa mission est râpée. Il est désormais condamné à errer loin de chez lui, menacé dès lors d’exécution pour déloyauté aux ordres du Roi. Le comble serait de mourir ici sans pouvoir se battre. Cette hypothèse de fin dramatique le met dans tous ses états. Très vite, le fil de sa vie s’étale devant ses yeux, ponctuant de couleurs l’écran blanc de son esprit qu’il voyait jusqu’à présent.
Le voilà enfant, maniant l’épée avec son père. Ce dernier lui apprend les rudiments. Il s’entraîne tous les jours. Il s’est blessé. Il sent sa mère l’embrasser tendrement pour le réconforter. Les bras de sa mère lui manquent. Le voilà dans sa chambre, la fenêtre ouverte avec vue sur le jardin de sa voisine. Il observe la belle Solène dont il est amoureux. Elle resplendit dans sa robe bleue. Il se rappelle comme si c’était hier le jour où il est parti vivre à la cour du Roi. Elle avait assisté, la mine triste, à son départ comme tout le village. Il n’avait pas pensé à elle depuis des lustres ! À l’époque, il n’avait jamais osé lui parler, car son destin était déjà tout tracé. Il allait devenir chevalier. À défaut de bleu, ses journées se sont teintées de noir ces dernières années. Toutes les barbaries qu’il a commises refont surface. Les images de ses victimes défilent. Il ressent une profonde tristesse. Il sait que le Renard avait raison, qu’il n’a fait que perpétuer douleur et sanglots tout au long de son existence.
Inyo est persuadé que sa flèche a raté de peu le grand Géocoucou. Si seulement il pouvait chasser cet oiseau prestigieux, il pourrait ainsi étoffer sa coiffe grâce à ces longues plumes. Il nourrirait aussi sa famille et se protégerait également des mauvais esprits en suspendant sa peau dépouillée à l’entrée de sa hutte. Il ne lui resterait plus qu’à récupérer des plumes d’aigles proches des nids en haut de la montagne. Sa parure achevée, il se rendrait au prochain pow-wow.
Il court reprendre sa flèche. Soudain, il se fige. Il a vu se mouvoir une forme anormale, dépassant du sol. « Serait-ce un cadavre pas tout à fait mort ? » Il se méfie. Cela ressemble à un guet-apens, serait-ce une idée tordue des blancs ? Il s’approche le plus doucement possible, arme son arc, prêt à envoyer une flèche sur ce vilain planqué.
Le prisonnier du sable s’est arrêté de respirer et se tient immobile. L’attente dure une bonne minute. Un arrêt sur image que seules les gouttes de sueur ne peuvent respecter. Ne pouvant contenir plus longtemps cette apnée, le chevalier cède en premier. Levant les mains en l’air, il rompt le silence. « Ne tirez pas, je suis désarmé », dit-il impatient de rencontrer son ennemi et d’envisager une suite à l’impasse dans laquelle il se trouve.
Inyo baisse la garde et s’avance. Il se retrouve face à un tronc d’homme enfoui jusqu’à la taille, comme s’il avait poussé là. « AH ! AH ! AH ! » Il ne peut s’empêcher d’éclater de rire. La vision de ce demi-homme lui apparaît hilarante. Il n’a jamais vu d’humain dans pareille situation.
Notre chevalier prend mal la moquerie. Il n’aime pas être ridiculisé. Les mots du Renard lui reviennent en tête. — En quête de soi — En quête de respect, oui ! — En quête de sa mission sur cette terre — En quête d’une finalité moins grotesque, oui ! Il observe le jeune Amérindien et trouve sa tenue fort négligée. Pris d’un élan revanchard, il se force à rire « MWAHAHA ! ».
Inyo ne comprend pas si l’homme tronc l’imite ou s’il se moque de lui à présent.
Ils s’examinent en silence tous les deux un long moment.
Inyo remarque la croix des templiers sur l’habit du chevalier et se dit qu’il fait sûrement partie du clan de ces envahisseurs. Il s’accroupit afin de se retrouver à la hauteur des yeux du vilain et l’observe de plus près.
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