Délire hallucinogène
Notre chevalier trouve ce regard bien trop pénétrant pour appartenir à un si jeune homme. Sa peau cuivrée lui rappelle quelqu’un. L’espace d’un instant, il croit deviner être en présence du renard déguisé. Et si tout ce décor aride n’était tenu que par les fils de l’imaginaire enchanté de ce canidé à pelage roux ? La situation va redevenir normale -il essaye de se convaincre-, ce serait trop humiliant d’en finir ainsi. Il ferme les yeux et se concentre du mieux qu’il peut. « Allez, à trois, toute cette mascarade disparaît ! » chuchote-t-il au fond de lui. La réponse n’est pas celle qu’il attend et ne tarde pas à venir sous la forme d’une question pour le moins banale.
Inyo lui demande tout simplement son nom et les raisons de son enlisement.
Le chevalier, déçu, croit alors déclamer à peu près ceci : « Je suis Théobald, chevalier à la cour du Roi Armand, dans la principauté de Valdour. J’étais parti pour… une mission de grande importance quand j’ai croisé une horde de… vilains au milieu de la forêt. Ils m’ont… frappé et… jeté là. J’ignore où je suis. Pouvez-vous s’il vous plaît m’aider à sortir d’ici ?
— OH OH OH OH ! » Inyo ne peut s’empêcher de rire à nouveau. Il n’a rien compris à son charabia. Il n’y a pas d’arbres à des kilomètres à la ronde, ne voit pas vraiment qui est ce roi aimant et il n’a jamais entendu parler du prince vautour. Il observe le peyotl à moitié croqué non loin et en déduit les raisons de ce délire. Prudent, il lui demande :
— Qui me dit que tu ne m’attaqueras pas, une fois que je t’aurais dépêtré, homme blanc ?
— Mais non voyons, pourquoi vous voudrais-je du mal, moi ? Je ne ferais pas de mal à une… mouche »
Inyo constate que cet homme a l’air bien désemparé et empêtré comme il est, il se dit qu’il ne risque rien. Il a cependant une idée. Il souhaite rallier cet homme blanc à sa cause et lui exige une chose en échange de sa libération. Il lui demande s’il peut prêcher en la faveur des siens, le peuple amérindien, et convaincre son chef mercenaire de leur laisser organiser leur pow-wow annuel ou sinon une grande malédiction s’abattra sur eux, les blancs. Il a pris le ton le plus menaçant qu’il pouvait mais au vu de la réaction de Théobald, on peut en conclure que l’effet n’a pas fait mouche.
— HEEEEE !? » C’est le son interloqué qui sort spontanément de la bouche de Théobald. Il n’a absolument rien capté à cette histoire de « pots d’eau » et lui ordonne de reformuler plus clairement sa requête bien que son articulation à lui commence à devenir vraiment incohérente. Il n’entend d’ailleurs pas l’explication qu’Inyo prend soin de lui soumettre.
À la place, des taches de couleur explosent devant ses yeux qu’il les ait ouverts ou fermés. Il assiste à un feu d’artifice aux mille nuances chromatiques de la palette pyrotechnique avant même que cette activité n’existe à son époque. Des serpentins dorés, des losanges en paillettes, des bulles argentées, fusent entre ses globes oculaires et le monde extérieur comme s’il était rentré à l’intérieur d’un kaléidoscope géant. Les yeux figés dans le vide, la bouche ouverte, l’ouïe aux aguets, telle est la posture de Théobald à présent.
Inyo constate aussitôt les dégâts engendrés par la substance hallucinogène du cactus. Il réalise que son esprit est en vrac et décide donc de dessabler son grand corps de blanc pour que le sang l’irrigue normalement. Il envoie rapidement le sable sur les côtés tout en le vigilant du coin de l’œil même si a priori, il ne cache aucune arme.
Une fois le haut des cuisses dégagé, la tâche devient plus aisée pour Théobald. Il peut enfin s’extirper. Penché en avant, il s’arrache des profondeurs en un puissant « AARRRGGG ! » Le sol accouche d’un homme aux vêtements tous fripés. Un miracle ! Il s’allonge, s’étire, gesticule. Il débite qu’il a soif, qu’il a faim, qu’il veut partir d’ici, rentrer chez lui, revoir son cheval, galoper. Il rit. Il pleure. Il exulte. Il remercie le jeune amérindien.
« CHHUUUT ! » Inyo lui demande de parler moins fort et lui rappelle leur arrangement.
L’état d’euphorie de Théobald ne le conçoit pas ainsi. Il continue de hurler et déballe tout ce qui lui passe par la tête. Il énumère sa mission ratée, la forêt habitée, le renard inquiétant, sa chute interminable, le néant puis les couleurs et sa belle voisine dans sa robe bleue…
Inyo comprend qu’il ne peut plus raisonner l’homme blanc et s’assoit tranquillement à ses côtés. Il décide de l’accompagner dans son voyage aux portes de l’inconscient et lui scande des paroles en Timbisha, sa langue natale : « Sümüttü li wahatto pahittata, ma to’engkünna wimoono ». Il répète ce mantra, censé calmer son compagnon de fortune, comme lui a appris son père, qui l’a appris de son grand-père, qui l’a appris de son père. Ces mots particuliers ont une valeur profonde pour Inyo. Il connaît leur aura réconfortante. On pourrait le traduire par : « Laisse ton enfant intérieur retrouver ses joies et deviens maître de cet élan de vie enfoui au fond de toi. » Il aimerait tant soulager Théobald du poids qui le terrasse. Il répète alors le mantra de sa voix douce et chaleureuse. Ses paroles rassurantes résonnent dans le désert et dans cette bulle harmonieuse les deux hommes se retrouvent en communion le temps d’un instant.
Ce répit est de courte durée. L’effet sur Théobald est tout autre. Éberlué d’entendre un langage mystérieux dont il ne possède pas la clé, il assimile ce tour de passe-passe à une métamorphose grotesque. Il associe la voix d’Inyo à des grognements rauques. Ses yeux regardent le jeune amérindien et l’imaginent en train de se gratter fortement à cause de poils d’un jaune brunâtre lui poussant un peu partout sur le corps. D’ailleurs, son ouïe aiguisée écoute perceptiblement les « SPLATCH » et les « SPLOUTCH ! » du crin dru transperçant son épiderme. Il croit assister à la naissance d’un ours. Il craint pour sa vie car se retrouver si près d’un carnivore le terrifie. Il se roule alors sur le côté pour ne plus le voir. Presque instantanément, l’angoisse dans laquelle il était plongé la minute d’avant laisse place à un relâchement musculaire.
Le nouveau panorama l’apaise. Ce paysage de dunes ocre ressemble à de multiples vagues statiques. Il oublie aussitôt le menaçant ours et se laisse enfin bercé par le rythme réconfortant de la voix d’Inyo. Le ciel resplendit d’un bleu intense sans aucun nuage. C’est le même bleu que celui de la longue robe de Solène. Il a envie de s’y accrocher. Il en attrape alors un bout qui ondule telle la voile d’un bateau, poussée par les vents. Il saute à pieds joints dedans et se perd dans l’étoffe. Tour à tour glissant dans les plis du vêtement il se prend les pieds entre les fils des ourlets. La fraîche bise souffle fort et le maintient à flot l’empêchant de s’étouffer dans autant de pans de tissu. Il se débat, fait mine d’écarter toute cette soie de son visage et respire enfin à nouveau.
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