Chapitre 1
Absorbée par le manuscrit ancien dans lequel elle avait plongé quelques heures plus tôt, Ava Declourt avait encore une fois perdu la notion du temps. Une lèvre coincée entre les dents, une boucle blonde enroulée autour du doigt et un café froid sous le coude, elle sursauta lorsque la sonnerie de son téléphone raisonna sous les voûtes de la bibliothèque universitaire.
— Merde ! grogna-t-elle lorsque la boisson se renversa sur la table.
Paniquée à l’idée d’abîmer l’ouvrage, elle se releva brusquement et emporta dans son mouvement son classeur et une armée de surligneurs. Autour d’elle, d’autres étudiants de la section d’Histoire réclamèrent le silence et elle s’excusa platement, épongeant tant bien que mal le liquide sombre à l’aide de son dernier mouchoir.
— Carly Rae Jepsen ? C’est pas un peu dépassé ? chuchota la jeune fille assise en face, réprimant un éclat de rire.
Max. Elle n’était même pas inscrite à l’université, mais se plaisait à venir broder entre les livres. Depuis son emménagement à Taloux, en primaire, Ava l’avait toujours connue un couvre-chef vissé sur la tête. Lors de leur première rencontre, c’était une casquette bleue pailletée de rose. Aujourd’hui c’était un bob en laine kaki, orné de grosses marguerites.
— Aide-moi, au lieu de glousser !
Max fouilla dans ses affaires et ne trouva que la serviette qui enveloppait les restes de son sandwich, qu’Ava n’accepta que par état d’urgence et de nécessité absolue. Appliquée, la doctorante fit disparaître les dernières traces du drame et rassembla ses affaires, soulagée de constater que le manuscrit était encore intact.
Et comme elle s’y attendait, la personnalité la plus extravagante de ces lieux ne tarda pas à faire son entrée.
— Primo, Carly Rae Jepsen ne sera jamais dépassée. Je suis sûr qu’Ava me remerciera un jour d’avoir changé sa sonnerie. Secundo, Max, ce bob… sans commentaire. Terzio, nous sommes vendredi et il est plus que l’heure d’aller au bar. Je peux savoir ce qu’on attend ?
— Chalut Rémi ! lança Max en mâchonnant un morceau de pain couvert de mayonnaise.
Dernier membre de leur trio de choc, Rémi avait lui aussi démarré une licence d’Histoire, mais s’était finalement découvert l’ambition d’intégrer un cursus en Droit dans le but de devenir avocat, option “people dépravées”.
— Chut ! gronda une bibliothécaire en passant.
Les joues rouges malgré sa peau matte, Ava fit signe à ses amis de la suivre au fond d’un rayon d’encyclopédies.
— Je vous rejoindrai plus tard, je dois impérativement terminer ces recherches, chuchota-t-elle. J’ai un entretien avec Mr. Danfort la semaine prochaine et…
Rémi leva ses yeux noirs au ciel et s’accouda à une étagère, l’air ennuyé.
— Chérie, Danfort t’a déjà dit que tes objectifs du semestre étaient remplis et que tu avais plus d’avance que n’importe quel autre thésard ici.
— Et pourtant, sa to-do list n’a diminué d’une seule ligne, signala Max en observant ses ongles violets.
Ava poussa un long soupir et croisa les bras sur son chemisier clair. Par chance, il semblait avoir survécu au tsunami de caféine. Avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit, Rémi la coupa d’un geste théâtral.
— Et si, pour une fois, tu accordais un peu moins d’intérêt aux civilisations anciennes et donnais une chance à l’actuelle ?
La doctorante fit la moue et laissa son regard filer vers la baie vitrée. Dehors, l’obscurité enveloppait les vieilles pierres de l’université, conférant au château l'allure mystique qui la séduisait tant. Lorsqu’il revêtait son manteau de nuit, c’est comme s’il s'apprêtait à livrer les secrets de son passé.
Comme j’aurais aimé connaître ceux du mien… songea-t-elle.
Soudain, ses yeux croisèrent son reflet et une grimace déforma son visage. Ses boucles retenues en un chignon négligé prenaient de curieuses directions et ses cernes étaient nettement plus marqués que d’habitude. La faute aux dernières insomnies, sans doute ?
— C’est plutôt la civilisation actuelle qui ne me laisse aucune chance, ironisa Ava.
— Présente-toi à elle et laisse-toi surprendre… souffla Rémy, agitant ses doigts comme s’il était devenu magicien.
Max tira sur les bords de son chapeau et acquiesça vivement tandis qu’Ava lutta contre un éclat de rire.
— Très bien, capitula-t-elle. Mais je ne resterai pas longtemps, Zack aura probablement besoin de moi ce soir.
— Alleluia ! Tu peux te taire et aller chercher tes affaires s’il te plait ? Je rêve d’un chardonnay.
Ava envoya une frappe maîtrisée dans l’épaule de son ami avant de tirer la langue.
— Je ne bois toujours pas d’alcool, tu sais ?
— Je sais. Mais ce n’est pas une raison pour nous faire rater l’happy hour.
Rémi plongea une main dans sa besace et en extirpa une canette de boisson énergisante qu’il lança avant de tourner les talons. Ava la rattrapa de justesse et secoua la tête, un sourire aux lèvres.
Assis en terrasse du P’tit Bistrot, sur fond musical d’un groupe acoustique, le trio riait aux éclats, engagé dans un débat enflammé à propos du dernier vernissage de Max. Si selon la jeune artiste l’Art contemporain était la forme la plus élaborée d’expression, Rémi soutenait fermement qu’il s’agissait d’un business bancal fondé sur la culpabilité de ceux qui n’y comprennent rien. Entre les deux, Ava comptait les points et s’assurait qu’aucune autre boisson ne finisse en dommage collatéral de cet affrontement.
— Tu ne comprends pas qu’ il s’agit d’une véritable révolution de la perception ? Au diable le carcan d’idées trop serrées ! lança Max, passionnée.
— Une révolution ? La seule révolution ici, chérie, c’est celle que je vais mener auprès du serveur pour ne toujours pas avoir apporté notre planche de fromage !
— Respire, Rémi. Je m’en occupe… intervint Ava en se massant les joues.
Elle se retourna pour héler le garçon de table mais se renfrogna lorsqu’elle aperçut le couple qui prit place un peu plus loin. Le jeune homme lui adressa un signe de tête et sa compagne un sourire plus provocateur que radieux. Machinalement, l’historienne s’enfonça sur sa chaise et tira sur le col de sa veste en cuir rouge.
— Oh, oh… fit Max, on décale ?
— Certainement pas, protesta Rémi. Comme si le soleil pensait à dévier de son astre… Ava, tu as toujours mérité mieux que ce figurant de David.
Ava leva les mains et s’éclaircit la voix.
— Tout va bien, je maîtrise la situation.
Du moins, elle le pensait jusqu’à ce que le David en question ne se présente à leur table, les mains dans les poches et un air insupportablement compatissant sur son visage parfait.
— Salut, Ava.
La jeune fille répondit par un sourire forcé tandis que Rémi le toisait de haut en bas.
— Écoute, je voulais juste m’assurer que c’était cool entre nous.
— C’est cool, oui. Bonne soirée David.
— Cool, répéta-t-il en glissant une main dans ses cheveux noirs.
— Dis-moi, champion, t’es bien sûr d'étudier la Physique ? lança Max, les yeux plissés.
Il haussa un sourcil, déconcerté par sa question.
— Chais pas, t’as pas l’air de comprendre que le courant passe plus, là.
Ava baissa les yeux et dû se mordre la lèvre pour ne pas rire alors que ses acolytes bondirent de leurs chaises pour échanger une poignée de main bruyante.
— Je vois que tes amis sont toujours aussi boutentrains… lâcha-t-il avec une pointe de mépris.
— C’est une des qualités que je leur préfère, oui. Ça, et leur fidélité aussi.
Cette fois, c’est directement dans les mains de la jeune femme que ses amis vinrent faire claquer les leurs. Vexé, David retourna à sa table depuis laquelle son rancart se dévissait le cou pour ne rien manquer de la scène. C’était son binôme de recherche, celle avec qui il avait trompé Ava plusieurs fois avant qu’elle ne les surprenne il y a trois mois. David n’était pas son premier amour, mais après une relation de deux ans, elle en gardait un souvenir plutôt amer.
Un serveur vint prendre leur commande et Ava se surprit à imaginer comment le couple réagirait si la fontaine près de laquelle ils se trouvaient manifestait subitement un problème de pression. L’idée lui provoqua un grand amusement, mais elle dû y renoncer lorsqu’une main vint se refermer sur la sienne.
— Tu es une reine, Ava, souffla Rémi d’une voix chargée d’affection.
Max fouilla dans la poche de son sweet vintage et en sortit un petit paquet qu’elle tendit à son amie.
— En parlant de ça… Puisque tu ne fêtes pas tes anniversaires, laisse-nous au moins célébrer tes vingt ans et demi.
Ava lui lança un regard taquin et déballa précautionneusement le paquet. Elle y découvrit un bandeau rouge et pailleté d’or, crocheté en forme de couronne.
— Max, c’est…
Émue, la jeune femme se contenta se prendre son amie dans les bras et vint planter un baiser sur la joue de Rémi. Soudain, quelque chose gronda sous leurs pieds et un bruit sourd détonna sur la terrasse. Quelqu’un poussa un cri aigu et quelques clients fuirent leurs tables, dans un brouhaha mêlant la surprise à l’amusement. La fontaine crachait à présent un geyser, dont les premières victimes ne furent autre que David et sa dulcinée, à présent trempés.
Les yeux ronds, Ava porta une main à la bouche et se laissa entraîner à l'abri par ses amis.
Qu’est-ce qu’il vient de se passer au juste ? pensa-t-elle, confuse.
— Il y a une justice dans ce monde, et c’est pour elle que je me battrai jusqu’à mon dernier souffle… soupira Rémi, tel un dramaturge.
Dans la poche de l’historienne, son portable vibra.
Quand est-ce que tu rentres ? Z.
— Je dois y aller…
— Maintenant ? Devant ce si beau spectacle ? protesta Max.
— Vous n’avez aucune morale, taquina Ava en rangeant son téléphone. Zack a besoin de moi. On se voit demain ?
— Hé, ta couronne ! lança Rémi au moment où elle s’éloignait.
Ava glissa le bandeau sur ses boucles blondes et se retourna vers lui, paumes de mains tournées vers le ciel. Un dernier sourire et elle fila en direction de la maison de ville où elle avait grandi, cheminant entre les rues animées du quartier. “On ne choisit pas sa famille, on choisit ses amis” . La jeune femme songea un moment à cet adage, le cœur était gonflé de gratitude. Pourtant, elle ne pouvait ignorer la frustration qui la rongeait de plus en plus douloureusement. Choisir. Pourrait-elle un jour pleinement découvrir l’accès à ce luxe ?
Elle franchit le portail, traversa le jardinet qui menait à la porte d’entrée et fit glisser ses clés dans la serrure. Comme d’habitude, seule la lampe sur pied de l’entrée était allumée. Près de l’escalier, le placard était encore ouvert et son sol humide. Le chauffe-eau devait une nouvelle fois avoir lâché.
— Oncle Zack ? appela-t-elle en rentrant.
Pour seule réponse, la musique d’une publicité fusa depuis le salon. Elle s’y rendit et s’appuya contre l’encadrement de la porte, témoin de la même scène qui s’offrait à elle tous les soirs : Zack était étendu sur le canapé, endormi devant un documentaire traitant probablement de chevaliers ou de surnaturel. Sa moustache grise frémissait à chacune de ses expirations bruyantes, chargées de whisky.
Depuis le décès de ses parents à ses huit ans, son oncle s’était montré bon avec elle. Malgré un handicap sévère au bras, il n’avait pas hésiter à la recueillir et subvenir à ses besoins jusqu’à ce qu’elle ne devienne majeure. Dès lors, il avait sombré dans les démons qui le torturaient et dont il refusait catégoriquement de parler, sauf en état d'ébriété. Ses discours devenaient alors si incohérents qu’Ava doutait parfois qu’ils appartiennent à la même réalité… pour autant, elle ne pouvait se résigner à l’abandonner.
À pas feutrés, la jeune femme s’approcha, retira délicatement la bouteille qu’il tenait encore et le couvrit d’un plaid chaud. Elle passa par la cuisine pour attraper un reste de pizza, se servit un mug de café tiède et grimpa à l’étage. Dans sa chambre, elle s’assit à son bureau et ouvrit son ordinateur portable qui afficha le sommaire de sa thèse.
Mr. Danfort, encore une fois, la soirée se passera en compagnie de vos corrections…
Distraitement, elle glissa une main dans ses cheveux pour jouer avec l’une de ses boucles et se souvint qu’elle portait une couronne crochetée. Elle sourit et l’accrocha finalement près d’un blason dessiné quelques années plus tôt, droit sorti de son imagination. Lorsqu’il l’avait vu pour la première fois, Zack avait pleuré.
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