Chapitre 2
Ava entamait le dixième kilomètre de son footing lorsqu’elle rejoint le canal, bordé de grands arbres aux feuilles rougies par l’automne. C’était sa partie préférée du circuit. Ici, l’eau verte contrastait avec la grisaille de la ville et son calme nuançait le brouhaha ambiant, conférant à la jeune femme une douce sensation d’évasion. Il était encore tôt et le peu de passant qu’elle avait croisé jusqu’à présent étaient des sportifs téméraires ou des familles en quête de viennoiseries chaudes. D’ailleurs, peut-être s’offrirait-elle une brioche à la cannelle avant de rentrer et se préparer pour le laboratoire de recherche.
Une musique de son groupe préféré passa dans ses écouteurs et Ava se cala sur son rythme pour accélérer sa foulée. Quelques mesures plus tard, elle se surprit même à se laisser aller et chantonner, comme si elle était seule au monde. Mais alors qu’elle attaquait le refrain, quelqu’un tira sur le fil pour libérer son oreille.
— Laisse-moi deviner. Linkin Park ?
La jeune femme fit un écart brutal et faillit perdre l’équilibre. Le cœur battant à tout rompre, elle mit sa playlist en pause et considéra d’un œil mauvais celui qui venait de lui filer une sacrée frousse : David. Vêtu d’un survêtement de marque et de chaussures bien trop techniques pour sa pratique, il pencha la tête et lui adressa un sourire amusé.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Je croyais que les sports de plein air, ce n'était pas ton truc, grommela-t-elle.
— J’avais besoin de te parler, seul à seul.
— Alors quoi, tu m’as suivi ?
— Non. Je sais que tu aimes cet endroit, c’est tout. Contrairement à ce que tu crois, je te connais Ava.
Elle croisa les bras et leva les yeux au ciel.
— Dans ce cas, tu te doutes que je n’ai plus rien à te dire…
— Je sais, écoute-moi seulement.
Comme si j’avais déjà fait autre chose que d’écouter tes monologues récurrents, David.
— Voilà, reprit-il, le fait est que… tu me manques.
Elle en était si surprise qu’elle peina à contenir un rire.
— Vraiment ? fit-elle en papillonnant des cils. Et qu’en pense Marina ?
— Je suis sérieux, poussin. Toi, tes lubies sur l’Histoire, ta passion pour la cuisine mexicaine, tes tâches de rousseur… j’aimerais vous retrouver.
Ava coinça sa langue contre sa joue et dû faire un effort immense pour ne pas lui sauter à la gorge. Elle voulut le planter là, comme il l’avait fait avec elle, mais le jeune homme l’en empêcha et enroula fermement ses doigts autour de son poignet.
— Laisse-moi partir, dit-elle aussi calmement que possible.
— On était bien tous les deux, non ?
— David, ce que tu appelles “mes lubies sur l'Histoire" sont un besoin viscéral de comprendre les racines de l’humanité. Je n’ai jamais aimé la cuisine mexicaine, en revanche, j’adore la cuisine libanaise. Mes tâches de rousseur me complexent et je fais tout pour les camoufler. La fille qui te manque, celle que tu prétends connaître, ce n’est pas moi.
La prise sur son bras se fit plus dure, et Ava se crispa.
— Tu as toujours refusé de te livrer. Si tu n’étais pas aussi accaparée par tes bouquins et Zack…
— Ne me parle pas de Zack, rétorqua-t-elle vivement.
David esquissa un sourire mauvais, conscient qu’il venait de toucher un point sensible.
— Tu sais parfaitement ce qui t’attends si tu continues à gâcher ta vie et ton temps pour cet alcoolique : tu finiras folle, comme lui, à parler d’univers parallèles et de créatures mystiques !
Le cœur d’Ava se gonfla de chagrin et de rancœur. David se trompait, elle s’était déjà livrée à lui, rien qu’en partageant ces quelques confidences. Elle lutta pour contenir ses larmes et ses regrets. Il n’était pas le premier à lui avoir enseigné la douleur de la trahison, mais il était particulièrement doué pour raviver son goût amer.
— Laisse. Moi. Partir.
Il l’attira plus près de lui et enfonçait à présent ses doigts dans ses bras.
— Tu ne comprends pas que je veux seulement le meilleur pour toi ? Que je veux seulement t’aider à…
Ava plaqua ses mains contre son torse et le repoussa vivement, mais perdit l’équilibre sur une feuille mouillée. Elle glissa en arrière et chuta dans les eaux froides du canal, qu’elle découvrit plus profond que ce qu’elle ne l’aurait imaginé. Contre toute attente, un courant puissant l’aspira. Luttant pour retenir sa respiration, elle battit des bras pour rejoindre la surface et y arriva enfin, les poumons en feu. Pour autant, elle ne parvint pas à reprendre son souffle, tant la vue qui s’offrit à elle la sidéra.
David, les arbres de l’allée et la ville avaient disparu. Ils avaient laissé place à une vallée verdoyante, étalée entre deux chaînes de montagnes dont les sommets flirtaient avec le ciel orageux. Comme une perle dans son écrin, les ruines d’une cité trônaient majestueusement au cœur de cette immensité. On aurait dit un tableau onirique, dont les couleurs vives et les pigments percutants étaient absolument renversants. Bouleversée, Ava ne se souvenait pas d’avoir un jour assisté à un tel spectacle. Un flot d’émotions se bouscula en elle, mêlant à la fois terreur, admiration et… nostalgie ?
Sa jambe droite percuta un rocher et elle réalisa qu’elle se trouvait au milieu d’une rivière, ballotée comme si elle n’était qu’une feuille au milieu d’un typhon. Les membres engourdis par le froid, elle s’approcha de la berge et repéra une pierre plate sur laquelle elle parvint à hisser le haut de son corps. Prise d’un sanglot puissant, elle sentit l’air lui manquer et céda à la panique.
— Ma tête a heurté le fond, s’étrangla-t-elle. Ma tête a heurté le fond et je suis en train de me noyer…
— Il n’y a que les poissons qui se noient hors de l’eau, fit une petite voix près d’elle.
Ava baissa les yeux. De curieuses petites créatures l'observaient, farouchement cachées entre branches et galets. Elles devaient faire la taille d’une main et avaient la peau bleutée, presque translucide. Celle qui avait parlé semblait plus téméraire et s’approcha de quelques pas, abandonnant quelques gouttelettes dans son sillage. Sa chevelure fluide glissa sur son épaule minuscule lorsqu’elle pencha la tête, détaillant la jeune femme comme s’il s’agissait d’un mystère.
Je délire… je délire complètement !
— C’est quoi cet endroit ? souffla Ava.
— Teryasen, répondit la créature après un court silence.
Sa voix était douce, et possédait comme une réverbe naturelle. Mais soudain, un râle aigu raisonna dans la vallée. Un râle glaçant, presque douloureux, qui donna à la jeune femme l’impression de serrer une boule d’alluminum entre ses dents.
Les créatures plongèrent et se fondirent dans l’eau, abandonnant Ava à son sort. Dépassée, elle s’agita et regarda tout autour d’elle, cherchant d’où pouvait provenir le bruit. Mais elle le sentit, chaque cellule de son corps lui hurla de déguerpir. Elle s’apprêtait à sortir complètement de la rivière lorsque quelque chose s’enroula autour de sa cheville.
— Qu’est-ce que…
Elle cria, et l’instant d’après, bascula de nouveau sous la surface.
— Ava ? Ava ! l’appela une voix familière.
Ava rouvrit les yeux et roula sur le côté pour cracher une longue gerbe d’eau. Elle se trouvait sur le bord du canal de Taloux, sous les arbres et le regard inquiet de David. Il était trempé, et ses baskets hors de prix couvertes d’algues collantes. Derrière lui, quelques passants s’immobilisèrent, curieux.
— Tout va bien ? demanda une petite femme.
— Oui, répondit-il. Ma copine est un peu maladroite, elle a glissé.
— Seigneur. Souhaitez-vous que j’appelle les…
— J’ai un brevet de premiers secours, tout est sous contrôle.
La femme hocha la tête et passa son chemin.
Est-ce que j’ai perdu connaissance ? Tout cela n’était qu’un rêve ?
Confuse, Ava se redressa sur les coudes et repoussa mollement la main de David posée contre sa joue. Elle se sentait nauséeuse, comme un lendemain de soirée.
— Tout va bien, poussin. Je te ramène chez toi.
— Fiche-moi la paix, souffla-t-elle sèchement.
La situation était déjà suffisamment embarrassante pour qu’elle n’aie envie de faire une scène, mais elle n’était pas loin de déverser un chapelet d’injures sur lui. Dans un regain d’énergie, elle finit de se relever et retira son sweatshirt trempé pour l’essorer.
— Tu crois que je vais abandonner si facilement ? Tu ne pourras pas dire que je ne me suis pas mouillé pour cette relation, Ava. Il s’agirait de grandir !
Cette fois, elle ne parvint plus à se contenir. L’index tendu en avant, elle fit un pas vers lui et parla d’un ton menaçant :
— Tu veux que je me livre plus à toi, David ? Tu veux que je te révèle mes petits secrets ? Très bien ! Zack m’a forcée à suivre des cours de boxe anglaise pendant des années et j’ai même décroché un titre de championne régionale. Fais encore comme si tu ne comprenais pas la définition du mot “non”, et je me ferai un plaisir de te faire une démonstration !
Bien entendu, elle se garda de préciser que c’était il y a presque dix ans et que sa principale concurrente avait déclaré forfait suite à une crise d’appendicite. David l’observa avec des yeux ronds, comme si elle venait de parler dans une langue étrangère, et leva les mains en guise de capitulation. Ava le regarda s’éloigner en râlant, le cœur tambourinant jusque dans ses tempes et le ventre remué par la nausée. Une fois qu’il fut assez loin, elle s’appuya sur le tronc d’un arbre et rendit le contenu de son estomac.
*
— C’est toi ? appela une voix grave depuis le salon.
— Non, c’est Laure Manaudou… grommela Ava à voix basse.
D’une humeur massacrante, elle retira ses chaussures de course et les balança en direction du placard. Elles atterrirent dans la flaque près du chauffe-eau, dont la fuite ne semblait pas s’être arrangée.
Foutu pour foutu…
Intrigué, Zack abandonna son fauteuil pour venir à sa rencontre et découvrit la jeune femme assise sur les premières marches de l’escalier les genoux repliés contre sa poitrine et le visage enfoui entre ses bras. Elle était en short et brassière, les cheveux mouillés et collés à sa peau dorée. Une secousse traversa son corps et elle renifla : elle était en train de pleurer.
Comme à chaque fois qu’il s’était retrouvé face à cette situation, l’homme paniqua. Et comme à chaque fois qu’il paniquait, il se frotta l’arrière de la tête et tira sur ses cheveux grisonnants.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive, lutin ?
Ava secoua la tête et renifla plus fort. À présent, elle grelottait. Zack attrapa sa polaire usée, suspendue au porte manteau, et la passa autour de ses épaules d’un geste un peu bourru. Enfin, dans un grognement, il vint s’asseoir à ses côtés.
— Je croyais que tu ne voulais pas que je te l’emprunte, dit-elle avant de se blottir dans le vêtement.
L’homme sourit et une fossette vint se creuser au bout de sa moustache cirée. Il se mit à jouer avec sa chevalière argentée, surmontée d'une pierre bleue, et donna une accolade à sa nièce.
— Alors, pourquoi est-ce que tu ressemble à un chien mouillé ?
— Mauvaise chute.
Ava prit soin de ne pas mentionner le reste de l’histoire. Auquel cas, son oncle serait susceptible de traverser la ville pour retrouver David et lui faire boire l’eau du canal à la paille. De plus, l’expression qu’il affichait était déjà suffisamment grave.
— C’est tout ? Tu es si pâle, on dirait que tu as vu une ghoule.
La jeune femme déglutit. Ce n’est pas une ghoule qu’elle avait vu, mais tout de même l’ébauche d’un autre monde. David avait-il raison en disant qu’elle sombrerait à son tour dans la folie ? Elle baissa les yeux sur sa cuisse et constata l'ecchymose douloureuse qui la marquait.
Ce rocher… comment aurais-je pu l’inventer ?
— Ava ? insista Zack.
Ses yeux gris la scrutaient avec tant d’intensité qu’elle le sentit presque capable de lire dans ses pensées.
— Et toi ? balbutia-t-elle, la gorge serrée. Tu as déjà vu quelque chose qui n’existait pas ?
L’homme eut un mouvement de recul.
— Tu me prends encore pour un dégénéré, c’est ça ?
—Non. J’essaye seulement de comprendre, Oncle Zack. Tu parles de personnes, de pays et de villes qui n’existent pas ! La dernière fois, tu as même voulu payer le livreur de pizzas en parlant d’une monnaie qui…
— Nous n’aurons pas cette conversation.
— Alors quoi, je devrais attendre que tu sois ivre ?
Lorsqu’elle vit un éclat de honte à travers le regard de son oncle, Ava regretta immédiatement ses paroles. L’homme se redressa vivement et elle l’imita avant qu’il ne se replie dans le salon.
— Je suis pratiquement certaine d’avoir eu des hallucinations aujourd’hui ! Si toi, ou mes parents, avaient des antécédents psychiatriques, j’ai le droit de savoir !
Zack ouvrit grand les yeux, interdit.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
Surprise par le ton pressant de sa question, Ava fronça les sourcils.
— Alors je dois faire preuve de transparence, mais pas toi ? rétorqua-t-elle.
L’homme empoigna la rampe fragile des escaliers si fort que le bois grinça sous sa prise. Il avait une stature impressionnante, du style ancien combattant, catégorie poids lourd. Devant cet ours mal léché, la jeune femme se sentit de nouveau avoir dix ans.
— Qu’est-ce que tu as vu ? répéta-t-il avec plus de hargne.
— Les ruines d’une cité, dans une vallée…
— Teryasen ? souffla Zack. Tu es retournée à Teryasen ?
Retournée ?
Ava sentit l’air lui manquer et un long frisson parcourut son échine lorsque son oncle avança vers elle.
— Qu’est-ce que tu as vu d’autre ?
— Des petites… nymphes ?
L’homme cracha un juron et serra les poings.
— Tu as parlé avec elles ? Qu’est-ce que tu leur as dit ?! Est-ce que tu as été suivie ?
Elle grimpa les marches à reculons, tremblante.
— Tu me fais peur…
— Réponds-moi !
Ses pensées défilèrent à un rythme débridé et elle se souvint curieusement de sa dernière sortie au cinéma, pour voir Folie à deux. Son esprit scientifique l’avait poussée à se renseigner sur le sujet de la psychose partagée : perte de contact avec la réalité, paranoïa, discours et idées désorganisées… Zack et elle feraient-ils un bon cas d’école ?
Arrivée en haut de l’escalier, son sang ne fit qu’un tour et elle se précipita dans sa chambre. Une fois la porte verrouillée, elle sortit son portable de sa poche et lui fit faire un vol plané lorsqu’elle comprit qu’il était fichu. Ava n’arrivait plus à réfléchir. Elle se sentait éprouvée, dépassée, submergée. Après avoir fait le tour de la pièce une bonne centaine de fois, elle s’assit à son bureau et ouvrit sa messagerie, à la recherche du groupe “Le beau, la prude et la perchée”.
Makeda, ce soir ? A.
Oh, woaw. Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait d’Ava Delcourt ? R.
Sortez vos plus belles paillettes ! M.
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