Chapitre 3
À l’intérieur du Makeda, il faisait chaud et moite. Les basses de la musique vibraient jusque dans les entrailles des danseurs enjoués, déchaînés sous les spots de lumière noire. Alors qu’elle manquait de se fouler la cheville pour la troisième fois de la soirée, Ava regretta ses baskets et maudit ses talons hauts. Initialement prévue pour sa soutenance, la paire était encore neuve et rigide. Elle suivit Rémi dans la foule et ils parvinrent à remonter jusqu’au comptoir où Max les attendait, perchée sur une chaise haute. Elle portait un ensemble disco flashy et un bob en fausse fourrure blanche, impossible à manquer.
— Vous en avez mis du temps ! s’égosilla-t-elle en leur adressant de grands signes.
— Je n’arrive jamais avant 23h30 à une soirée, chérie, fit Rémi avant de planter un baiser sur sa joue.
Les amis échangèrent une accolade et Max attrapa son cocktail, presque vide.
— Alors, qu’est-ce qu’on boit ? Non, attendez… une autre Pina Colada pour moi, Moscow mule pour Rem et … Gingerbeer pour toi, Ava ?
La jeune femme croisa les bras et haussa un sourcil, défiante.
— Plutôt une bière, une vraie.
Max et Rémi échangèrent un regard surpris.
— Tu veux en parler ? dit frontalement le jeune homme.
— Quoi ? feinta l’historienne avec un rire nerveux.
— Un bar dansant, de l’alcool… ce n’est pas vraiment toi.
— Oh, je suis une thésarde coincée alors je n’ai pas le droit de m’amuser ? rétorqua-t-elle.
Le sillon qui barrait le front de Rémi se creusa, comme s’il cherchait à décrypter une énigme. Ava soutint son regard et un duel s’instaura, auquel Max préféra s’esquiver en passant commande au barman.
— Tu es une thésarde coincée, alors tu as surtout l’obligation de t’amuser, capitula Rémi.
La tension s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue et Ava lui en fut reconnaissante.
— Je vois que tu as oublié quelque chose, déclara Max une fois de retour.
Ava baissa les yeux sur sa tenue. Sous sa veste en cuir, elle portait une robe noire sobre, suffisamment longue pour dissimuler son ecchymose. Avant qu’elle ne puisse ouvrir la bouche, son amie sortit une petite trousse de la banane accrochée à sa taille. L’instant d’après, l’historienne se retrouva cheveux lâchés, les pommettes parsemées de paillettes dorées.
— Parfait ! s’exclama Max après avoir contemplé son œuvre. Et maintenant, le dancefloor est à nous !
Le trio trinqua et Ava bu une longue gorgée de sa boisson. Elle espérait que l’alcool délierait miraculeusement les tensions nouées dans sa poitrine et que la musique suffirait à couvrir le murmure de ses ruminations, mais en vain. Un sourire forcé et un entrain simulé, elle suivit ses compagnons au milieu de la foule et se mit à bouger en rythme avec les percussions du morceau.
Deux heures, quatre bières et deux margaritas plus tard, Ava leva enfin les bras et poussa un cri de joie lorsque le DJ se décida à passer un morceau des années 80. La boule dans son estomac était toujours présente, peut-être plus lourde encore, mais semblait s’atténuer pour quelques instants dès qu’elle hurlait quelque chose.
— Vous avez vu ça ? C’est complètement fou ! s’exclama-t-elle en pointant un serveur du doigt.
Sur son plateau, il portait adroitement un assortiment de shooters enflammés.
— Ok, Sunshine. Il est peut-être temps de boire un grand verre d’eau, tu ne crois pas ? dit Rémi en glissant un bras autour de ses épaules.
La jeune femme passa le sien autour de sa taille et le laissa l’entraîner en direction du bar. Au même instant, un danseur enivré fit un pas de côté et percuta le serveur. Sa précieuse marchandise se répandit sur le sol et forma une flaque brûlante. Lorsqu’elle la vit, Ava se figea sur place.
— Qu’est-ce que tu attends ? Un pic en bois et un marshmallow ? railla Rémi.
Elle planta son coude dans ses côtes et lui tira la langue.
— Tu ne l’a pas vue ?
— Quoi ?
— Là, dans les flammes…
Rémi haussa un sourcil, dubitatif, et retira son verre des mains d’Ava. Au milieu des langues bleues et orangées, elle aurait juré voir une silhouette bouger. Soudain, l’angoisse remonta jusque dans sa gorge et la panique glissa dans ses veines. Elle balbutia quelque chose qu’elle même ne comprit pas, se défit du bras de son ami et fila vers les toilettes où elle s’enferma à double tour. Les mains accrochées au lavabo, face au miroir couvert de stickers et de mots écrits au marqueur, elle s’efforça de maîtriser sa respiration.
C’est dans ma tête… c’est dans ma tête…
Elle ouvrit le robinet et fit passer un peu d’eau fraîche sur ses joues. Lorsque son cœur ralentit enfin, elle ferma les yeux et poussa un long soupir. C’était sans compter la chose brûlante qui effleura sa main et la fit bondir en arrière. Le souffle court, Ava contempla une sorte de feu follet déambuler précieusement sur les bords de la porcelaine sale. Il effleura une goutte d’eau et changea soudain d’apparence, retrouvant une peau bleutée et une chevelure liquide.
Merde.
— Tu… tu n’es pas réelle, n’est-ce pas ? s’entendit demander la jeune femme.
La créature parut se vexer. Elle vint se planter au devant du lavabo, bien en face de l’historienne, et jeta une gerbe d’eau à son visage.
Elle parrait bien réelle. Et susceptible.
Ava s’essuya d’un revers de main et se mit à rire, imaginant à quoi pouvait bien ressembler la scène. De la folie : tout cela n’était que pure folie. Elle plongea sa main dans la poche de sa veste, à la recherche de son portable, prête à contacter les urgences. Mais elle se souvint alors du sort qu’avait subit l’appareil et poussa un juron avant reconsidérer son… hallucination.
— Qu’est-ce que tu es, au juste ? La fée Clochette ? s’emporta Ava.
L’inconnue pencha la tête, observant avec curiosité chacun de ses faits et gestes. Contrairement à celle avec qui la jeune femme avait échangé quelques mots le matin même, celle-ci semblait muette. Elle était également plus en courbe, et se montrait nettement moins farouche.
Derrière la porte, on frappa trois grands coups.
— Ava ? Ava, ouvre-moi ! appela Rémi.
— Je vais bien, mentit la jeune femme. Je n’ai pas besoin d’être babysittée, Rem !
— C’est Zack !
La créature s’évapora dans les airs et Ava ouvrit la porte. Rémi lui tendit son téléphone, visiblement inquiet. L’écran affichait dix-huit appels en absence.
— Il a probablement bu…, soupira Ava.
— Max vient de regarder, c’est la même chose de son côté. Il a peut-être eu un problème, tu ne crois pas ?
C’est vrai. Passer un appel, ce n’était pas le genre de Zack. Alors en passer plus d’une vingtaine…
Ava prit le téléphone des mains de son ami et composa le numéro de son oncle. Messagerie. Alors qu’elle s’apprêtait à recommencer, une notification SMS apparut.
Dis à Ava de ne pas rentrer - Z.
— Pourquoi est-ce que tu tires cette tête ?
Les doigts crispés sur l’appareil et les sourcils froncés, Ava déglutit.
— Nous nous sommes disputés ce matin et, visiblement, il m’en veut encore.
Une nouvelle notification apparut.
Je veux qu’elle se tire de Taloux, maintenant ! - Z.
— Vraiment ? grogna la jeune femme. C’est ce qu’il veut ?
Rémi lu les messages à son tour et fronça les sourcils.
— Quelque chose ne tourne pas rond…
Elle le saisit par les épaules, les yeux embués de larmes et la gorge nouée.
— Tu sais quoi ? Après tout, pourquoi pas ? J’en ai marre, Rémi ! J’en ai plus que marre de prendre sur moi !
Elle le bouscula pour passer et il s’empressa de lui emboîter le pas.
— Ava, attends ! Où est-ce que tu vas ?
— Récupérer mes affaires. À part cette fichue thèse, qu’est-ce qui me retient ici, hein ? Je veux partir le plus loin possible de Taloux, de Zack, et de toute cette…
Rémi tira d’un coup sec sur son bras pour l’arrêter, en plein milieu du bar.
— Et Max ? Et moi ?
Il paraissait sincèrement blessé. Ava était consciente que ses mots dépassaient sa pensée. Pour autant, elle était incapable de les arrêter.
— Je t’en prie, tout ne tourne pas toujours autour de toi, Rémi, siffla-t-elle avant de lui tourner le dos.
Il la lâcha et elle traversa le reste de la salle, furieuse.
Dehors, sur le trottoir, le froid s'engouffra sous ses vêtements et mordit sa peau. Une part d’elle avait envie de rebrousser chemin et retirer tout ce qu’elle venait de dire, mais l’autre était bien déterminée à en découdre. La colère qui pesait sur son cœur était désormais trop lourde pour qu’elle ne parvienne à la retenir. Elle étouffa un sanglot, resserra les pans de sa veste et fit claquer ses talons sur le béton, les yeux rivés au sol.
— Non mais vous avez vu cette dinguerie ? s’exclama une adolescente au coin de la rue.
— T’as filmé, j’espère ! poursuivit son camarade.
— Taloux va passer aux infos, c’est sûr !
En passant près d’eux, Ava leva les yeux. Dans la rue perpendiculaire, à l’entrée du parc où elle avait couru le matin même, des lueurs rouges et bleues se mêlaient à celles des réverbères.
— T’as entendu ? Ils en ont retrouvé trois ! Trois cadavres, mec !
L’historienne sentit à nouveau quelque chose parcourir son échine, mais cette fois, ce n’était pas le froid. Interdite, elle s’arrêta un instant, prise d’un mauvais pressentiment. Étaient-ce les effets de l’ivresse ?
Face à elle, les néons d’une enseigne grésillèrent. Telle une grosse luciole perchée sur le panneau, la petite créature l’observait. Lorsqu’elle croisa son regard, Ava se renfrogna.
— Fiche-moi la paix, Clochette.
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